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I
il
6000Q54eiX
ÉTUDES
SUR LE8
ÉVANGILES
APOCRYPHES
CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS
QUVRAGES
DB
MICHEL NICOLAS
Format in-8<».
Des doetrines religleases deb Juifs, pendant les'deux
siècles antérieurs à l'ère chrétienne, i vol 7 50
Essais de philosophie et d'histoire religieuse. 1 vol. 7 SO
Études critiques sur la Bible. Ancien Testament, i vol. 7 50
Études critiques sur la Bible. Nouveau Testament, i vol. 7 50
IMPniHERIE L. TOINON ET C«, A S Allf T- 6 ERM A IN.
ÉTUDES
SUR LES
ÉVANGILES
APOCRYPHES
p A n
MICHEL NICOLAS
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, UBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIKNNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, IS
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
. 1866
Tout droits réterré»
IIO. 6. //V.
PRÉFACE
Le christianisme se divisa, dès ses premiers mo-
ments, en un grand nombre de sectes. On ne sau-
rait s'en étonner, si l'on considère, d'un côté, les
circonstances au milieu desquelles il apparut, et,
de l'autre, les hau|^^r9ifficiles questions qu'il
soulevait. 7 ' -
11 en fut de l'efeèlgriemèD^ ^e Jésus à peu près
"^h
^^-^-
comme il en avait ëté^.qùatî'e siècles auparavant,
de celui de Socrate. Les nombreux disciples qui se
pressaient autour du philosophe grec, différents
d'âge, de caractère, de culture, d'opinions, ne
comprirent pas tous sa doctrine de la même ma-
▼1 PRÉFACE
nière. Les uns n'en saisirent que ce qui répondait
à leurs aptitudes et à la tendance d'esprit particu-
lière à chacun d'eux, les autres que ce qui pouvait
servir à fortifier, perfectionner ou réformer, en une
certaine mesure, leurs propres systèmes*. Le chris-
tianisme se répandit au milieu d'éléments encore
plus hétérogènes; il se produisit à une époque de
fermentation religieuse, ^telle que le monde n'en a
jamais connue de plus générale et de plus puis-
sante.
Les vieux cultes se mouraient ; la philosophie
épuisée avait fait place à une stérile érudition ; la
liberté avait disparu ; les mœurs avaient baissé avec
les caractères ; la décadence était générale. Était-
ce la fin? Beaucoup le croyaient ^, et tandis que,
4 . Ritler, Histoire de la philosophie ancienne, t. I, p. 67-71 .
2. Virgile^ dans ses Géorgiqiies, i, 468, fait allusion à cette
crainte généralement répandue de son temps :
Impiaqae aèternàin timuerant ssecula noctera.
Lueain est plus positif :
Hos, Caesar, populos, si nunc non asserit ignis,
Uret cum terris, uret corn gnrgite ponti.
Communis mundo superest rogus.
PAar«o/., VIII. 8i2-814.
Et Ovide dit également :
Esse quoque in fatis reminiscitur affore tempus
PHËFAGE tu
dsfns ce sentiment, les uns tournaient vers le ciel
des regards qui ne rencontraient plus sur la terre
que des sujets d'affliction, d'autres, fatigués du
vide au milieu duquel ils traînaient une existence
décolorée, se créaient un monde fantastique qui
leur offrait du moins l'image de la vie, et cher*
chaient dans les rêves de la théosophie un aliment
aux besoins de leur cœur et de leur esprit. Quant à
la foule, toujours superstitieuse au sein môme dé
rincrédulité, elle demandait à des dieux nouveaux
pour elle, aux sombres divinités de la Chaldée, de
la Phrygie, de TÉgypte, des émotions religieuses
et des consolations qu'elle ne trouvait plus aux pieds
des autels de la religion nationale *.
Ce mouvement religieux, ce n'est pas le chris-
tianisme qui le provoqua ; il ne le précéda môme
pas. Il suffit, pour s'en convaincre, de remarquer
que, dès ses premiers pas, il se trouva en présence
de théosophes qui enseignaient, comme lui, une
Quo mare, quo tellus^ correptaque regia cœll
Ardeat, et mundo moles operosa laboret.
Metamorph., i, 2B6-858.
4. Benj. Constant, la Religion, i, \, p. 50 et suiv. (dans la
deuxième édition, p. 44 et suiv.). Du Polythéisme romain, t. II,
p. 404-428.
VIII PRÉFACE
doctrine de la délivrance, et dont la plupart le sa-
luèrent et l'accueillirent comme une conception
religieuse analogue à celles qu'ils prêchaient eux-
mêmes. Dans la Samarie, ce fut le goët Simon ^
disciple peut-être des Esséniens des montagnes
d'Éphraïm; à Antioche, ce furent des disciples de
Jean-Baptiste qui ne connaissaient encore que la
régénération par Teau du baptême ^; à Éphèse, à
Colosse, à Philippe, ce fut une secte juive qui ré-
pandait des théories spéculatives sur les émanations
divines, et sur les rapports de Dieu et des hommes
par des puissances intermédiaires, et qui, après avoir
entendu les apôtres, donna au Christ une place
dans son système ^; à Alexandrie, ce furent des
disciples de Philon qui n'eurent que quelques mots
à ajouter à leur doctrine ou à y changer pour de-
1 . ActeSf VIII, 9 et suiv.
2. Actes, XVIII, 24 et 25; xix, 4-7. Pour les disciples de Jean-
Baptiste, la rëgënératiou s'opérait par Teau, opinion qui resta
celle de plusieurs sectes judéo-chrétiennes (voyez plus loin les
articles relatifs à TËvangile des Clémentines et à l'Évangile des
Elkésaïtcs); pour les disciples de Jésus, c'était par l'eau et l'es-
prit. Jean, m, 5.
3. Colossiens^ ii, 4 et suiv.; PhilippienSy m, 2 et suiv.; Tite,
ï, 40-46.
PRÉFACE m
venir chrétiens, et qui semblent avoir donné à la
religion nouvelle quelques-uns de ses plus illus-
tres propagateurs * ; ailleurs, au milieu des païens,
ce furent des âmes qu'avait touchées le mysticisme
de quelque Apollonius de Tyane ^.
Cet état de choses avait pour le christianisme des
avantages et des dangers. Si, d'un côté, il trou-
vait des cœurs ouverts au sentiment religieux et
disposés à Taccueillir comme l'expression saisis-
sante de leurs propres aspirations vers le divin,
d'un autre côté, il était exposé à être mal compris
par des esprits prévenus en faveur d'un système,
à être interprété dans le sens de leurs spéculations
par des hommes connus déjà comme chefs d'école,
en un mot, à être absorbé, à différents degrés, par
les diverses théosophies de cette époque. En raison
de sa supériorité, il s'imposait à toutes. Mais y en
1 . Il faut citer entre autres l'auteur, de l'Épître aux Hébreux,
dont le langage, la méthode et la forme même de la pensée tra-
hissent un esprit familier avec les écrits de Philon. Keerl, Die
Apokryphenfrage, p. 321 et suiv.
2. Apollonius de Tyane fut à peine de quelques années posté-
rieur à Jésus-Christ. Bien d'autres mystiques d'une tournure
d'esprit analogue vécurent à la même époque.
X PRÉFACE
aurait-il une seule qui n'eût pas la prétention de le
rendre semblable à elle -même ?
♦ Il arriva, en ettet, que, comme le rayon de lu-
mière auquel les différents milieux qu'il traverse
font subir des inflexions différentes, la religion
nouvelle fut diversement modifiée selon les diverses
préoccupations religieuses de ceux qui l'accep-
#
tèrent.
Ces modifications diverses, quelque étranges
qu'elles puissent nous paraître, étaient d'autant plus
faciles que le christianisme primitif ne consistait
qu'en quelques principes généraux, levain qui de-
vait faire lever la pâte *• Se détacher du monde
qui passe, s'appliquer uniquement à la recherche
des biens spirituels, sacrifier ses passions et ses in-
térêts à l'acquisition de la vie future qui allait com-
^ mencer, attester, en recevant le baptême, qu'on
acceptait ce changement de conduite^ ou, comme
s'exprimaient les Juifs, qu'on devenait un nouvel
homme, et, en prenant part à des repas fraternels,
i . Matth., xm, 33 ; Lue, xiii, 21 .
PRÉFACE XI
qu'on persistait dans cette généreuse résolution, tel
avait été l'enseignement du Christ. Il était suscepti-
ble de bien des sens divers : on pouvait le prendre à
un point de vue purement moral , ou bien y voir *
un ascétisme plus ou moins prononcé, ou encore le
fondre dans un système mystique. .
D'un autre côté, il soulevait une foule de ques-
tions auxquelles on pouvait donner bien des solu-
tions différentes. Le christianisme était la religion
définitive, aucun de ses adhérents ne le mettait en
doute. Mais dans quels rapports était-il avec les
religions antérieures? Était-il un développement
du mosaïsme? ou se substituait-il à lui? ou encore
en était-il une négation ? Était-il une condamnation
pure et simple de la religion des Grecs et des Ro-
mains, de celles des divers peuples de l'OrieiMi?
Repoussait-il toute la culture païenne, en parti-
culier la philosophie? Zoroastre* en avait cepen-
dant, à ce qu'on assurait, prédit l'avènement^ et
Socrate et Platon en avaient pressenti quelques-
uns des points les plus importants. Ne serait-il pas,
en définitive, une sorte de conciliatioPi dâ toip^sf tes
xii PRÉFACE
bons éléments qui s'étaient produits confusément et
par fragments dans le passé?
Quelle place, quel rang fallait-il assigner à son
fondateur? Jésus avait parlé plus d'une fois de
lui-même, mais toujours en un langage figuré.
Quel sens fallait-il donner à ces expressions méta-
phoriques? Était-ce un prophète? ou quelque être
surhumain, émané directement du principe divin ?
Chacun répondait à ces questions, du point de
vue des opinions religieuses familières à son esprit,
et dans lesquelles il avait été nourri. Le juif pales-
tinien, qui embrassait la foi nouvelle, devait né-
cessairement, sous l'influence des espérances mes-
sianiques propres à son peuple et à son pays, voir
dans Jésus le dernier et le plus grand des prophètes,
et dans le christianisme le parfait épanouissement
du mosaïsme. C'est sous un autre jour qu'apparais-
sait la religion chrétienne au juif helléniste qui se
faisait chrétien. Il était naturellement porté à y
voir le dernier, mot de la théosôphie philonienne.
Jésus était à ses yeux la manifestation de ce Logos,
dont Philon avait fait l'agent de Dieu auprès des
PRÉFACE xiii
hommes, et l'Ancienne Alliance une préparation de
la Nouvelle, comme dans le système du théosophe
alexandrin, la connaissance rationnelle Tétait de la
connaissance divine et les vertus ordinaires des
vertus supérieures. Quant à ceux qui avaient adopté
les anciennes théories de l'émanation et des êtres
intermédiaires^ ils ne purent faire autrement , en
devenant chrétiens, que de considérer Jésus comme
une émanation d'un ordre plus ou moins élevé, et
la religion qu'il avait fondée, comme la révélation
du vrai principe du salut, et par conséquent comme
une abrogation des religions imparfaites qui l'a-
vaient précédée.
Telles étaient, dans leurs traits lés plus généraux,
les conceptions différentes qu'on pouvait se faire,
dans ce moment, de l'enseignement chrétien. Dans
les détails chacune d'elles était susceptible de mo-
difications presque à l'infini. De là cette foule de
systèmes divers entre lesquels se partagea le chris-
tianisme primitif, et par suite cette multiplicité
d'Églises qui, quoique opposées de sentiments,
s'accordaient toutes à se dire chrétiennes.
iiv PRÉFACE
Chacune d'elles prétendait posséder le véritable
enseignement de Jésus-Christ, à l'exclusion de
toutes les autres, et en produisait comme preuve un
Évangile dans lequel cet enseignement avait été
arrangé, avec plus ou moins de liberté, d'après les
croyances qu'elle professait elle-même. Il y eut
ainsi, presque dès l'apparition de la religion chré-
tienne, autant d'évangiles que de sectes.
Il semble que ces écrits auraient dû inspirer une
juste défiance, en dehors des sectes qui en faisaient
usage. Il en fut cependant tout autrement, du moins
pendant la première moitié du second siècle. On est
bien obligé de croire qu'on les acceptait assez
indifféremment comme des documents dignes de
foi, quand on les voit cités par des écrivains chré-
tiens, auxquels l'Église catholique s'en réfère comme
à des autorités très-compétentes dans les choses
religieuses; surtout quand on remarque que ce ne
sont pas les passages les moins opposés à l'esprit de
l'enseignement de Jésus-Christ qui sont ainsi invo-
qués sans le moindre scrupule.
PRÉFACE XV
J'en citerai quelques exemples.
On trouve dans une épître attribuée à Clément
de Rome, une citation d'un Évangile * qu'on sait
être celui' selon les Égyptiens, et ce passage,
comme d'ailleurs les deux autres qui nous restent
de cet écrit, est en opposition radicale avec l'esprit
du christianisme et n'a pu être inspiré que par la
théosophie philonienne ^.
Un autre Père apostolique^ saint Ignace, cite
également, sans faire la moindre réserve, des paroles
de Jésus qui ne sont rapportées que dans l'Évangile
selon les Hébreux *. On a voulu écarter les consé-
quences qu'on est en droit de tirer d'une citation
d'un Évangile apocryphe par un Père de l'Église,
en soutenant qu'Ignace avait connu ces paroles de
Jésus par la tradition orale. A la rigueur, ce ne
serait pas impossible; mais où en est la preuve?
Enfin on sait que c'est dans ce môme Évangile
selon les Hébreux que Justin Martyr a pris plu-
1 . Clément Romain, 2 Epist, ad Corinth., cap. 12.
2. Voyez la discussion de ces passages dans l'arlicle relatif à
rÉvangile selon les Égyptiens, p. 112 et suiv.
3. Ignace, EpUt. ad Smymioi, çap. 3.
XVI PRÉFACE
sieurs détails de l'histoire évangélique tout diffé-
rents de ceux que donnent les Évangiles canoniques.
Il ne servirait de rien de renvoyer enxîore ici à la
tradition orale; car ce Père de TÉglise, il 'nous
l'apprend lui-même, se servait d'un document écrit
qu'il désigne sous le nom de Mémoires des apôtres.
Mais il y a plus. Ce n'est pas seulement entre
les mains-de simples particuliers qu'on trouve plu-
sieurs de ces anciens Évangiles , on en voit encore
quelques-uns répandus dans des Églises qui s'en
servaient comme d'Écriture sainte et qui n'enten-
daient pas pour cela se ranger du côté des sectaires
auxquels ces écrits appartenaient en propre.
A la fin du second siècle, TÉglise de Rhosse en
Gilicie faisait usage d'un Évangile de saint Pierre.
Cet Évangile avait été écrit ou arrangé par des Do-
cètes dans le sens de leur opinion. L'Église de
Rhosse n'était cependant ni hérétique ni schismati-
que; elle faisait partiede ce qu'on peut appeler Tan-
cienne Église catholique. Ce fait est déjà significatif;
mais voici qui l'est bien davantage.
Sérapion, nommé évêque d'Antioche en 190, ne
PRÉFACE XVII
crut pas devoir interdire l'usage de cet Évangile
dans l'Église de Rhosse qui était de son res-
sort. Ce ne fut que plus tard; quand, par suite de
circonstances qui nous sont inconnues, il en eut
reconnu le caractère docétique, qu'il le proscrivit,
en accompagnant cette défense d'une réfutation de
rhérésie qui y était enseignée*. Voilà donc un
évêque qui autorise dans une de ses églises un Évan-
gile dont il ignore, il est vrai, les tendances héré-
tiques, mais qu'il sait bien n'être pas un des quatre
dont l'Église catholique à laquelle il appartenait se
servait de préférence et devait bientôt se servir
exclusivement. Que conclure de là, sinon qu'on
n'avait pas alors pour un certain nombre de ces
Évangiles une répugnance invincible ?
Bien longtemps encore après, quelques-uns
étaient répandus dans des communautés chrétiennes
qui n'avaient pas la moindre intention de faire cause
commune avec des sectes flétries à cette époque du
nom d'hérétiques. Théodoret nous apprend qu'il
4. Eusèbe, Hist. eccles., lib. VI, cap. -12; Théodoret, Fabul.
hœret.^ lib. II, cap. 2.
xnn PRÉFACE
troura dan» son Église plus de dou2e cents exem-
plaires de l'Évangile de Tatien. Il les supprima
aussitôt et les remplaça par les Évangiles canoni-
ques *. Mais on s'en servait dans cette Église proba-
blement depuis deux siècles, quand on s'aperçut
pour la première fois du danger qu'ils faisaient
courir à la foi des fidèles.
Les choses commencèrent à changer de face,
quand, vers le milieu du second siècle, quelques-
unes des Églises, qui avaient conservé la foi pra-
tique des premiers temps du christianisme, sentirent
la nécessité de s'unir pour résister avec plus d'effi-
cace à l'envahissement croissant des sectes théoso-
phiques. Cet essai d'union, humble à son origine,
finit par prendre des développements considérables.
Les rapports, établis d'abord seulement entre quel-
ques Églises, s'étendirent peu à* peu à d'autres et
devinrent le principe d'une sorte de confédération
entre toutes celles qui partageaient à peu près les
mêmes sentiments ou du moins qui avaient en
commun une répulsion peut-être plus instinctive
1. Théodoret, FahuL hœrei., lib. I, cap. 20.
PRÉFACE XIX
que raisonnée contre les spéculations de jour en jour
plus aventurées de la gnose. Cette association qui
se donna elle-même le nom d'Église universelle,
^EyxkfiGioL Tutho'kf.xM S partait de cette opinion qu'elle
seule possédait véritablement la foi chrétienne et
qu'en dehors d'elle, il n'y avait qu'erreur et perdi-
tion *. 11 suivit nécessairement de là que les Évan-
giles conformes au sentiment de l'Église catholique,
ou les plus répandus parmi les communautés chré-
tiennes qui en faisaient partie, furent, par un ac-
cord tacite, tenus pour les seuls bons, les seuls lé-
gitimes, ou, comme on s'exprima plus tard, pour les
seuls canoniques, c'est-à-dire les seuls propres à
régler la foi, et que tous les autres, en usage parmi
les hérétiques, furent regardés les uns comme im-
parfaits, les autres comme pleins d'erreur, et dans
1. Gieseler, Hist. des dogmes, p. 202.
2. Selon Irënëe, cette Église est le vase dans lequel les apô-
tres ont déposé la vérité, et la porte d'entrée de la vie. Adv.
hœres., lib. UI, cap. 4. — Tertullien la compare à Farche de
Noé, par cette raison que de même qu'à l'époque du déluge il
n'y avait eu de salut que dans celte arche, ainsi il n'y en avait
plus désormais que dans l'Église. De Baptùmo^ § 8. Cette
comparaison devint en quelque sorte classique parmi les écri-
vains ecclésiastiques des siècles suivants.
! XX PRÉFACE
I un cas aussi bien que dans Tautre, comme inca-
pables de servir de règle dans les choses de la foi.
I Ces Évangiles, non autorisés par l'Église catho-
lique, reçurent plus tard le nom d'apocryphes,
terme que l'usage a consacré, mais qui, pris dans
son sens étymologique, ne rend pas du tout l'idée
qu'on y a attachée *. Cette distinction finit par
prévaloir : mais elle resta longtemps vague et flot-
tante. On en a pour preuve l'usage qu'on faisait, à
la fin du second siècle, de l'Évangile de saint
Pierre dans l'Église de Rhosse en Cilicie, et au
cinquième siècle, de celui des Encratites dans
l'Église de Gyr dans la Syrie.
Il y a encore d'autres Évangiles apocryphes. Ce
sont des recueils de légendes nées d'une piété peu
éclairée et pleine de superstitions. Ces Évangiles
apocryphes se distinguent des précédents sous deux
rapports.
4 . Apocryphe, àiroxpucpoç, signifie caché. Les Évangiles apocry-
phes n'étaient ni plus cachés ni moins connus que les canoni-
ques. Ce n*est donc pas dans le sens étymologique qu'il faut
prendre ce mot, et ce n'est pas probablement à Tétymologie
qu'eurent égard ceux qui l'appliquèrent pour la première fois à
tous les Évangiles autres que nos quatre canoniques.
PRÉFACE xxi
1° Ils n'ont pas de caractère dogmatique; par
conséquent, ils n'ont pas été écrits dans un intérêt
de parti; ils ne visent qu'à l'édification /Les autres,
au contraire, ont été tous composés ou interpolés'
sous l'inspiration d'idées dogmatiques bien arrêtées.
2" Ceux-ci étaient pour les sectes qui s'en ser-
vaient exactement ce que nos quatre Évangiles
canoniques furent pour Tancienne Église catholique
et sont restés pour toutes les Églises actuelles, je
veux dire une Écriture sainte, et par suite une
règle de foi. Ceux-là avaient de moins hautes pré-
tentions; ils se bornaient à être les échos des
croyances, je devrais dire des superstitions de la
masse des chrétiens et n'appartenaient en propre à
aucune secte.
Si l'on tient compte de ces différences, on com-
prendra que l'ancienne Église catholique n'ait pu
voir du même œil les uns et les autres. Les Évan-
giles apocryphes dogmatiques, c'est-à-dire ceux
qui étaient en usage parmi des sectes rivales,
étaient pour elle une menace continuelle et met-
taient son existence en danger. S'ils avaient prévalu ,.
xxii PRËFAGS
c'en était fait de nos Évangiles canoniques, et du
même coup, l'Église catholique disparaissait ou
n'était plus^ qu'une des mille écoles plus ou moins
considérables, entre lesquelles se partageait le
christianisme. Rien de semblable n'était à craindre
des Évangiles apocryphes légendaires. Loin d'as-
pirer à remplacer les Évangiles canoniques, ils s'y
rattachaient et en étaient une sorte de complément,
soit en développant certains faits qui n'y étaient
qu'indiqués, soit en en racontant d'autres qui n'y
' étaient pas contenus. Quant à l'Église catholique,
ils la servaient et ne la menaçaient point. Ils en-
traient en effet dans le courant de ses sentiments et
de ses croyances et enregistraient toutes les nou-
velles superstitions qui y naissaient.
Aussi, tandis que l'Église semble avoir détruit
systématiquement les Évangiles apocryphes dog-
matiques, livres qui d'ailleurs devaient disparaître
par la force même des choses avec les sectes aux-
quelles ils appartenaient, elle n'a jamais manifesté
la moindre intention de supprimer les Évangiles
apocryphes légendaires. Elle les a mis, il est vrai.
PREFACE xxiu
au nombre des écrits apocryphes , mais ils ont été
constamment en faveur. Dans certaines Églises de
rOrient plusieurs faisaient partie des offices reli-
gieux, et dans l'Occident on a plusieurs fois exprimé
le regret de les voir bannis du culte public.
Pourquoi donc furent-ils déclarés apocryphes ?
Tout simplement parce que la plupart sont posté-
rieurs aux Évangiles canoniques; qu'aucun des
plus anciens n'eut dans les trois premiers siècles la
même notoriété que ceux-ci, et qu'il n'en est pas un
seul qui embrasse dans son cadre l'ensemble de la
vie de Jésus-Christ. On ne saurait en donner d'au-
tres raisons, quand on voit l'avidité avec laquelle
furent accueillies de très-bonne heure les légendes
qui y sont recueillies. En réalité, ils sont tous,' sans
exception, infiniment au>dessous, sous tous les rap-
ports, des Évangiles canoniques. Mais il est permis
de douter qu'on en eût le sentiment dans une Église
qui dégénéra si rapidement et oublia si vite le spi-
ritualisme du Maître.
C'est sur ces anciens documents que je viens ap-
peler l'attention du lecteur.
XXIV PBKFAGK
Je crois superflu de faire ressortir l'intérêt et Tu-
tilité qu'en présente l'étude. Un seul mot suffit ici.
Les Évangiles apocryphes dogmatiques nous
apprendront quelles furent, à côté de la conception
chrétienne qui a triomphé dans l'ancienne Église
catholique, et par suite dans toutes les Églises ac-
tuelles, celles qui furent adoptées dans un très-
grand nombre de communautés chrétiennes des
premiers siècles, mais qui, par la marche même
des idées et des événements, ont été écartées comme
incapables de réaliser l'idéaV chrétien. •
Les Évangiles apocryphes légendaires nous en-
seigneront comment s'est formé et développé ce
qu'on serait tenté d'appeler la mythologie du chris-
tianisme, et en même temps ils nous prouveront,
par l'influence immense qu'ils ont exercée, que la
légende joue, dans les choses religieuses, un rôle
bien plus considérable qu'au premier abord on
serait disposé à le croire.
ÉTUDES
SUR LES
ÉVANGILES
APOCRYPHES
INTRODUCTION
Les premiers siècles de l'ère chrétienne virent
naître un grand "nombre d'écrits relatifs à la vie et
à l'enseignement de Jésus-Christ. Quatre seulement'
ont été admis dans le recueil des livres sacrés de la
Nouvelle Alliance, c'est-à-dire dans le recueil des
livres destinés à servir de règle à l'Église chré-
tienne et appelés par cela même canoniqries. Tous
les autres, sans exception, sont désignés sous le
nom d'Évangiles apocryphes *.
4. Muiti conati sunt scribere Evangelia^ sed non omnes re-
cepti... non solum quatuor Evangelia, sed plurima esse con-
1
2 ÉTUDES SUH LE^ ÉVANGILES
Dix OU douze de ces Évangiles apocryphes sont
parvenus jusqu'à nous. Les autres ont péri depuis
longtemps. Quelques-uns cependant, et l'on peut
croire avec quelque vraisemblance que c'étaient les
plus considérables, n'ont pas disparu complète-
ment. Plusieurs anciens écrivains ecclésiastiques
en parlent ; ils citent môme des fragments plus ou
moins étendus de la plupart d'entre eux. Cela suflSit
à la rigueur pour en donner, sinon une idée com-
plète, du moins une idée générale, et pour nous en
faire connaître les tendances.
Ce serait une erreur d'attribuer au hasard la
perte des uns et la conservation des autres.
Ceux qui sont arrivés jusqu'à nous ne contien-
nent rien qui soit en opposition directe avec les
croyances de l'Église. Les légendes qui y sont rap-
portées se retrouvent pour la plupart dans les écrits
de presque tous les docteurs de l'Église, principa-
lement a partir du iv® siècle. Les croyances qui y
sont supposées ne sont pas toujours conformes à
celles du christianisme primitif; mais ou elles
étaient devenues populaires déjà au iv* siècle, ou
scripta, e quibus haec qusô habemus electa sunt et tradita eccle«
siis. Origène, Homil. I in Luc, Pljures fuisse qui Evangelia
scripserunt...perseverentia usquead prœsens tempus monimenta
déclarant; qoae a diversis auctoribus édita dîversarum haereseon
fuere priticlpia. Jérôme, Pripf, in Matth,
IXTRODUCTION 3
elles le devinrent bientôt après. La doctrine d'ail-
leurs y tient peu de place; ce sont les légendes
qui y dominent, et ces légendes ont été pour la
plupart adoptées par l'Église catholique.
Ces Évangiles n'ont jamais inspiré de sérieuses
inquiétudes aux conducteurs des Églises. Dans les
premiers siècles, les légendes qui y sont rappor-
tées eurent pour plusieurs d'entre eux des charmes
infinis; ils les croyaient propres à Fédification des
fidèles ; les prédicateurs en ornaient leurs discours,
peu importe pour le moment qu'ils les emprun-
tassent à des Évangiles déjà écrits ou à la tradition
orale qui les répandait on tous lieux. Au moyen
âge, elles firent les délices de la chrétienté tout
entière; elles furent citées, par les prédicateurs
de cette époque, plus fréquemment encore que
par ceux des temps antérieurs; elles remplirent les
livres d'édification; elles prirent place dans la
Légende dorée. Plusieurs des Évangiles dans les-
quels elles sont racontées, traduits en langues
vulgaires, étaient dans toutes les mains, tan-
dis que les Évangiles canoniques n'étaient connus
que dans le cercle très-restreint des savants et des
théologiens. En plusieurs églises de POrient, on
en lisait à certaines fêtes les passages qui se rap-
portaient soit à Tévénement dont on célébrait la
4 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
commémoration, soit au personnage évangélique
qui était le saint du jour. Quelques-uns même pa-
raissent avoir été composés tout exprès pour ces
solennités. Dans TOccident, des hommes aussi
considérables que Fulbert^ évoque de Chartres, au
XI® siècle, et Vincent de Beauvais au xiii®, ne peu-
vent s'empêcher de manifester des regrets que Tin-
terdiction dont l'Église les avait frappés, ne permît
pas d'en faire la lecture dans le culte public ; mais
ils s'en dédommageaient en en citant de longs
fragments dans leurs^ sermons et dans leurs
écrits.
Ces Évangiles apocryphes en possession de la
faveur publique, tolérés, pour ne pas dire favo-
risés, par les conducteurs des Églises, depuis
le rv® siècle jusqu'au moment où, à la renaissance
des lettres, ils tombèrent dans l'oubli, furent multi-
pliés par de nombreuses copies. C'est à cette cir-
constance qu'ils ont dû de parvenir jusqu'à nous.
Ceux qui ont péri se trouvèrent dans d'autres
conditions. Ils appartenaient tous à des Églises dis-
sidentes ou à des sectes repoussées et condamnées
par l'Église catholique comme infestées d'hérésie.
Les uns étaient en usage parmi les chrétiens judaï-
sants et les autres parmi ceux des gnostiques qui
étaient à un degré quelconque anti-judaïsants. Au-
INTRODUCTION 5
cun d'eux n'eut jamais cours en dehors de la secte
qui s'en servait.
Les auteurs des Évangiles apociyphes de la pre-
mière catégorie, je veux parler de ceux qui se sont
conservés jusqu'à nous, avaient bien sans doute, en
les attribuant à des apôtres, le dessein de revendi-
quer pour eux une autorité égale à celle des Évan-
giles canoniques, et c'est bien dans ce sens que la
foule des fidèles les a pris jusqu'à la fin du moyen
âge. Mais l'Église catholique n'a jamais sanctionné
ces prétentions, et si elle les a tolérés tacitement
comme des ouvrages qui pouvaient contribuer à
Tédification, elle ne les a jamais mis sur la môme
ligne que les Évangiles canoniques, et encore moins
elle n'a entendu les substituer à ceux-ci. Les
Évangiles apocryphes des judaïsants, comme ceux
desanti-judaïsants, étaient, au contraire, ou associés
aux Évangiles canoniques ou mis à leur place, de
telle sorte que chacun d'eux constituait pour la
secte qui en faisait usage, une véritable Écri-
ture sainte. Cette circonstance explique comment
l'Église catholique, indépendamment des doctrines
qui les lui rendaient odieux, dut les combattre à
outrance et déployer contre eux une rigueur que
les autres ne lui paraissaient pas mériter,
A-t-elle aidé à leur anéantissement? C'est pos-
6 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
sible *; mais en réalité cela n'était pas nécessaire.
Ils étaient forcément condamnés à partager le sort
des sectes auxquelles ils appartenaient en propre.
Il suffisait qu'ils ne fussent plus reproduits par de
nouvelles copies pour disparaître en peu de temps, et
une fois que les sectes qui en faisaient usage furent
éteintes, personne n'eut plus intérêt à les transcrire.
II
On ne peut méconnaître que la distinction que
les docteurs catholiques établissent en général en-
tre les Évangiles apocryphes qui sont parvenus
jusqu'à nous et la plupart de ceux qui ont péri, ne
soit fondée en un certain sens. Elle ne saurait aller
toutefois jusqu'à amnistier les auteurs des premiers
et à condamner sans appel les auteurs des seconds.
Si la plupart des Évangiles qui ont péri sont, pour
4. Les écrivains catholiques vont plus loin que nous. « Les
évoques orthodoxes, dit l'un d'eux, les saints Pères, les Pape&,
mirent, dès le principe, beaucoup d'ardeur à dévoiler les ma-
chinations de l'erreur et du mensonge et à en détruire les mo^
nuraenls : leur zèle a souvent réussi. Il nous reste, en effet, très-
peu de ces apocryphes systématiques, et de ceux qui ont
survécu, aucun que nous sachions, ne nous est parvenu intégra-
lement. » Dictionnaire d-es apocryphes^ publié par l'abbé Migne,
t. 1, préface, p. xxvi.
INTRODUCTION
me servir des expressions d'EUies Dupin, « des
écrits supposés par les hérétiques, pour autoriser
leurs erreurs S » les autres sont certainement des
écrits supposés par des orthodoxes, pour autoriser
des légendes, et il resterait à décider si on ne
défigure pas autant le christianisme en le sur-
chargeant de légendes qu'en en expliquant les
doctrines dans un autre sens que les orthodoxes. Il
est impossible que de nouvelles légendes n'engen-
drent pas à la fin de nouveaux dogmes, et, en effet,
il ne serait pas difficile de montrer que le culte des
saints, celui de la sainte Vierge et bien d'autres
doctrines-étrangères au christianisme primitif, ont
leurs racines dans les légendes recueillies dans ces
Évangiles, ou du moins y trouvent leur justifi-
cation.
Mais quelles que soient les distinctions qu'on
veuille établir entre ces écrits, il n'en reste pas
moins que, sauf l'Évangile selon les Hébreux, qui,
dans sa forme primitive du moins, ne parait avoir
différé que dans des détails insignifiants de notre
Évangile de Matthieu, et celui de Marcion qui n'est
qu'une révision de celui de Luc, ainsi que ceux
qui ont dérivé soit de l'un soit de l'autre,
4 . Ellies Dupin, Dissertations préliminaires ou Prolégomènes
iur la BibUy t. II, p. S7 de Tédit, in-4o.
8 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
tous les autres sont sans exception des pièces sup-
posées, j'entends qu'ils ne sont pas des personnages
bibliques dont ils portent les noms, et n'ont pas
Torigine qu'ils s'attribuent eux-mêmes. Sous ce
rapport ils ne se distinguent en rien les uns des
autres.
Est-ce à dire que ce soit des écrits de mauvaise
foi ? Qu'ils n'aient été composés que dans le dessein
de tromper le lecteur ? Sans doute, à un point de
vue absolu, les auteurs de ces livres sont des faus-
saires. Ce serait cependant commettre une erreur
énorme que de les juger avec cette rigueur. Il faut
se placer à un autre point de vue, si l'on ne veut se
condamner à n'avoir que des idées entièrement
fausses des origines et du caractère de ces écrits,
des circonstances au milieu desquelles ils se sont
produits, en un mot, de l'histoire de l'époque qui
les a vus naître.
Il est nécessaire ici d'entrer dans quelques dé-
tails et de considérer à part chacune des différentes
catégories de ces Évangiles apocryphes.
Prenons d'abord ceux qui sont parvenus jusqu'à
nous. Ces Évangiles sont tout simplement des re-
cueils de légendes sur Jésus -Christ et sur sa fa-
mille.
Si l'on excepte celles qui ont été empruntées aux
INTRODUCTION 9
Évangiles canoniques, il n'en est probablement pas
une seule qui ait la moindre valeur historique *.
Elles sont le produit d'une piété puérile, peu
éclairée, qui se plaisait à broder des arabesques
sans fin sur le thème de l'histoire évangélique. Et
cependant ces fables ne sont pas, à proprement
parler, des fraudes pieuses. Elles ne sont pas nées
de quelque projet de substituer l'erreur à la vérité,
ni môme de surcharger l'histoire évangélique de
récits mensongers. L'admiration pour Jésus-
Christ n'avait pas de bornes; on ne trouvait rien
d'extraordinaire à ses nombreux miracles ; sa vie
était une série de prodiges; en y en joignant quel-
ques-uns déplus, on rendait seulement au Seigneur
ce qui lui appartenait. SMl n'avait pas opéré les
miracles nouveaux, il aurait bien pu les faire;
de là à les lui attribuer, il n'y avait qu'un pas.
Tertullien nous apprend qu'un prêtre d6 l'Asie
avait composé sur saint Paul un écrit apocryphe,
plein de prodiges dont la plupart étaient bizarres^.
i . Les écrivains catholiques le reconnaissent eux-môcnes. «c II
se peut que ce que ces livres, dit l'un d'eux, nous racontent de
la sainte Vierge et de ses parents, de Jésus et de ses apôtres, ne
soit point très- exacte cela même est probable... Évidemment ils
prêtent aux personnages sacrés des discours qu'ils n'ont jamais
tenus. » Dictionnaire des apocryphes, 1. 1, préf., p. xxvi.
2. C'est probablement les Actes de saint Paul et de sainte
Thècle.
10 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
On le déposa pour ce fait. Mais l'auteur de cet
ouvrage n'avait pas cru commettre un faux, bien
loin de là ; il n'avait agi, dit-il lui-même, que
par amour pour l'apôtre, idfecisse amore Pauli *.
Ce fut aussi par amour pour le Seigneur que les
l^endes dont je parle furent imaginées.
On peut se faire une idée de Torigine de ces
contes et de la faveur avec laquelle ils furent ac-
cueillis par les chrétiens des premiers siècles, par
ceux que nous avons vus se produire parmi nous.
Nous ne vivons certes ni dans un temps ni dans un
pays ouverts à la légende. Combien d'anecdotes
apocryphes ne sont-elles pas nées cependant sur
Napoléon P% depuis cinquante ans? On se les ra-
conte dans les ateliers et dans les fermes ; on n^ ©n
a jamais mi» en doute la vérité. Si quelques-unes
des grandes histoires de l'Empire y arrivaient, on
s'étonnerait fart de ne pas y trouver ces légendes
si populaires sur l'empereur, et on en jugerait les
auteurs mal informés ou peu exacts. Où ont-elles
4. TerittUien^ de Baptûmo» § 47. Malgré cette déclaration,
l'Église continua, comme le foit remarquer M. Strausa, de faire
usage de son livre et institua sans autre fondement une fête en
Fhonneur de la sainte. Telle était en pareille matière l'indulgence
de ce temps. L'antiquité entière, surtout à son déclinj n*a guère
été plus sévère. De là vient que nous avons tant de livres, et de
fort respectables, dont les vrais auteurs *ont emprunté des noms
célèbres. Nouvelle vie de Jésus, 1. 1, p. 444.
IJSTRODUGTION li
pris naissance? Quels en ont été les auteurs? Qui
le sait ? Des événements extraordinaires avaient
frappé les esprits : chacun en parlait à sa ma*
nière; on ne croyait jamais en dire assez, et il
s'est formé ainsi une foule de récits, dont la plu-
part n'ont pas la moindre vraisemblance, sans que
le plus léger doute se soit jamais élevé sur leur
authenticité dans le milieu dans lequel ils cir-
culent, et surtout sans qu'on ait le moindre motif
d'en attribuer l'invention à quelque désir d'alt&rer
la vérité historique et d'en faire accroire à la foule
crédule. Tout cela s'est fait par amour pour le
grand empereur, comme le prêtre d'Asie avait
écrit les Actes apocryphes de saint Paul par amour
pour le grand Apôtre.
Telle est aussi Torigine des légendes sur Jésus-
Christ et sur la sainte Famille qui remplissent ceux
des Évangiles apocryphes qui sont parvenus jusqu'à
nous. On se racontait parmi les chrétiens des pre-
miers siècles les prodiges du Seigneur tels que les
rapportent les Évangiles canoniques ; on les em«
bellissait de traits nouveaux, on les étendait à
d'autres époques de sa vie, on les complétait par
des récits qui offraient avec eux plus ou moim^
d'analogie. On se dit d'abord que dans son enfance
Jésus n'avait pas dû faire moins de miracles que
12 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
dans son âge mûr ; bientôt on se persuada qu'il
les avait réellement opérés, La légende ne se
forme pas autrement ; elle affirme comme réel ce
que dans le principe on avait cru vraisemblable ou
seulement possible. Danç ces développements tout
est le fruit de l'imagination et jamais le produit
d'une erreur volontaire et calculée. Ces légendes
circulaient en tous lieux parmi les chrétiens, quand
les auteurs des Évangiles apocryphes qui les ?:ap-
portent, les recueillirent comme des faits généra-
lement admis, dont ils n'étaient pas plus disposés
que tous leurs contemporains à mettre eu doute la
réalité historique.
Il n'y a pas plus de traces de mauvaise foi et de
dessein préconçu d'altérer l'histoire évangélique
dans ceux des Évangiles apocryphes qu'on peut re-
garder comme des remaniements du premier de nos
Évangiles canoniques. L'Évangile hébreu de Mat-
thieu, répandu parmi les chrétiens de la Syrie, qui
restèrent presque constamment sans communica-
tion avec ceux de leurs coreligionnaires parlant la
langue grecque ou la langue latine, se trouva ex-
posé par cela même à des altérations de plus d'un
genre. Mais ces altérations ne furent ni le résul-
tat d'erreurs volontaires ni le fait de quelque
désir d'accommoder la vie et les enseignements du
INTRODUCTION 13
Seigneur à un système préconçu. J'y verrais bien
plutôt des marques sensibles de la tendance alors
si fortement prononcée d'élever de plus en plus la
personne de Jésus-Christ.
Si en certaines Églises en possession de l'Évan-
gile hébreu de Matthieu, on en retrancha quelques
parties, entre autres les deux premiers chapitres, ce
fut certainement parce qu'il semblait que le Sei-
gneur y était, rabaissé à la taille commune de la
faible humanité. Si dans d'autres de ces Églises, on
y ajouta quelques détails empruntés à la tradition
orale qui prit si vite les plus larges proportions au
milieu d'hommes doués de plus d'imagination que
de sens historique, ce fut pour enrichir la vie du
Seigneur de quelques nouveaux détails extraordi-
naires. Si ailleurs on y intercala quelques philo-
sophèmes d'une profondeur en réalité fort dou-
teuse, mais de grande apparence , ce fut parce
qu'ils parurent dignes du divin fondateur du
christianisme. Toute grande pensée, grande du
moins au jugement des croyants de cette époque,
devait venir de lui; elle ne pouvait pas avoir une
autre origine.
Quand Marcion, ou tout autre gnostique avant
lui, remaniait l'Évangile de Luc et les épîtres de
Paul, il était persuadé qu'il ramenait les textes de
U ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
ces écrits à leur pureté primitive, et qu'il en écar-
tait tout ce que Terreur y avait ajouté. L'apôtre
saint Paul n'avait enseigné que ce qu'il ensei-
gnait lui-même; comment aurait-il pu introduire
dans ses épltres des conceptions opposées à ce sys-
tème? S'il s'y en trouvait, elles n'étaient pas de
loi; une main étrangère, ennemie ou ignorante y
les y avait insérés; il fallait se hâter de les en
faire disparaître. En pratiquant ces altérations,
bien loin de se croire un faussaire, Marcion s'ima-
ginait déjouer une fraude pieuse.
Il n'est pas jusqu'à ceux des Évangiles apocry-
phes qui s'écartent le plus de la simplicité de la
foi chrétienne primitive et qui ont été conçus ou ar-
rangés d'après quelque système théosophique, dont
la composition ne doive s'expliquer autrement que
par des « machinations de l'erreur et des men-
songes*. * Les gnostiques qui en sont les auteurs,
soutenaient des idées absurdes; mais ils les pre-
naient pour la vérité môme; ils se trompaient,
mais ils ne croyaient pas propager des erreurs;
leurs systèmes étaient mauvais, leurs intentions ne
l'étaient pas.
Il est vrai qu'en mettant leurs propres oonoep-
^. Dit!tiùfmaire des ttpotryptm, préf., p. xxvf.
IXTHUDLCTFON 15
tions dans la bouche des apôtres, ils les donnaient
pour ce qu'elles n'étaient pas et leur attribuaient
une origine qu'elles n'avaient pas, mais ils étaient
bien loin de s'en douter. Ils étaient au contraire
convaincus que Philippe et les autres apôtres sous
les noms desquels ils composaient des Évangiles,
avaient tenu, sinon tout à fait le langage qu'ils
. leur prêtaient, du moins un langage entièrement
analogue et dans tous les cas avaient prêché le
christianisme dans le même sens qu'ils l'enten-
daient eux-mêmes. Et ce qui le prouve, c'est qu'il
n'est pas un seul Évangile gnostique anti-judaïsant
qui porte le nom d'un apôtre judaïsant. Ils restaient
dans ce qu'Us s'imaginaient être la vérité historique.
En se plaçant à leur point de vue, on n'est pas plus
autorisé à les traiter de faussaires pour avoir fait
parler un apôtre anti-judaïsant comme ils croyaient
qu'il avait dû le faire, que Tite-Live ou tout autre
historien pour avoir mis dans la bouche des per-
sonnages dont ils racontent la vie, des discours
qu^ils n'ont certainement pas prononcés.
Ajoutez qu'ils vivaient à une époque où ces
fraudes pieuses se commettaient sans le moindre
scrupule dans tous les partis et dans toutes les
sectes. Les deux siècles qui précédèrent l'avéne-
ment du christianisme et les cinq ou six siècles
i6 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
qui les suivirent virent naître de tous les côtés un
nombre presque infini de pièces supposées. Les
Juifs de la Palestine comme ceux d'Alexandrie ,
les chrétiens orthodoxes aussi bien que les judaï-
sants et les gnostiques anti-judaïsants, les philo-
sophes païens, tous donnèrent également dans ce
travers * . C'était la maladie de cette époque 2. On ne
saurait s'en étonner quand on regarde au fond des
choses. Dans un temps où une idée ne pouvait se
faire valoir qu'en s' attribuant une origine divine,
il était bien difficile de résister à la tentation de la
mettre sous le patronage de personnages vénérés
et inspirés du cieL
4. On n'y trouvait alors rien à redire, bien loin de là.
M. Strauss rappelle un fait qui est très-propre à nous donner la
juste mesure de ce qu'on pensait à cette époque de ces fraudes
pieuses. Les nëopythagoriciens du dernier siècle ayant Jésus-
Christ firent paraître plus de soixante ouvrages sous le nom de
Pythagore ou de ses plus anciens disciples, afin de faire passer
sous cette étiquette de nouvelles théories philosophiques, qu'ils
regardaient toutefois comme de légitimes développements de
l'ancienne doctrine pythagoricienne. Le néopythagoricien qui a
écrit la vie de Pythagore n'a garde de les blâmer; il les loue au
contraire d'avoir renoncé à toute ambition de gloire personnelle
et d'avoir attribué au maître leurs propres œuvres. Nouvelle
vie de Jésus, 1. 1, p. 4 44.
2. Tennemann, Geschichte der Philosophie, t. vi, p. 438-480.
INTRODUCTION 17
III
Quoi qu'il en soit des sentiments qui ont présidé
à la composition de ces Évangiles, il n'est pas
un seul de ces écrits qui puisse un instant trom-
per la critique et qui ne porte en lui-même des
marques manifestes qu'il est une pièce supposée.
Leur non-authenticité n'a pas besoin d'être prou-
vée ; elle est évidente. Chacun d'eux trahit suffi-
samment l'époque et le milieu dans lesquels il a
pris naissance. Il suffit pour le voir d'apporter à
cette étude un esprit libre de tout parti pris.
En suivant les indications qu'ils nous donnent
eux-mêmes, on est conduit à les diviser en trois
classes bien distinctes.
Les uns portent l'empreinte manifeste de l'es-
prit judaïsant. Le christianisme n y est présenté que
comme une rénovation ou un perfectionnement
de l'Ancienne Alliance. Les tendances pratiques y
dominent ; et si dans la plupart d'entre eux on ren-
contre un certain nombre de propositions théoso-
phiques, on peut se convaincre qu'elles ne faisaient
2
18 ÉTUDES SIH LES ÉVANGILES
pas partie du texte primitif, et qu'elles y ont été
insérées quand le judéo-christianisme se fut laissé
pénétrer par la^ gnose.
Ces Évangiles n'étaient répandus que dans les
Églises judaïsantes, parmi les Nazaréens, les Ébio-
nites, les disciples de Gérinthe. Ils étaient peu
connus en dehors de ces communautés, dont plu-
sieurs restèrent presque constamment isolées et
sans relation avec les autres Églises chrétiennes.
D'autres ont une tendance anti-judaïsante plus
ou moins prononcée. Le judaïsme est considéré
daiis les moins hostiles comme une forme reli-
gieuse imparfaite^ c'est-à-dire comme un mé-
lange d'erreurs et de vérités , et dans ceux qui
lui sont le plus oppdsés, comme le produit d'tm
esprit de ténèbres»
Ces Évangiles appartenaient à celles deS sectes
gnostiques qui prétendaient s0 rattacher à saiilt
Paul, mais qui tiraient de ses principes des con-
séquences que l'âpôtre des Gentils aurait éhfer-»
giquement désavouées. Ils formaient une partie do
l'Écriture sainte des Marcionites, des Valentiuiens>
des Ophites Séthlens et de bien d'autres sectes
semblables. Les anciens écrivains ëcclésiasti(|aes
les' ont bien mieux connus en général que ceux de
INTRODI^CÎIUX l.j
la catégorie précédente, et cela se Comprend;
ils ftirent presque constamment en lutte avec ces
divers partis gnostiques.
Enfin il en est d'autres qui ne porteût pas de
caractère sectaire. Recueils de légendes qui avaient
cours dans presque toutes les Églises, ils n'ont pas
de tendance dogmatique bien marquée; ils suivent
simplement le flot de la superstition qui monte
toujours plus haut au milieu de la masse des
chrétiens.
Quoiqu'ils ne soient pas tous nés dans le sein du
parti chrétien qui revendiquait le titre d'orthodoxe
et qui forma ce qu'on appelle l'ancienne Église
catholique, les ÉvangÛes de cette dernière classe
y ftirent en général reçus de bonne heure; non sans
doute qu'on les y ait janiais mis sur la même ligne
que les canoniques ; mais on en trouvait les légendes
édifiantes, et ces légendes, où finit par les prendre
pour des faits historiques. A partir du iv® siècle, la
plupart des écrivains ecclésiastiques en parlent
comme d'événements dont la vérité et la réalité ne
sont nullement mis en doute.
Tous les Évangiles apocryphes qui sont parve-
nus jusqu'à nous appartiennent à cette catégorie,
et cette circonstance prouve qu'ils n'excitaient pas
20 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
la moindre défiance, puisqu'on les reproduisait
constamment par de nouvelles copies. Ceux des
deux catégories précédentes ont, au contraire, péri
et ne nous sont connus que par ce que les anciens
ecclésiastiques en disent et par les quelques frag-
ments qu'ils en rapportent.
Je suivrai cette division qui me paraît fondée sur
la nature des choses. J'appellerai les Évangiles
apocryphes de la première catégorie les Évangiles
apocryphes judaïsants; ceux de la seconde les
Évangiles apocryphes anti-judaïsants, et ceux de la
troisième les Évangiles apocryphes orthodoxes. Ces
dénominations me semblent indiquer avec net-
teté les caractères respectifs de ces trois classes
d'écrits.
PREMIÈRE PARTIE
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS
Quand, à la suite du mouvement national qui
éclata dans la Palestine, Jérusalem fut assiégée
par les légions romaines, ceux des Juifs de cette
ville qui avaient embrassé le christianisme et qui
étaient désignés sous le nom de Nazaréens * se
retirèrent à Pella, dans la Décapole *, soit qu'ils
ne voulussent pas prendre parti pour leurs anciens
coreligionnaires qui les persécutaient, soit plutôt
pour se préparer en paix au second avènement du
Christ, dont les troubles qui agitaient leur patrie
leur semblaient le prélude et l'annonce certaine.
Cette communauté s'étendit rapidement; mais
comme ce ne fut guère que parmi les Juifs qui
formaient le gros de la population de cette con-
4. Actes, XXIV, 5. Le nom de Chrétien fut pris, au contraire,
par ceux des partisans de la doctrine nouyeile qui rompirent en-
tièrement avec le judaïsme. Actes, xi, 26.
3. Épiphane, Hœres,^ xxx, § 2f
22 ÉTUDES Sru LES ÉVANGILES
trée, le caractère judaïsant qui la distinguait ne
subit pas la moindre modification. Les nouveaux
fidèles n'entendaient pas plus que ceux qui étaient
venus de Jérusalem, perdre leur titre d'enfants
d'Abraham, en embrassant la foi chrétienne*.
La Syrie se peupla ainsi de Nazaréens,
Repoussés à la fois par les Juifs qui les regar-
daient comme des traîtres et des apostats ^ et par
les chrétiens d'origine païenne qui avaient peine
à reconnaître des frères dans ces hommes qui, tout
en se réclamant du nom du Christ, pratiquaient la
plupart des cérémonies mosaïques % les judéo-chré-
tiens ne laissèrent pas, nialgrô cette fausse posi-»
tion, de se diviser en plusieurs sectes. Chacune eut
son Évangile, mais tous ces Evangiles ont un air
de parenté bien marqué; on dirait qu'ils ne sont
4. Il se fit aùjsei des conversions parmi les Samaritains. Mais
ceux- ci ne tenaient pas moins que les Israélites à Tobservatiou
des prescriptions niosaïques. Winer, Bibl, Realworterb, au mot
Samaritanev,
%. It^ Sflnliëdrin, qui, après I4 ruine de Jérusalem, s'était re-
tiré à Jafné, lança l'excommunicalian contre les Minims (C3^;i^^);
c'est sous ce nom que les chrétiens sont désignés dans le Talmud.
On le traduit par hérétiques. Gieseler, Lehrbuch der Kirohen-
geiichicht0, t. I, p, 444, note a; Buxtorf, Lexion chai, talmud,
col. 4499-4202.
3. Il est probable que de bonne heure les chrétiens leur re-
prochèrent, comme le fit Jérôme au iv^ siècle, de n'être ni juifs
ni chrétiens, en voulant être à la fois l'un et l'autre, c Dum volunt
et Judœi esse et chrisUani, nec Judœi sunt nec christiani. »
Jérôme, Epist, 89, ad Augustin.
ÉVAiNGlLES APOCRYPHES JUDAISANTS Î3
que deis recensions diverses d'un mêma ouvr^gjp,
Eu définitive ilg trahissent tous une origine com»
mune, comme le fait remarquer M. Ublhorn *.
C'est pe que nous montrera Texamen auquel nous
allomsi soumettre les fragments qui nous en restant.
Selon toutes les vraisemblances, chacune des sectes
judaïsantes, en se séparant du tronc commun, em-
porta avec elle l'Évangile en usage parmi les ju^
déo-chrétiens primitifs, et le modifia dans le sens
de ses principes particuliers.
Le plus connu, le plus considérable, comme
aussi le plus ancien des Évangiles apocryphes ju»
daïsants, celui qu'on peut regarder avec quelque
vraisemblance, sinon comme la source première
de presque tous les autres, du moins comme celui
qui en est le plus près, était écrit en syro-chal-
déen ^ et était répandu parmi les chrétiens ju-
daïsants de la Syrie ^ qui s'en servaient comme d'un
4. Uhlborn, Die Homilien und die Recognitionen, p. 436.
2. Qaod Chaldaico quidem Syroque sermone, sed Hebraicis
litteris scriptum est. Jérôme, Adv. Pelagian,, lib. III, c»p. 4.
3. In Evangelio quod juxla HebreBos Nazaraei légère consue-
verunt. Origène, Comm, in Ezech., xxiv, T. In Evangelio juxta
Hebraeos quo utunlur usque hodie Nazareni. Jérônae, Adv, Pela*
24 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
livre sacré. C'est à ces deux circonstances qu'il
doit le nom d'Évangile selon les Hébreux, sous
lequel les Pères de l'Église le désignent *.
Jérôme, qui en vit d'abord un exemplaire dans
la bibliothèque formée à Gésarée par Pamphile le
martyr et qui, plus tard, obtint des Nazaréens de
Bérée la permission de prendre une copie de cet
ouvrage, le traduisit à la fois en grec et en latin '.
Cet Évangile n'était pas cependant resté jus-
qu'alors inconnu en dehors du cercle étroit des
Églises judaïsantes. 11 est cité par quelques écri-
vains ecclésiastiques antérieurs à Jérôme, entre
autres par Clément d'Alexandrie et par Origène,
et, comme tous ne connaissaient pas la langue
dans laquelle il était écrit, il faut supposer qu'il
en avait été fait de bonne heure des traductions
grecques, traductions qui n'avaient pas dû se ré-
pandre au loin ou qui étaient devenues assez rares
pour rester inconnues à Jérôme,
Cet Évangile n'est pas parvenu jusqu'à nous,"
mais il nous en reste d'assez nombreux fragments,
cités par quelques anciens écrivains ecclésiastiques,
gium, lib. III^ cap. 4 . Cet Évangile, dit Eusèbe^ est en grande
faveur auprès des Juifs qui ont reçu la foi. Hist, eccL, lib. III,
cap. 25.
1. 'Eott-jfYftXiov îca6'*Eêpai&uç, Evangelium juxla Hebraecs.
2. Jérôme, Catalog. script* ecclesiast,, § 3, Commentar. in
Esaiam, xi, 3; xl, 14 ; Comm. in Ezech.^ xviii, 7; Adv. Pela-
gianos, lib. III, cap. 4,
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 25
et ces fragments nous permettent, jusqu'à un cer-
tain point, de nous faire une idée de sa tendance
et de son caractère.
Disons, d'abord, qu'à en juger par la manière
dont les anciens écrivains ecclésiastiques le citent,
ils n'avaient pas la moindre prévention contre sa
valeur liistorique ; bien loin de là, ils semblent
tous le tenir pour une bonne source d'information
sur la vie et sur la doctrine de Jésus-Christ. Jérôme
lui-même, qui vivait à une époque où la notion de
canonicité était bien établie, en rapporte des frag-
ments considérables, sans élever aucun doute sur
la vérité des faits qui y sont racontés.
Ignace en a intercalé, dans son Épître aux
Smyrniens *, un fragment relatif à l'apparition de
Jésus à ses apôtres après sa résurrection ; il n'irf-
dique pas l'origine de ce passage, il ne dit pas
même qu'il l'emprunte à quelque ouvrage alors
existant 2 : mais en citant le fait qui y est rapporté
comme certain, il montre qu'il n'avait pas le
moindre doute sur la valeur historique de cet écrit.
Clément d'Alexandrie en parle dans les mômes
termes que des écrits de saint Paul et des livres de
l'Ancien Testament. J'en fais juge le lecteur.
4 . Ignace, Épist. ad. Smymios, cap. 3.
t. On sait que .ce, passage appartient à rËvangile des Hébreux,
par Jérôme qui nous apprend qu'Ignace Ty avait puisé. Cotai,
êcriptor. ecclesiast.f § 16.
?6 ÉTUDES SUR I,ES l5VANGIi.KS
Après avoir rapporté ce mot de Platon dans le
Théetôte: « Le commenoement de la vérité (ou
mieux de la recherche de la vérité) est Tadmira-
tipn » (o'est-à-dire l'étonnepaent qu'éprouve l'esprit
çn présence d'un fait considérable), il ajoute :
¥ lEtt Matthias, en nous disant dans ses traditions :
Admirez ce qui est devant vous, établit que l'ad-
miration ast le premier degré pour s'élever ensuite
^ la connaissance. C'est pourquoi il est écrit pa-^
reillament dans l'Évangile selon les Hébreux:
Gflul qui aura admiré régnera, et celui qui aura
régné s© reposera *. »
Origène, qui rapporte aussi quelques passages
d^ cet Évangile 2, ne paraît pas, il est vrai, le
plaQ0P mv h même ligne que les Évangiles cano^-
niques. On voit cependant qu'il en fait grand cas
^t qu'un grand nombre de chrétiens de .son temps
l'avaient en haute estime ^ Dans une de ses ho^
mélm ^ur saint Jean ^, il se donne JuiTmôme
biaueoup de mal pour trouver un sens acceptable
â[ une parole fort singulière de Jésus ^ rapportée
4. Qlémmi 4'A|âx., Strom,, lit). U, cap. 9, S të.
2. Qrigèae, dit Jérôme, se sert souvent (]e eet
Catal. scriptor, ecelesiast,, § 2.
3. Oa peut le conclure de la manière dont il en parle.
HomiL XV in Jerem.f dans OrigenU opéra, é^. Huet, t. I,
p. 448 et t. II, p. 58.
4. Origenis opéra, t. II, p. 58, elibid,, t. î, p. 448.
5. Fabricius, Codex apocrypkus N. T., pars 4, p. 364-363.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUÛAISANTS t7
dans cet Évangile^ ce qu'il n'aurait certainement
pas fait si ce livre n'avait eu aucune autorité.
Au IV* siècle, on n'était pas encore d'accord Bur
la valeur ecclésiastique qu'il convenait de lui recon«
naître. Eusèbenous apprend qu'il y avait des person-?
nés qui le plaçaient parmi les antilégomènes, c'est-à-^
dire parmi les livres sûr lesquels on n'était pas encore
fixé et qui flottaient entre les livres canoniques
et ceux qui étaient tenus pour hérétiques*.
L'antiquité Me cet écrit ne saurait donc être
mise en doute. Les citations qu'en font Clément
d'Alexandrie et Origène ^ prouvent qu'il existait
au II* siècle, et il faut le faire remonter plus haut,
si, comme l'assure Épiphane ^ et il n'y a pas lieu
de récuser son témoignage, il était adopté comme
Écriture sainte par les disciples de Cérinthe, qui
le tenaient sans doute de leur maître. Si cet Évan»-
gile, dont la langue indique une origine palesti«
nienne, était connu dans l' Asie-Mineure à la fin
du i*f siècle, on peut en toute assurance en placer
le moment de la composition vers Tépoque de la
destruction de Jérusalem, et ce ne serait pas peut-
être une supposition hasardée que d'adnaettre que
4. Ëuêèbe, Hist. ecfiles., lib. III, cap. S5.
i. Je lais^ de c6ië la citation qui en est faite daas l'ëpitra
d'Ignace aux gnaymiens, l'authenticitë de la plupart des ëeritg
qui portent le nom de ce Père apostolique étant fortement con-
testée.
5. Épiphane, Hœres., nxx, g 3.
28 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
les chrétieûs, qui peu de temps avant la ruine de
la cité sainte se retirèrent au delà du Jourdain,
remportèrent avec eux dans leurs nouveaii?: éta-
blissements, et le transmirent à leurs enfants
comme un écrit digne d'être placé à côté des livres
de l'Ancienne Alliance.
Si maintenant l'on considère que, d'après une
tradition très- accréditée dans les premiers siècles
de l'Église, Matthieu écrivit son Évangile en syro-
chaldéen *, et que, sur des inductioîis fondées sur
certains passages de cet Évangile, on est autorisé
à en placer la rédaction à un moment de quelque
peu antérieur à la ruine de Jérusalem, on ne
pourra s'empêcher de soupçonner que notre pre-
mier Évangile et TÉvangile selon les Hébreux ont
été, dans le principe, un seul et même ouvrage.
T^lle . était l'opinion de Jérôme et d'un grand
nombre de chrétiens de son temps ^.
Ce Père de l'Église désigne à plusieurs reprises
l'Évangile selon les Hébreux comme Toriginal
hébreu de notre premier Évangile canonique *.
4. Eusèbe, Hist. eccles.y lib. III,. cap. â5 et 40; Ëpiphane>
Hœres.y xxx, § 3.
2. Ut plerique aututnant juxta Matthseum. Jérôme, Adv.
Pelagian., lib. III, cap. 4 ; quod vocatur a plerisque Matthaei
authenticum, Jérôme, Comm. in Matth,, xii, 43.
3. Matthsdus, qui et Levi ex publicano apostolus primus in
Judaea propter eos qui ex circumcisione crediderunt, Evange-
lium Christi hebraicis litteris verbisque composait, quod qvis
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS fê
On prétend, il est vrai, que, mieux instruit plus
tard, il fut moins afflrmatif . On en donne en preuve
que, dans sa lettre à Hédibie, écrite vers 407, il
n'indique cet ouvrage que par les mots : « l'Évan-
gile écrit en hébreu ; >» et on conclut de là qu'il
n'était plus aussi convaincu qu'autrefois de Tori-
gine apostolique de cet Évangile. C'est là à mon
avis une conclusion erronée qui n'est pas du tout
contenue dans l'expression employée par saint
Jérôme poar désigner cet ouvrage. Quiconque
voudra se donner la peine de lire le passage de la
lettre de ce Père de l'Église, dans lequel il parle
de cet Évangile « écrit en hébreu, » restera con-
vaincu que ce qu on veut lui faire dire ici n'est nul-
lement dans sa pensée.
Saint Jérôme veut tout simplement faire remar-
quer que les deux Évangiles de saint Matthieu, celui
qui est écrit en hébreu et celui qui est en grec, ne
s'accordent pas sur un fait qui se passa à la mort
de Jésus-Christ; celui-ci dit que le voile du temple
se déchira, et celui-là que la pierre du dessus de la
-porte d'entrée était tombée *. Jérôme ne décide pas
postea in grsecum transtulerit non satis certum est. Porro ipsum
Hebraicum babet usque hodie in Gsesariensi bibliotheca quam
Pamphylus Martyr studiosissime confecit. Jérôme, Catalog.
scriptor. ecclesiast., § 3.
4. In Evangelio autem quod hebraicis litteris scriptum est
legimus non vélum templi scissum, sed superliminare templi
inagnae magnitudinis corruisse. Epistola ad Hedib.y § 8.
90 ETUDES AUA LES liVANâlLE:»
si Tuno de ces deux versions doit être préférée à
l'autre ; il les explique toutes les deux. S'il désigne
ici rÊvangile des Nazaréens sous le nom d'Évan-
gile écrit en hébreu^ c'est parce qu'il le met en
préfience de l'Evangile de Matthieu écrit en grec^
où du moins que, de son temps, on avait dans
cette langue. Loin de contenir ce qu'on veut y voir>
dô passage dit donc le contraire ; il nous montm
clairement que pour saint Jérôme l'Évangilô de
Matthieu existait à la fois en hébreu et en grec^
malgré quelques différences de détail qui se trou<-
valent entre eux.
Cette opinion n'est pas particulière à Jérôme.
Êplphane, dont l'horreur pour tout ce qui tient de
près ou de loin à Thérésie est bien connue, est
assez disposé à admettre que les Nazaréens ne sont
pas dans l'erreur en attribuant leur Évangile à
l'apôtre Matthieu. « Nous pouvons affirmer comme
un fait certain, dit-il, que, seul de tous les écri-
vains du Nouveau Testament, Matthieu a exposé
l'histoire et la prédication évangélique en hébreu
et en lettres hébraïques *. » Ailleurs, il est encore
plus explicite : « Les Nazaréens, dit-il, ont l'Évan-
gile complet de Matthieu en hébreu, tel qu'il fut
écrit primitivement. Il est oncore conservé, chez
eux, en caractères hébraïques. Mais j'ignore s'ils
\. Épipliane, //<nvs., \\x, ^ 3.
ÉVAXOILES APOCHVPHKS JIDAISANTS 31
CD ont retraiiclîé les généalogies qui Tonl
d'Abraham jusqu'au Christ *. w
Ces dernières paroles d'Épiphane indiquent évi-
demment qu'il ne parlait de l'Évangile des Naza**
réens que d'après ce qu'on lui en avait rapporté^
et qu'il ne l'avait ni vu ni^ par conséquent, comparé
aVec notre premier Évangile canonique, qui étftit
bien certainement pour lui une traduction exacte
de l'ouvrage hébreu de Matthieu, ('es deux Évan-
giles n'étaient pas, en effet, de tous points iden-
tiques. Il n'est pas possible d'en douter, quand on
voit que des passages du premier, cités par des
anciens écrivains ecclésiastiques, la plupart ne se
retfouvent pas dans le second, et que les autres
diffèrent, soit dans les détails, soit dans l'ensemble
de la rédaction, des passages correspondants de
notre Évangile de Matthieu. La différence entre
les deux ouvrages s'éteudait-elle plus loin? On nô
saurait donner une réponse positive à cette question,
ptdsque nous ne connaissons de l'Évangile àeê
Nazaréens que les passages cités par des anciens
écrivains ecclésiastiques, et que ces passages diffé*-
rent en tout ou en partie du premier de nos Évan-
giles canoniques. Il y a cependant quelque vrai*
aemblance qu'ils ne différaient guère entre eux
que dans ces passages. On ne comprendrait
4. Êpipbane, Hœres,^ xiit, § 9. '
32 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
pas, en eifet, comment Jérôme, qui les avait
tous les deux sous les yeux, aurait pu prendre
Tun pour l'original hébreu et l'autre pour la tra-
duction grecque, si ces écrits n'avaient pas pré-
senté une ressemblance frappante ; et, d'un autre
côté, on s'explique facilement que les écrivains
ecclésiastiques n'aient cité du premier que les pas-
sages dans lesquels il différait du second; ils
n'avaient pas des motifs d'en rapporter ceux dans
lesquels il était identique à ce dernier.
Peut-on conclure de là que, sauf un certain
nombre d'interpolations et de modifications intro-
duites dans le texte primitif, l'Évangile hébreu
des Nazaréens était l'écrit original, mithenficum^
comme dit Jérôme, dont le premier de nos Évan-
giles canoniques est une traduction grecque? En
l'absence de ce document important, il serait témé-
raire d'aller jusque-là ; mais on est du moins auto-
risé, ce me semble, à placer dans une même classe
l'Évangile selon les Hébreux et notre Évangile de
Matthieu, et à les faire descendre l'un et l'autre
d'une origine commune. Je ne saurais dans tous
lés cas me ranger à l'opinion de M. Tischendorf,
qui pense qu on peut soutenir avec une égale vrai-
semblance, soit que les passages dans lesquels
l'Évangile des Nazaréens diffère de notre Évangile
de Matthieu sont des interpolations, soit que les
passages dans lesquels le premier se rapprochait
ÉVANGILES APOCRYPHES JIDAISANTS 33
da second, étaient des empronts faits plus tard à
celui-ci * ; et la raison sur laquelle je m'appuie,
c'est que les passages de FÉvangile selon les Hé-
breux analogues à notre premier Évangile cano-
nique, devaient, si le jugement do Jérôme et de
tous ceux qui pensaient comme lui au sujet de cet
écrit, a quelque sens, former le fond même de cet
Évangile. Ces deux Évangiles, quoi qu'en dise
M. Tischendorf, se ressemblaient plus qu'ils ne
différaient ; autrement, on ne saurait trop le répé-
ter, on ne comprendrait pas comment les chrétiens
du IV* siècle, qui pouvaient les comparer, ont pu les
prendre pour un même ouvrage, quand ils n'avaient
pas le moindre intérêt à retrouver dans un écrit
appartenant à une secte hérétique l'œuvre même
de l'apôtre Matthieu.
Examinons maintenant les principaux fragments
qui nous en restent.
II
Des vingt passages qu'en citent les anciens écri-
vains ecclésiastiques, il en est deux qui s'écartent
4. Hschendorf, de Evangdiorum apomfpkorum origine et
«m» p. 7.
3
34 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
complètement du ton général cle notre premier
Évangile canonique.
L'un est celui dans lequel Jésus nomme le Saint-
Esprit sa mère *. « Dernièrement, dit-il, le Saint-
Esprit, ma mère, me porta et me mena sur la
grande montagne du Thabor » ^. Que signifie cette
expression extraordinaire ? C'est facile à expliquer,
dit Origène ; quand Jésus appelle son frère, sa sœur
et sa mère quiconque fait la volonté de son Père
qui est dans le ciel, il n'y a rien d'étrange qu'il
puisse à plus forte raison appeler le Saint-Esprit sa
mère. Cette explication, il faut bien le reconnaître,
n'a pas grand sens. Celle que propose Jérôme ne
me paraît pas meilleure. Au moment du baptême
4 . Dans un livre des Elkësaïles, le Saint-Esprit était égale-
ment représenté comme un principe féminin, -nr.v ^e ôniXeiav
xaXsioÔai â-yiov irveupta, Hippoliti 7'efutationes omnium hœresium,
lib. IX, § 43, éd. Dunker, p. 462. Épiphane le dit également :
iTvai ^1 xai To à-ytov irveufxa xal auTO ÔïiXeiav. Hœres., XIX, § 4, et
un, § 1 . D'après Théodoret, il en était de même dans la secte
des Ophites, ôriXu ^è rb 7uv£uji.a xaXouai, Hœret. fabul.^ lib. I,
cap. 44. Mais c'était certainement chez les uns et chez les
autres pour d'autres motifs que dans l'Évangile des Hébreux. Les
Eikésaïtes appelaient le Saint-Esprit la sœur du Christ : to à-ytcv
rrveuaa àM^Yiv aùrou. Épiphane, Hœres., Lin, § i.
2. "Apri sXaêe p.é % [xiÎTYip (xoS to à-^iov Trvsuaa, xai àviQVê'yxE pi eîç
TO opo; TO p.6-ya 0*€&)p. Origène, Homil. XV in Jeremiam, Dans
un autre de ses écrits, Origène cite ce passage avec cette addi-
tion après les mots rh à-Ytov irveujxa èv p.iâ twv Tpixâv [loo. In
Jok^n, Dans Origenis opéra, éd. Vence, II, p. 58. Et c'est ainsi
quel e cite Jérôme : Modo tulit me mater mea Spiritus Sanctus
in uno capillorum meorum. Lib. H Comment, in Mich., vu, 6.
ÉVANGILES APUCBVPHES JIDAISANTS 35
(le Jésus, fait observer ce Père, le Saint-Esprit qui
descendit sur lui l'appela son fils, son fils pre-
mier-né. Il était donc tout simple que Jésus, en
parlant du Saint-Esprit qui l'appelle son fils, l'ap-
pelât de son côté sa mère, le terme par lequel le
Saint-Esprit est désigné en hébreu étant féminin *.
On entre bien mieux dans l'esprit de cet Évan-
gile et des chrétiens au milieu desquels il était
répandu, en prenant cette expression dans un sens
figurjé. Les Judéo-chrétiens ne connaissaient pas
la naissance surnaturelle de Jésus-Christ; ils le
tenaient pour le fils de Joseph et de Marie ; mais
ils regardaient sa haute sagesse, sa supériorité sur
tous les autres hommes et même sur les prophètes,
comme le résultat d'une influence divine, et c'est
ce qu'ils exprimaient en disant que le Saint-Esprit,
mot féminin en hébreu, avait été sa mère ^. Cette
locution fut ensuite mise tout naturellement dans
la bouche de Jésus-Christ lui-même dans le pas-
sage dont il est ici question.
Il est toutefois vraisemblable que c'est par suite
de quelque influence des Elkésaïtes sur les Naza-
réens que ceux-ci considéraient le Saint-Esprit
4. Jérôme, /i6. IX Comment, in Es., xl, H, et lib. IV
Comment, in Es,, xi, 2. Fabricius, Codex apoeryphtu N, T.,
pars 4 ♦p. 361-364.
t. La divinité de Jésus-Christ^ par Aib. Rêvilie, dans la Revue
germanique^ t. XXX, p. 18.
36 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
comme un principe féminin. Mais l'emprunt ne
fut que partiel. Les Elkésaïtes avaient fait proba-
blement du Saint-Esprit un principe féminin ,
parce qu'ils le tenaient pour le second terme, le
terme féminin d'une syzygie dont le Christ était le
terme premier et masculin. Les Nazaréens qui n'a-
doptaient pas la théorie des syzygies, trop métaphy-
sique pour eux, prirent ce principe féminin, non pour
la sœur du Christ, mais pour la mère de Jésus.
Le second de ces deux passages est celui que
.rapporte Clément d'Alexandrie, en le comparant
avec une parole de Platon dans le Théétète.
«c Celui qui admirera, aurait dit le Seigneur, ré-
gnera, et celui qui régnera se reposera*. » Que
ces paroles niaient rien de commun avec celles du
philosophe grec, c'est ce qui ne peut pas même
être mis en question ; mais en l'absence de ce qui
les amenait et de ce qui les suivait, on ferait de
vains efforts pour en déterminer le sens.
Ces deux passages sont des interpolations évi-
dentes, quoique aucun des trois anciens écrivains
ecclésiastiques qui les citent, n'en mette en doute
l'authenticité. A quelle époque ont-ils pu être in-
troduits dans TÉvangile selon les Hébreux? Le pre-
mier peut-être de bonne heure, et le second, qui a un
certain reflet gnostique, au moment où la gnose
4 . *0 Oaupiaooiç paoïXeuoii, '^l'^pàirrat, ma 6 PaoïXiuaa; wtoL^noLÙotrai,
'élément d'Alex., Strom,, lib. I, cap. 9, § 45.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 37
pénétra parmi les Nazaréens, probablement vers le
miliea du second siècle.
Deux ou trois autres passages ne se trouvent
pas non plus dans notre Évangile de Matthieu ;
mais ils se distinguent des précédents par un ca-
ractère pratique bien marqué ; ils rentrent par là
dans Tesprit général de notre premier Évangile
canonique. D'après l'un de ces passages, Jésus
aurait déclaré que contrister l'esprit de son frère
est un des plus grands crimes *, et, d'après un
autre, il aurait recommandé à ses disciples de
n'être satisfaits qu autant qu'ils regardaient leurs
frères avec charité ^. Ces préceptes sont en par-
faite harmonie avec l'enseignement du Seigneur.
11 n'y a, par conséquent, point d'inconvénient à les
lui attribuer. La tradition avait pu en conserver le
souvenir ; les Nazaréens crurent convenable de les
insérer dans leur Évangile.
D'autres passages de cet Évangile contiennent des
détails inconnus à l'Évangile de Matthieu. Dans l'un
d'eux il était rapporté que l'homme dont la main atro-
phiée fut rendue saine par Jésus ^, était un maçon *,
4 . Inler maxima ponitur crimina qui fratris sui spiritum con-
tristaverit. Jérôme, Comm, in Ezeeh., xwi, 7.
2. Nunquam laeti sitis nisi cum fratrem vestrum videritis in
charitale, Jérôme, Comm. in Ephes., v, 4.
3. Matth.,\\ni, 46.
4. Homo iste qui aridam habet manum in Evangelio qao
utuntur Nazaraei cœmentarius soribitur, Jérôme. Comm, in
3îî ËTIIDES SIK LES ÉVANGILES
et dans un autre, que Barrabas S que l'Évan-
gile de Matthieu (xxvii, 16) se contente de pré-
senter comme un prisonnier insigne, avait été
condamné pour sédition et homicide ^, ce qui nous
montre en lui un de ces Israélites exaltés qui
avaient levé l'étendard de la révolte contre la do-
mination romaine, et nous explique en même temps
l'intérêt des Juifs en sa faveur. On peut encore
ici admettre que ces détails, conservés piar la tra-
dition, étaieût conformes à la vérité historique.
Mentionnons encore parmi les passages de
l'Évangile selon les Hébreux, qui ne font pas
partie de notre premier Évangile canonique,
« l'histoire d'une femme accusée auprès du Sei-
gneur de plusieurs crimes, » ce sont les expres-
sions d'Eusèbe ^. Quelle était précisément cette
histoire ? On n'en sait rien, ce passage n'étant cité
Matth.^ xu, 13. Cet Évangile rapporte le discours par lequel cet
homme invoqua la compassion du Seigneur.
1 . Cet Évangile donne l'explication étymologique du nom de
Barrabas : Filius magistri eorum intrepretatur, Jérôme, ibid.,
xxvn, 16. Cette explication était probablement dans le principe
une glose marginale qui passa ensuite dans le texte. Sur Ja valeur
de cette étymologie, voy. Hilgenfeld, Zeitsch. der wissensch,
Theolog., 1863, p. 369 et 370.
S. Qui propter seditionem et homicidam fuerat condemnatus,
Jérôme, Comm. in Matth:, xxvii, 16.
3. Eusèbe raconte que Papias avait exposé l'histoire d'une
femme qui avait été accusée auprès du Seigneur de plusieurs
crimes. Cette histoire, ajoute-t-il, se trouve dans l'Évangile selon
les Hébreux. HîM. ecdes,, lib. III, cap. 40.
LVANliiLES APOCKYPHES JUDAISANTS 39
textuellement par aucun des anciens écrivains ec^
clésiastiques; mais on suppose généralement qu il y
était question de la femme adultère, dont il est parlé
dans l'évangile de saint Jean (viii, 3-11), et un
grand nombre de critiques admettent même que ces
neuf versets qui ne faisaient pas partie primitive-
ment de notre quatrième Évangile canonique et qui
paraissent y avoir été ajoutés au iv® ou au v® siècle,
furent empruntés à l'Évangile selon les Hébreux.
Ce n'est là toutefois qu'une conjecture, mais elle
n'est pas sans quelque vraisemblance.
Les passages communs à l'Évangile des Naza-
réens et à l'Évangile dé Matthieu ne sont jamais
entièrement identiques. Quelques-uns ne dijffèrent
que par quelques mots qu'on peut prendre pour des
variantes ; d'autres se distinguent par la forme
même de la rédaction.
Pour les premiers, il se présente cette particula-
rité fort remarquable, que les leçons de l'Évangile
selon les Hébreux sont en général préférables à ,
celles de notre premier Évangile canonique. Tel est
le sentiment de Richard Simon. Jérôme semble
en avoir jugé de même. En voici deux exemples.
Le verset 1 1 du chapitre vi de saint Matthieu a
été traduit par la Vulgate : « Panem nostrum su-
persubstantialem da nobis hodie. » (Donne-nous
aujourd'hui le pain nécessaire à notre existence).
« Ce que nous exprimons, dit Jérôme, par super-"
iO ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
suhstantialem est exprimé en grec par èTctoudtov, >
mot obscur, fait observer, non sans raison, Ri-
chard Simon. Dans l'Évangile selon les Hébreux
se trouvait, au rapport de Jérôme, un mot syro-
chaldaïque qui signifie « du lendemain. » En
adoptant cette leçon, on aurait ici : ^ Donne-nous
aujourd'hui notre pain du lendemain, » c'est-à-dire
de chaque jour * ; c'est ainsi qu'avait traduit l'an-
cienne Vulgate; les versions françaises protes-
tantes ont également : « Donne -nous aujourd'hui
notre pain quotidien 2. »
Dans Matthieu, xxiii, 35, Jésus-Christ repro-
chant aux Juifs les maux dont ils ont accablé
les prophètes, les déclare responsables « du
sang répandu depuis Abel jusqu'à Zacharie,
fils de Barachie, qui fut tué entre le temple
4. Quod nos supersubstantialem expressimus, in graeco habe-
tur ÈTTiouatov... In Evangelio quod appellatur sécundura Hebrseos,
prosupersubstantialipanereperi inD quoddiciturcrastinum, id
est, futurum da nobishodie. Jérôme, Comm. in Matth,, i, 6. Ricb.
Simon, Hist, critiq. du texte du Nouveau Testament, p. 76-77.
2. « Noire pain quotidien » n'est pas certainement une tra -
duction exacte de tôv àpxov inp.wv tôv êwioomov. Sans s*en douter,
les traducteurs protestants ont suivi la leçon qui paraît la meil •
leure. Pourquoi l'auteur de la traduction grecque de Matthieu,
qui forme le premier de nos Évangiles canoniques, a-t-il rendu
inD crastinum par tov ewicûaiov? probablement par suite de quel-
que fausse vue spiritualiste. Se souvenant de la déclaration du
Seigneur que Thomme ne vit pas de pain seulement, il aura cru
que Jésus-Christ avait enseigné à ses disciples, non pas à de-
mander à Dieu la nourriture corporelle, mais à Timplorer pour
la nourriture spirituelle^ supersubstantielle.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 41
et Tautel. > Qui est ce Zacharie, fils de Ba-
rachie? Si ces derniers mots ne sont pas une
interpolation, il ne saurait être question de ce Za-
charie, fils de Baruch ou Barachie, que les
zélotes, emportés par leur fureur religieuse, mas-
sacrèrent dans le temple ', peu avant le siège de
Jérusalem. C'est donc au prophète Zacharie, men-
tionné dans 2 Chroniq.^ xxiv, 20, que pensait
Jésus-Christ ^ ; mais ce Zacharie était fiOis, non de
Barachie, mais de Jojada. Et c'est précisément de
Zacharie, fils de Jojada, qu'il est question, d'après
le -témoignage de Jérôme, dans l'Évangile selon
•les Hébreux ^ Cette leçon, dit Richard Simon, est
confirmée par ce qui est rapporté de ce person-
nage dans le Vieux Testament *.
II faut également reconnaître que pour deux
des passages de la seconde catégorie, c'est-à-dire
des passages qui nous présentent les mêm^s faits,
mais dans des rédactions différentes, la supério-
rité du récit -et peut-être aussi la vraisemblance
des détails ne sont pas du côté de l'Évangile cano-
4. Josèphe, de Bello judako^ lib. iv, cap. 5, § 4.
2. A. moins qu'on ne préfère admettre avec Hug que Jésus
parlait ici, par prophétie, d'un événement futur, Hug. Einleit^
in dos N. T., 1. 11^ p. 44 et suiv.
3. In EvangeHo quo utunturNazareni,pro filio Barachiae, filium
Jojadae reperimus scriptum, Jérôme, Comm. in Matth.^ xxiii,
35.
4. Rich. Simon, HisU critiq, du texte du N. T., p. 85.
42 iiïUDKS SUR LES ÉVANGILES
nique. Pour en faire juge le lecteur, je vais rap-
porter ces deux fragments, en les mettant en re-
gard des passages correspondants de Matthieu.
MATTHIEU, XVU, ti ET SISI. EVANGILE SELON LES HÉBREUX^*
Alors Pierre s'approchant lui Si ton frère a péché en pa-
dit : Seigneur, jusqu'à combien rôles conlre toi et qu'il te donne
de fois mon frère péchera-t-il satisfaction, pardonne-lui sept
contre moi et lui pardonnerai- fois par jour. — Sept fois par
je ? Sera-ce jusqu'à sept fois? jour! lui dit Simon, son dis-
Et Jésus lui répondit : Je ne ciple. — Le Seigneur répondit
dis pas jusqu'à sept fois, mais en disant : Je te dis môme jus-
jusqu'à sept fois soixante-dix qu'à soixante fois dix-sept fois '^
fois*.
Le récit de l'Évangile apocryphe a certaine-
ment plus de vivacité et de naturel que celui de
rÉvangile canonique; il est vrai que le précepte y
a moins d'élévation, par suite de ces deux restric-
tions, qu'il n'est question dans le premier que des
offenses, en paroles et non pas des offenses de
toutes sortes -comme dans le second, et qu'il y est
supposé que le préjudice porté à l'offensé est ra-
cheté déjà par une réparation. 11 ne serait pas im-
possible, toutefois, que les mots « en paroles » et
« te donne satisfaction > ne fussent des additions
au texte primitif.
1. Jérôme, Adv, Pelag., lib. ï^ cap. 3.
2. Le récit parallèle de Luc, xvii^ 3 et 4, est plus coulant et
plus naturel, mais moins accentué que celui de Matthieu.
3. Voyez dans l'appendice n» 1 .
ÉVANGILES APOCRYPHES JUûAlSAxXTS
43
MATTHIEU, XIX, 16-24. ÉVANGILE SELON LES H JÉBREUX*.
Voici que quelqu'un s*appro-
chanl lui dit : Maître qui es bon,
quel bien ferai-je pour avoir la
vie éternelle ? 11 lui répondit :
Pourquoi m'appelles -tu bon?
Dieu est le seul Maître qui soit
bon. Que si tu veux entrer dans
la vie, garde les commande-
ments. Il lui dit : Lesquels ? Et
Jésus lui répondit : Tu ne tueras
point ; tu ne déroberas point; tu
ne commettras point adultère;
tu ne diras point de faux témoi-
gnage; honore ton père et ta
mère, et tu aimeras ton pro-
chain comme toi-môme. Le
Jeune homme lui dit : J'ai gardé
toutes ces choses dès ma jeu-
nesse. Que me manque-t-il en-
core ? Jésus lui dit : Si tu veux
être parfait, va, vends ce que
tu as et le donne aux pauvres,
et tu auras ton trésor dans le
ciel ; puis, viens et me suis.
Mais quand le jeune homnfe
eut entendu cette parole, il s'en
alla tout triste, parce qu'il avait
de grands biens. Alors Jésus
dit à ses disciples : Je vous dis
qu'un riche entrera difficile-
ment dans le royaume des
cieux. Je vous le dis encore : il
est plus aisé qu'un chameau
Un autre homme lui dit :
Maître, que dois-je faire pour
vivre? Il lui dit : Homme, ac-
complis la Loi et les Prophètes.
Celui-ci lui répondit : Je les ac-
complis. Il lui dit : Va, vends
ce que tu possèdes, distribue-
le aux pauvres, puis viens et
suis-moi.
Le riche se mit alors à se
frapper la tète, car cela ne lui
plaisait pas. Et le Seigneur lui
dit : Gomment dis-tu que tu
accomplis la Loi et les Pro-
phètes? Il est écrit dans la Loi :
Tu aimeras ton prochain comme
toi-même, et voici un grand
nombre de tes frères, fils d'A-
braham, gisant dans la pous-
sière et mourant de faim, tan-
dis que la maison regorge de
biens et qu'il n*en sort rien
pour eux.
Et, se tournant, il dit à Si-
mon, son disciple, assis auprès
de lui : Simon, fils de Jean, il
est plus facile à un chameau de
passer par le trou d'une aiguille
qu'à un riche d'entrer dans le
royaume des rieux ^.
1. Origène, Homil. VIIl in MattL^ dans Origenis opéra,
I. m, p. 21.
S. Voyez dans l'appendice n» 2.
44 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
passe par le trou d'une aiguille,
qu'il ne l'est qu'un riche entre
dans le royaume de Dieu.
La comparaison de ces deux récits n'est pas fa-
vorable à -celui de l'Évangile canonique. Celui-ci
contient plus d'un trait qu'on pourrait accuser de
manquer de vraisemblance historique. Il n'est nul-
lement probable qu'il y eût un seul Juif qui eût
besoin de demander,^ comme le fait ici le jeune
homme riche, quels commandements il avait à
observer pour avoir la vie éternelle. Le Décalogue
était dans la mémoire de tous les enfants d'Israël.
Le récit de l'apocryphe est en outre bien mieux
enchaîné. Le reproche motivé que le Seigneur
fait au riche est très-propre à lui faire sentir qu'il
s'abuse lui-même en croyant observer la Loi, et
amène fort naturellement la déclaration sur la
diflSlculté du salut pour les riches. Enfin, en fai-
sant adresser cette déclaration à Simon, dans une
sorte d'aparté, ce récit se colore d'une teinte de
douceur en harmonie avec le caractère de Jésus et
tranche avec le ton de rudesse qui, dès les pre-
miers mots, se remarque dans les paroles que Mat-
thieu met dans la bouche du Seigneur.
Il faut enfin citer trois autres passages de
l'Évangile selon les Hébreux qui, tout en se rat-
tachant par le fond à la tradition des Évangiles
synoptiques, s'en écartent dans des détails impor-
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 45
tants. Le premier et le second rapportent des appa-
ritions de Jésus ressuscité, l'une à Jacques et l'au-
tre aux apôtres réunis ; le troisième est relatif au
baptême de Jésus par Jean-Baptiste.
Voici le premier tel que le rapporte Jérôme :
« Lorsque le Seigneur eut remis son suaire au
serviteur du prêtre, il alla vers Jacques et lui ap-
parut. Jacques avait fait serment de ne plus man-
ger du pain, du moment qu'il avait bu la coupe
du Seigneur, jusqu'à ce qu'il le vît ressuscité des
morts. Apportez la table et le pain , dit le Sei-
gneur. Puis il prit le pain, le bénit, le rompit et
le donna ensuite à Jacques le Juste, en lui disant :
Mon frère, mange ton pain, puisque le Fils de
l'Homme est ressuscité du milieu de ceux qui
dorment * »
4. Jérôme, Catal. scriptor, ecclesiast.f § S. La Légende dorée
reproduit ce passage presque Uttéralement. « Après la passion
du Seigneur, y est-il dit, Jacques fit vœu de ne pas manger jus-
qu'à ce qu'il eût vu son maître ressuscité d'entre les morts, et
le jour de la résurrection, comme il n'avait jusque-là pris aucune
nourriture, le Seigneur lui apparut, et il dit à ceux qui étaient
avec Jacques : « Dressez la table; et prenant ensuite un pain, il
le bénit et le donna à Jacques le Juste, disant : Lève*toi^ nron
frère, et mange, car le Fils de Thomme est ressuscité d'entre
les morts : » La Légende dorée par Jacq. de Voragine, trad. par
Gust. Brunet, t. H, p. 400. Le récit de cette apparilipn de
Jésus-Christ ressuscité à Jacques le Juste, est rapporté par
Grégoire de Tours, HisL eccles. Francorum, lib. I, cap. 24, et
par bien d'autres écrivains ecclésiastiques latins. Je ne crois pas
qu'il ait été connu des Grecs.
46 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Il s'agit ici, non pas de Jacques Tapôtre, frère
de Jean, mais, comme le fait remarquer Jérôme
et comme d'ailleurs le récit l'indique lui-même, de
Jacques, le frère du Seigneur. La tradition des
chrétiens judaïsants le mettait au-dessus des
apôtres. Dans les Clémentines, il est appelé le
Prince des Évêques, l'Archevêque ^ . Il avait été
surnommé le Juste. Hégésippe, qui était lui-
môme un judaïsant, nous montre en lui le mo-
dèle achevé des ascètes. Il se tenait presque con-
tinuellement dans le temple, jeûnant fréquemment,
priant presque sans cesse ^. Il n'est pas douteux
que cette légende n'ait été insérée dans l'Évan-
gile des Nazaréens, pour honorer sa mémoire.
Mais d'un autre côté il est incontestable qu'elle
remonte aux premiers temps du christianisme.
C'était un fait universellement admis parmi les
chrétiens, déjà du temps de saint Paul, que le Sei-
gneur, après sa résurrection, était apparu à Jac-
ques, avant de se montrer à ses Apôtres ^.
Le second de ces passages est un récit de la pre-
mière apparition de Jésus-Christ ressuscité à ses
apôtres réunis. « Quand il fut venu près de ceux
qui étaient avec Pierre, il leur dit : Prenez, tou-
1. Episcoporum princeps, archiepiscopus, Recognitiones,
lib. I, cap 45, 58,-73; lib. IV, cap. 35; HomiL XI, § 35.
2. Jérôme, ihid., § 2; Eusèbe, Hist, eccles.y lib. Il, cap. 23;
lib, IV, cap. 22.
3. 1 Corintli., xv, 7. i
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 47
chez-moi, et voyez que je ne suis pas un esprit
incorporel. Et aussitôt ils le touchèrent et ils cru-
rent * . » Ignace, qui rapporte ces paroles, ne dit
pas à quelles sources il les prend ; mais Jérôme
nous apprend qu'elles se trouvaient dans l'Évan-
gile des Hébreux. Saint Matthieu ne raconte rien
de semblable; mais Luc rapporte ce fait, quoique
avec des différences considérables. Le Seigneur
ayant paru au milieu de ses disciples, ceux-ci
s'imaginèrent voir un esprit. Jésus leur dit alors :
« Pourquoi vous troublez- vous? et pourquoi s'é-
lève-t-il tant de pensées dans votre esprit? Voyez
mes mains et mes pieds; c'est moi-même. Tou-
chez-moi et regardez-moi bien. Un esprit n'a ni
chair ni os, comme vous voyez que j'en ai 2. » Évi-
demment ce récit, plus complet e1^ mieux suivi que
celui de l'Évangile des Hébreux, lui est posté-
rieur; mais il dérive d'un autre courant de la
tradition ; car, tandis que, dans cet Évangile,
1 . Kai ÔTt «poç Toùç ffgpi OeTÇov -JXÔev Içyi aùroiç* Xàêere, ^Xa^art
U.E, xat i^ers, ^ti eux tly.i S'aifi.ovicv àtrcd^arov. xal eu6ù; aùrcu ri^OLYço jcat
tirioreûffav. Ignace. EpistoL ad Smyrn., cap. 3. Jérôme rapporte
ce passage en ces termes : Et quando venit ad Petrum et ad eos
qui cum Petro erant, dixit eis : Ecce palpate me et videle quia
non sum daemonium incorporale. Et statim teligerunt eum et
crediderunt. U dit que ces paroles rapportées par Ignace sont
prises de Evangelio quod nuper a me translalura est. De Script,
ecclesiast.^ § 16. Eusèbe, Hist. eccles., 1 b. III, cap. 37, cite
ces passages d'après Ignace.
2. Lwc, XXIV, 36 40.
48 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
les apôtres sont immédiatement convaincus, d'après
Luc, ils ne crurent pas encore et eurent besoin ,
pour se persuader qu'il n'était pas un esprit, de le
voir manger .
Le troisième passage est encore plus digne d'at-
tention. Tandis que l'Évangile de Matthieu dit
seulement que « Jésus vint alors de Galilée au
Jourdain vers Jean, pour être baptisé par lui 2, »
l'Évangile selon les Hébreux, plus explicite en-
core, raconte, de la maniera suivante, une scène
qui aurait précédé cet événement.
« Voici, la mère et les frères du Seigneur lui
dirent : Jean-Baptiste baptise en rémission dés
péchés ; allons nous faire baptiser -par lui. '
Mais il leur dit : Quel péché ai-je commis pour
aller me faire baptiser par lui, à moins peut-être
qu'en vous disant cela je ne sois dans l'igno-
rance^? »
Gomment l'Évangile selon les Hébreux expli-
quait-il que Jésus, après cette déclaration formelle,
avait pu se décider à aller recevoir le baptême de
Jean? on l'ignore; mais il est probable qu'il le faisait
enfin céder aux sollicitations de sa mère; telle
est du moins la tradition que rapporte un autre
écrit apocryphe, connu sous le nom de Prœdicatio
4. Luc, XXIV, 44-43.
3. Jérôme. Adv, Pelagianos, lib. III, cap. %.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 49
PauU, la Prédication de Paul *. On peut, dans tous
les cas, se rendre compte de l'origine de cette lé-
gende . Lespremiers chrétiens durent trouver étrange
que Jésus, dans lequel il n'y eut jamais l'ombre même
d'un péché 2, quisolus omnino nihil deliquit, comme
dit Cyprien, se fût soumis au baptême de Jean qui
était administré uniquement pour la rémission des
péchés. Ils craignirent peut-être que les adversaires
du christianisme ne découvrissent là quelque pré-
texte de mettre en question la complète impecca-
bilité du Seigneur; peut-être même les Juifs
avaient-ils déjà fait usage de cet argument contre
un des points essentiels de la foi chrétienne. On
crut faire disparaître toutes les difficultés, en racon-
tant que Jésus ne s'était soumis au baptême de la
rémission des péchés que par condescendance pour
sa mère et qu'après avoir solennellement déclaré
que d'ailleurs il n'en avait pas besoin.
III
L'Évangile selon les Hébreux n'était pas connu
sous ce nom des chrétiens judaïsants qui en fai-
1. Ad accipiendum Joannis baptisma psene invitum a Matre
sua Maria esse compulsum. Cypriani opera^ éd. Rigalt, p. 142.
2. 2 Corinth., v, 21 ; Hébreux, iv, 15; i Pierre, 11, 22.
4
80 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
saient usage. Il lui fut donné par Clément d'A-
lexandrie, par Origène, par Jérôme, en général
par les écrivains ecclésiastiques. Ils le désignèrent
de ce nom, parce qu'il n'avait cours que dans les
Églises chrétiennes composées des descendants des
Hébreux qui avaient, dans les premiers temps,
embrassé le christianisme. Ceux-ci le désignaient
sous le titre d'Évangile selon les apôtres, EùaYyiXiov
îcaTà Toù^ âTcooTToXouç, ou l'Évangile selon les douze,
Eùayy^iov xaxk toùç ^wSejca ^ . « Lessing, le pre-
mier, fit remarquer que, d'après les autorités pre-
mières dont on croyait qu'il reproduisait les récits,
il était appelé l'Évangile des apôtres, et d'après
les premiers lecteurs auxquels il avait été destiné.
Évangile des Nazaréens ou des Hébreux, deux
noms qui reviennent sans cesse sous la plume des
plus anciens Pères pour désigner un seul et même
écrit 2. » Saint Jérôme affirme d'ailleurs ce fait.
« L'Évangile dont se servent les Nazaréens est
aussi appelé, dit-il, l'Évangile selon les apôtres^. »
4 . Ce titre n'était pas inconnu aux anciens écrivains ecclésias-
tiques : Aliud juxta duodecim apostolos. Origène, HomiL I in
Luc. Evangelium duodecim apostolorum. Jérôme, Proœm. in
commsntarm $up, Matth.
â. Strauss, Nouvelle vie de Jésus, trad. franc., t. I, p. 402;
Hilgenfeld, Zeitschrift fur wissenschaftl. Théologie, 1863,
p. 352.
3. Jérômç, Advêrs. Pelagîanos, lib. III, cap. 4 ; Théophifeste,
Ad S. Lucam proœmium; Fabricius, Codex apocryph* novi Tes-
tam,, pars 1, p. 339 et 340.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 5i
Cet Évangile des apôtres ne S6rait«îl pas celai
que Justin Martyr cite sous le nom de Mémoires
ou Mémorables des apôtres ^ ? L'analogie des titres
pourrait déjà le faire croire ; ce serait peu cepen-
dant, si des faits qu'on ne peut contester ne venaient
changer cette présomption presque en certitude.
Sur plusieurs points de l'histoire évangélique,
Justin Martyr s'écarte des textes des Évangiles
canoniques. On a prétendu, il est vrai, que ces di-
vergences pouvaient s'expliquer par la 'supposi-
tion que cet écrivain citait de mémoire les livres
sacrés. Rien n'est moins certain toutefois. On peut
remarquer, en effet, que deux ou trois de ces pas-
sages dans lesquels il diffère de nos Évangiles
canoniques, reviennent plusieurs fois dans ses
écrits et toujours sous lar môme forme ^. Ne se-
rait-il pas bien étrange que la mémoire lui eût
4. Par analogie des Mémorables de Socrate par Xënophon,
Justin Martyr emploie les mômes termes que 1 écrivain grec.
À?7cp.vViU.cv6U{ji.aTa tûv ÀiroarcoXuv, dit l'un; kiïO\urfi^%ù\Mf.T9, SttXfflc-
Tou;, dit Tautre. L'Évangile dont se sert Justin Martyr ne portait
pas certainement ce titre. Il dit lui-môme- qu'il s'appelait un
Évangile ou des Évangiles : Év tcI; ^6vo(jLsvaç (m* aitxm «irG{i.vYi[xovE6-
(xaciv, â îcaXsÎTai Eùa-Y^éXia. Justini Martyris opéra, p. 98, A.
Mais parlant à des païens auxquels ce mot d'Évangile n'était pas
familier et ne présentait pas d'idée précise, il se servit, sans le
moindre doute^ à l'imitation de Xénophon, du mot d'àiTopTi|Ao-
ve6p.aTa, qui leur était connu, pour leur faire comprendre qu'il
s'agissait- du livre dans lequel était exposée l'histoire évangé-
lique telle que les apôtres l'avalent racontée.
2. Justin Martyr, Opéra, éd. de Cologne : 2« Apol, p. 64, et
Dialog, cum Tryph., p. 301. — - Dialog, mm Tryph,, p. Î53, et
5S ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
fait défaut chaque fois sur ces passages, et toujours
de la môme manière ?
Admettons cependant qu'il ait cité de mémoire
les documents sacrés qu'il possédait. L'explication
qu'on prétend tirer de ce fait n'y gagne rien. Les
différences qui se remarquent entre les citations
de Justin Martyr et les Évangiles canoniques,
portent les unes simplement sur des mots, les au-
tres sur des faits. Les premières, les différences
de mots, peuvent bien s'expliquer par une défail-
lance de la mémoire; il n'en est pas de même des
secondes. On comprend, en effet, qu'en citant de
mémoire un auteur^ on emploie d'autres expressions
que celles dont il s'est servi. Mais si Ton rapporte
d'autres faits que ceux dont il parle, ou si l'on
ajoute à des faits qu'il a mentionnés, des détails
nouveaux dont il ne dit rien, il ne peut plus être
question d'un défaut de mémoire-; il faut nécessai-
rement admettre qu'on a puisé autre part. Et c'est
le cas pour Justin Martyr.
Quand Matthieu et Luc racontent que Jésus est
né à Bethléhem, que ce dernier, plus précis, dit
2e Apol, p. 64. — Didog. cum Tryph., p. 326, et 2» ApoL,
p. 95 et 96. — Justin Mafrtyr dit cinq ou six fois que les mages
étaient de TArabie : Oî eÇ Àpaêîaç i^a-yot ou (jwx-yoi àwb Àpaêîa;, Dia'
log. cum Tryph,^ p. 303, 315, 328, 330, 334, etc. Dans Mat-
thieu, le seul des évangélistes canoniques qui en parle, il est dit
en termes plus vagues qu'ils étaient de l'Orient : Mà^oi àTPo àva-
ToXwv, itfaWfe., II, 1.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 83
que ce fiit dans une hôtellerie de cette ville, et que
Justin Martyr rapporte que le Seigneur est né dans
une caverne aux environs de Bethléhem, on se
trouve en présence d'une divergence qui ne saurait
s'expliquer par une défaillance de mémoire et qui
trahit des sources historiques diiFérentes.
Quand l'écrivain ecclésiastique nous apprend
qu'au moment où Jésus, après son baptême, sortit
de l'eau, il se montra une grande lueur, et que les
écrivains sacrés ne disent rien de ce fait, trop re-
marquable sans doute pour qu'ils n'en eussent
pas parlé s'ils l'avaient connu, il y a là encore une
divergence dont aucune défaillance de mémoire ne
saurait rendre compte.
Si Justin Martyr avait dit moins ou en d'autres
termes que les Évangiles canoniques, j'admettrais
que, quoiqu'il s'en écarte, il les cite néanmoins.
Mais quand il dit plus, quand il rapporte d'autres
circonstances, il ne reste qu'à reconnaître qu'il
puisait ses informations à d'autres sources, et tous
les doutes disparaissent, quand on voit que des do-
cuments anciens, que Justin Martyr a certainement
connus, rapportent les faits sur lesquels il s'écarte
des Évangiles canoniques, exactement comme il
les raconte lui-même.
Ces livres sont les Évangiles judaïsants et en
particulier l'Évangile des apôtres.
Je viens de dire que, d'après Justin Martyr,
54 ÉTUDES SUR LES ÉVAxNGlLES
Jésus naquit dans une caverne aux environs de
Bethléhem ^ Nous n'avons pas le passage de
l'Évangile des apôtres relatif à cet événement ;
mais on est fondé à croire que c'est dans une ca*
verne, auprès de Bethléhem, que Jésus naquit,
d'après cet Évangile. Cette légende, en effet, très-
répandue dans les premiers siècles de l'Église, et
recueillie dans la plupart des Évangiles de l'En-
fance ^, ne s'est formée ni dans le parti moyen ni
dans le parti anti-judaïsant. Le premier avait un
autre récit de la naissance du Seigneur ; c'est celui
qui est consigné dans les Évangiles de Mat-
thieu et de Luc, et d'après lequel Jésus naquit à
Bethléhem même, dans une hôtellerie de cette
ville ^. Le second, par suite de ses opinions théo-
sophiques qui lui faisaient voir dans la matière la
cause ou la source du mal, faisait du Christ une
sorte d'être métaphysique, en écartait tout ce qui
l'aurait rattaché aux conditions ordinaires de
l'existence humaine et en conséquence ne parlait
pas de sa naissance. On arrive ainsi par élimina*
tion à regarder cette légende comme particulière
aux chrétiens judaïsants.
1 . E¥ aiTYiXaîw nvl oûve-pfoç ttç xwjAyiÇ xaTsXuoe. Dialog. cum
Tryph,, § 78. Justini Martyris opéra, p. 303 et 304.
^ 2. Protèvang,^ chap. 48. Évang, arabe de V Enfance^ chap. 2.
Évangile de la naissance de la Vierge et de V enfance du Sauveur
chap. 13.
3. Matth., Il, 48; Luc, ii, 4-7.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 55
C'est parmi eux, en effet, qu'on la trouve ré-
pandue. Elle fait partie des traditions recueillies
dans les Évangiles de l'Enfance, et ces traditions,
originaires de la Syrie, s'étaient formées au
milieu des judéo-chrétiens. 11 n'est pas difficile'
d'ailleurs d'en découvrir l'origine. Elle est une
imitation évidente d'une légende semblable rela-
tive à Abraham. D'après les traditions juives, ce
patriarche était né dans une caverne ^ Les ju-
déo-chrétiens firent naître aussi Jésus-Christ dans
une caverne, voulant ainsi mettre en parallèle
la naissance du Père des chrétiens et celle du
Père des croyants \. Cette légende était-elle rap-
portée dans l'Évangile des apôtres? C'est probable.
Dans tous les cas, elle était répandue parmi les
judéo-chrétiens, et c'est par eux que Justin Martyr
avait été initié au christianisme.
1. Beer, Lehen Abraham*s nach Auffasmng der judischen
Sagen, p. 2 et 3.
2. Ce n'est pas la seule tradition chrétienne qui offre des res-
semblances avec les légendes juives relatives à Abraham. L'en-
fance de ce patriarche fut entourée des mêmes périls que celle
de Jésus-Christ. Nemrod, ayant lu dans les astres qu'il allait
naître un homme qui détruirait sa religion et sa puissance, fît
mettre à mort tous les petits enfants, comme le fit plus tard Hé-
rode^ dans l'intention de conjurer les dangers dont le menaçait la
naissance du Messie. La femme de Térach courut se cacher dans
une caverne, et c'est là qu'elle accoucha d'Abraham. On montre
encore aujourd'hui cette caverne à Orfa, l'ancienne Ëdesse,
que Ton croit être TUr des Chaldéens. Cinq années de voyage
en Orient, p. 32. D'Herbelot, Bihlioth. orient., t. I, p. 94 et 96.
m ÉTUDES SUH LES ÉVANGILES
J'ai parlé aussi de la clarté qui illumina le
Jourdain au moment où Jésus, après son baptême,
sortait de Teau. Ce fait, raconté par l'écrivain chré-
tien S n'est pas mentionné dans les Évangiles ca-
noniques ; mais il l'est dans un des passages de
l'Évangile des Ébionites, qui nous ont été con-
servés ^. Et, comme cet Évangile n'était qu'une
révision de celui des apôtres^ on ne peut douter
que ce fait ne se trouvât aussi dans celui-ci.
D'après Justin Martyr, la voix qui se fit en-
tendre du ciel, après le baptême du Seigneur,
prononça ces paroles : « Tu es mon fils ; je t'ai en-
gendré aujourd'hui \ » Ces paroles ne sont rappor-
tées ni par saint Matthieu ni par saint Luc, mais
elles se trouvent dans l'Évangile des Ébionites *,
et elles étaient certainement dans l'Évangile des
apôtres.
On ne peut pas comparer les autres citations
dans lesquelles Justin Martyr s'écarte des Évan-
giles canoniques, avec les passages correspondants
de l'Évangile des apôtres ou de quelque autre
Évangile judaïsant. On n'a plus de ces Évangiles
- 4 . Kal TTup àvTi^ôYj £v tw 'lop^oévT:. Justin Martyr, Dialog. cum
■ 2. Kal eù6u; irept8Xapt,i^£ tov toitûv ^wç (xe-Ya, dans Épiphane, Hœ-
res., XXX, §13.
3. ïtoç |iL6u El ou* i'^iù aTfiu.8pov -ye-^svvyixa as, Dictlog, cum Tryph.t
§88 et §403.
• 4. È^w <nifx*pov '^i'^irniAx ai, dans Épiphane, Hœres.^ xxx, § 13.
ÉVANGILES APOCKYPHES JUDAISANTS »7
que quelques fragments. Mais quand on en trouve
trois en parfaite harmonie avec ces écrits apocry-
phes, on peut bien, sans trop de témérité, supposer
que l'accord ne se bornait pas là.
D'autres considérations viennent se joindre aux
précédentes pour mettre en évidence que les Mé-
morables des apôtres étaient le même écrit que
rÉvangile des apôtres.
On a fait remarquer bien souvent que c'est
avec l'Évangile de saint Matthieu que s'accorde le
mieux ce que rapporte Justin Martyr de l'histoire
évangélique. Cela s'explique très bien dans l'opi-
nion que je soutiens. L'Évangile des Nazaréens
ressemblait, en effet, à celui de saint Matthieu, au
point que la plupart de ceux qui connaissaient l'un
et l'autre les prenaient pour le môme ouvrage.
Si maintenant on considère que Justin Martyr
était originaire de la Samarie, on sera porté à
croire qu'il avait connu le christianisme par la"
fréquentation des tîhrétiens de la Syrie. Ces chré-
tiens n'avaient pas d'autre Évangile que celui qui
nous est signalé par les anciens écrivains ecclé-
siastiques sous les titres d'Évangile selon les Hé-
breux, d'Évangile selon les Douze, ou d'Évangile
selon les apôtres.
Ajoutez qu en plusieurs points ce Père de l'Église
partage les sentiments, on peut même dire les
préventions religieuses de3 Nazaréens. Je ne par-
58 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
lerai pas de sa doctrine, qui, à part sa théorie du
Aoyoç, née de sa culture philosophique, ne diffère
presque en rien de celle des judaïsants du com-
mencement du II® siècle. Mais je puis en appeler à
ce fait bien souvent constaté et qui ne sera pas
récusé, qu'il ne cite pas une seule parole de saint
Paul S qu'il ne prononce même jamais le nom de
cet apôtre. Que conclure de ce silence, certaine-
ment systématique, sinon qu'il partageait les pré-
jugés des judaïsants contre le grand propagateur
du christianisme ? Si, avec les judaïsants, il se re-
fusait à reconnaître saint Paul pour un apôtre,
n'ëst-il pas vraisemblable qu'il n'avait aussi, comme
eux, d'autre Évangile que celui des Hébreux, ou,
comme ils l'appelaient, selon les apôtres ^ ?
Bien d'autres traits encore rapprochent Justin
Martyr des judaïsants, celui-ci entre autres dont
on parle peu et qui me paraît cependant caractéris-
tique. Les Nazaréens et les Ébionites se plaisaient,
nous dit Irénée, à rechercher avec un soin exagéré
les prophéties qui se rapportent au Messie : Quœ
autem sunt prophetica, curiosius exponere nituri'-
4. On a prétendu trouver dans ses écrits, sinon des citations
des épîtres de saint Paul, du moins des allusions à quelques-unes
de ses paroles. C'est là une erreur qui a été maintes fois réfutée.
Eichhorn^ Repertonum, t. I, p. 34, note d,
5. Solo autem quod est secundum Matthaeum Evangelio utun-
tur (Ebionœi), et apostolum Paulum récusantes, apostatum eum
legis dicentes. Irénée, Adv. hœres., lib. î, cap. 26.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 59
tur * Il suffit d'avoir jeté un coup d'œil sur les
écrits de Justin Martyr, ainsi que le fait remarquer
Stroth 2, pour voir quelle importance il attache aux
prophéties messianiques. C'est pour lui la grande
preuve, je dirais presque l'unique, de la divinité
du christianisme. Qu'il Tait employée en s'adres-
sant aux Juifs, cela se conçoit. Les Juifs admet-
taient l'autorité de l'Ancien-Testament, et, comme
lui, ils y voyaient des prophéties messianiques. Mais
il n'en fait pas un moindre usage dans sa première
apologie, écrit destiné cependant aux païens qui
ne connaissaient pas TAncien-Testament et qui
devaient être peu touchés de ce qu'on leur, disait
des prédictions du Christ qui y sont contenues ^.
Tous ces faits, qui concourent à nous montrer
dans Justin Martyr un chrétien judaïsant, contri-
buent aussi à nous affermir dans l'opinion que
l'Évangile dont il se servit était un de ceux qui
avaient cours parmi les Nazaréens de la Syrie; et le
titre de âTrojxvTijjLoveujjLaTa tôv âicodToXwv sous lequel il
le désigne lui-même, nous fait penser naturellement
à l'Évangile selon les Douze ou selon les apôtres.
Tout ce qu'il rapporte de l'histoire et des discours
de Jésus-Christ, est-il emprunté uniquement à ce
document ? Je, suis disposé â le croire. Justin Mar-
1. Irénëe, Adv, hœres,^ lib. I, cap. 26.
2. Eichhorn, Repertorium, p. 35, note e.
3. Justin Martyr, Apologie I, § 30-53.
60 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
tyr ne semble pas avoir eu à sa disposition plu-
sieurs Évangiles ; il est certain du moins qu'il n'en,
appelle à aucun autre qu'aux Mémorables des
apôtres ; et il parle de ces Mémorables des
apôtres, non comme d'une collection d'Évan-
giles, mais comme d'un seul Évangile ^
IV
Un Évangile apocryphe judaïsant aussi célèbre
que le précédent est celui des Ébionites. Qu'était
cet ouvrage? Ils l'appelaient eux-mêmes l'Évan-
gile hébreu ^, et, s'il faut s'en rapporter aux
Pères de l'Église qui parlent de ces sectaires,
leur Évangile aurait été le môme que celui
des Nazaréens, c'est-à-dire l'Évangile hébreu de
Matthieu ^ ou l'Évangile selon les Hébreux *.
4 . a Je trouve dans le livre que vous appelez Évangile, » fait-
il dire à Tryphon ; iv tw Xe-yop'vw EùaYY»>.t«?. Dialogue avec Try^
phon, § 11; Justin Martyr, Opéra, p. 227, B. Voyez pour les
citations qu'il fait des Mémorables des apôtres, Eichhorn, Reper-
torium, t. I, p. 41-59; Emmerich, Dissert, de Evangeliis
secundum Ebrœos, JSgyptios atque Justini Martyris; De Wette,
Einkit. in die Bûcher der Neuen Testam,, § 66.
2. ÈSpaucov ^à TouTo xaXouai. Épiphane, Hœres., xxx, § 13.
3. Ebionœi eo Evangelio quod est secundum Matthaeum solo
utentes. Irénée, Âdv, hœres.^ lib. I, cap. 26; lib. III, cap. 4*
Épiphane, Hœres.^ xxx, § 13.
4. Eusèbe, Hist. eccles,, lib. 111^ cap. 27; Movov ^à to xatà
È6p«louç EO«-fY*^^*^ ^i^ovrai, Theodoret, Hœres4 fabul.yMb. II, cap. 1 •
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAÏSANTS 61
On peut conclure de là que, en somme, Tun dé-
rivait de Tautre. L'Évangile des Ébionites ne lais-
sait pas cependant que de différer en plusieurs
points essentiels de celui des Nazaréens, ce qui
était sans doute la conséquence des opinions
dogmatiques par lesquelles les premiers se distin-
guaient des seconds, et peut-être aussi de quelques
emprunts faits au second et au troisième de nos
Évangiles canoniques.
Cet Évangile n'avait ni le tableau généalogique
par lequel commence notre Évangile de Matthieu
et par lequel commençait aussi probablement
rÉvangile selon les Hébreux, ni l'histoire de la
conception miraculeuse de Marie, ni celle de l'ar-
rivée et de l'adoration des mages, ni le récit de la
fuite de la sainte famille en Egypte et de son retour
dans la^Galilée. D'après Épiphane, il débutait par
ces mots: « Il arriva dans les jours d'Hérode, roi de
Judée, Caîphe étant souverain sacrificateur, qu'un
homme du nom de Jean, » et la suite comme au
chapitre troisième de notre premier Évangile
canonique*.
On ne saurait s'étonner que les Ébionites eussent
retranché de leur Évangile les divers faits contenus
dans les deux premiers chapitres de notre Mat-
thieu ; car, après avoir dans le principe considéré
Jésus comme un prophète et comme le Messie,
4. Épiphane, Hœres., xxx, § U.
tt2 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
mais issu réellement de Joseph et de Marie, ils
avaient ensuite modifié leur christologie dans un
sens idéaliste qui ne pouvait pas s'accorder avec ce
que rÉvangile de Matthieu rapporte de la généa-
logie, de la conception et de la naissance du Sei-
gneur. Les uns voyaient en Jésus, Adam, tel qu'il
sortit des mains du Créateur ; d'autres, un esprit
céleste, supérieur aux anges, antérieur à tout le
reste de la création, et qui, après avoir apparu à
diverses reprises aux patriarches et à d'autres per-
sonnages de r Ancienne Alliance^ était enfin venu
sur la terre comme le Messie ; d'autres enfin soute-
naient que cet esprit céleste, qui est le Christ, ne
s'était joint à Thomme Jésus qu'au moment du
baptême de celui-ci par Jean * . Ces trois opinions
sur la christologie étaient également opposées aux
deux premiers chapitres de Matthieu; ces deux
chapitres furent supprimés.
La troisième de ces opinions fit introduire quel-
ques modifications dans le récit du baptême de
Jésus par Jean. Ce récit présente^ au reste, dans
l'Évangila des Ébionites, quelques particularités
remarquables. Il nous a été conservé par Épiphane.
Je crois utile de le rapporter ici, en le mettant en
présence du passage correspondant de notre Évan-
gile de Matthieu.
1. Épiphane, ibid., xxx, §3.
ÉVANGILES AFUCUYPHES Jl'DAISAXTS <«
ÉVANGILE DES ÉBIONITKS *. MATTHIEU, III, 43-47.
Le peuple ayant ëtë baptisé ^, 13. Alors Jésus vint de Ga-
Jésus vint aussi et fut baptisé par lilée au Jourdain^ vers Jean,
Jeau. Comme il sortait de Teau^ pour être baptisé par lui. H.
les deux s'ouvrirent, et il vit Mais Jean l'en empêchait, en
TËsprit-Saint de Dieu descendre lui disant : J'ai besoin d'être
sous la forme d'une colombe et baptisé par toi , et tu viens
entrer en lui. Et une voix se fit vers moi I 45. Et Jésus, répon-
entendre du ciel en ces termes : dant, lui dit : Laisse pour le
<t Tu es mon fils bien-aimé; j'ai moment; car c'est ainsi qu'il
mis en loi mon affection 3. » Et nous convient d'accomplir
de nouveau : « Je t'ai engendré tbute justice. Alors il le laissa
aujourd'hui. » Et aussitôt une faire. 46. Et quand Jésus eut
grande lumière brilla en ce lieu, été baptisé, il sortit aussitôt
A cette vue, Jean lui dit : c Qui de l'eau, et voilà que les cieux
es-tu, Seigneur? » La voix se fit s'ouvrirent à ses yeux, et il vit
entendre encore du ciel : a C'est l'Esprit de Dieu descendre
mon fils bien-aimé, dans lequel comme une colombe et venir
j'ai mis mon affection. » Là-des- sur lui. 17. Et voilà une voix
sus, Jean, tombant à ses pieds, du ciel disant :. Celui-ci est
lui dit : « Je t'en prie, Seigneur, mon Fils bien-aimé, en qui j'ai
baptise-moi toi-même. » Mais il mis mon affection,
refusa, disant : « Laisse, car c'est
ainsi qu'il convient que tout s'ac-
complisse. »
Qu'on remarque d'abord ces paroles prononcées
par la voix du ciel : « Je t'ai engendré aujour-
4. Épiphane, Hœres.^ xxx, § 4 3.' Voyez lès textes grecs dans
l'appendice no 3.
2. Ces mots ne sont ni dans Matthieu ni dans Marc, mais ils
se trouvent dans Luc, m, 24 .
3. Ces mots ne sont sous cette forme que dans Marc^ i, 44, et
dans Luc, ii, t%
fti ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
d'hui, » paroles qui ne se trouvent pas dans Mat-
thieu, et qui sont destinées à exprimer l'opinion
ébionite que Jésus ne fut le Messie que du moment
que l'Esprit fut entré en lui. Qu'on remarque en-
suite que l'ordre des faits n'est pas le même dans
rÉvangile des Ébionites que dans Matthieu S qu'il
est en quelque sorte renversé^ les versets 14 et 15
de Matthieu^ modifiés toutefois en uii point im-
portant, ne venant, dans l'Évangile des Ébionites,
qu'après ce qui est raconté dans les versets 16 et 17,
Sous cette forme nouvelle, l'histoire du baptême
de Jésus offre bien plus de naturel et de vraisem-
blance, à la condition cependant d'admettre que
Jésus et Jean ne se connaissaient pas auparavant.
C'est évidemment ce que suppose l'Évangile des.
Ébionites, et, à vrai dire, cette supposition est bien
autrement satisfaisante que celle de leur parenté ^
et ne soulève pas, dans tous les cas, les nombreuses
et presque inextricables difficultés qui sont la con-
séquence de celle-ci ^.
11 est un autre point bien plus important encore,
sur lequel l'Évangile des Ébionites s'écarte du pre-
mier de nos Évangiles canoniques, et aussi, selon
4. Ni dans les passages parallèles de Marc, i, 9-ii, et de Luc,
ni, 24-23.
2. Luc seul parle de la parenté de Jésus et de Jean. Luc, i,
5-25 et 39-56.
3. Hilgenfeld, Zeitschrift fiir wissetmhaftl Theologkj 1863,
p. 380-381 .
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 65
toutes les vraisemblances, de TÉvangile selon les
Hébreux. Cette différence, dont Fétude me paraît
devoir conduire à une plus juste appréciation de
l'origine et de la nature de cette secte, porte sur
une déclaration de Jésus-Christ dans le discours
sur la montagne. Je mets encore ici en regard le
passage de l'Évangile des Ébionites et le passage
correspondant de notre Évangile de Matthieu, avec
lequel s'accordait bien certainement sur ce point
rÉvangile des Nazaréens.
ÉVANGILE DES ÉBIONITES. MATTHIEU, V, 17.
Je suis venu ^ abroger les sa- Ne pensez pas que je sois venu
orifices; si vous ne cessez de abolir la loi et les prophètes; je
sacrifier, la colère de Dieu ne suis venu, non pour les abolir,
cessera pas de peser sur vous s. mais pour les accomplir.
On ne saurait douter un seul instant que le texte
de Matthieu ne présente les paroles véritablement
prononcées par Jésus et, par conséquent, qu'elles
ne soient complètement défigurées dans l'Évangile
des Ébionites. Mais quel motif a pu porter ceux-ci
à mettre dans la bouche du Seigneur précisément
le contraire de ce qu'il avait dit ? Gomment, dans
un Évangile judaïsant, a-t-on pu faire déclarer à
Jésus qu'il était venu abolir les sacrifices? Par
quelles raisons une secte qui pratiquait la circojaci-
sion, qui observait le sabbat et bien d'autres prescrip-
1. C'est Jésus-Christ qui parle.
2. 'EXOov xaToXuoai toç Ouoiaç, xai lav ^vn 7rauoao6E tou Ouslv, ou i*au-
otiat àf ' t){fcâv -h 6^. Ëpiphane, Hœres,y xxx, § 16.
5
6a ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
tiûM mosaïques S avait-elle rompu, sur ce point
important, avec la tradition de la synagogue ? C'est
une explication bien insuffisante, ce me semble, que
de prétendre que cet Évangile, écrit après la des-
truction du temple, n'avait pas à tenir compte des
sacrifices qui ne pouvaient plus avoir lieu ^. Ce n'est
pas parce que les sacrifices n'étaient plus possibles,
c'est pour en combattre la pratique, pour les con-
damner en thèse générale, que ces paroles ont été
mises dans la bouche de Jésus ; elles ont une inten-
tion polémique ; elles sont inspirées par une cer-
taine théorie religieuse, opposée à celle des Juifs.
Ce changement s'explique, au contraire, d'une
manière satisfaisante, si l'on regarde les Ébionites
comme issus d'une secte juive condamnant et re-
poussant les sacrifices sanglants, c'est-à-dire
comme d'anciens Esséniens convertis au christiar
nisme, qui avaient apporté dans leur foi nouvelle
les idées particulières à cette association théoso-
phique et ascétique. Et l'on ne saurait douter de
cette origine, quand on voit que, comme les Essé-
niens , ils avaient en horreur toute nourriture
animale ^, et qu'ils^ tenaient l'usage des bains
quotidiens pour une pratique religieuse *.
4 . 'HXÇai iTfyoM.fSK jiev tou É^icavoç tw irEptTOfi.Yiv xai to aàêêaTov xat
T^ «lu. Éplpbane, Hœres., xxx, § 17.
2. Hilgenfeld, ibid,, p. 382.
3. Épiphane, Hœres., wx, §15.
4. Épiphane, ibid.
ÉVANGILES APUCIIVPIIES JUDAISAxXTS 67
On est confirmé dans celte opinion par quelques
autre» particularites.de l'Évangile des ÉbioniteB,
qui témoignent de leur aversion pour les sacrifices
sanglants et pour l'usage de la chair des animaux.
Quand les disciples demandent à Jésus où il veut
qu'on prépare la Pâque, il ne leur répond pas,
comme dans l'Évangile de Luc (xxii, 15), qu'il a
désiré vivement de manger l'agneau de Pâques avec
eux, avant de souifrir; il repousse, au contraire,^
leur proposition en ces termes : « Ai-je donc bien
désiré de manger la chair de l'agneau de Pâques
avec vous *? » En changeant, « par une fraude
criminelle, » dit Épiphane, une phrase positive en
une phrase négative ^, lés Ébionites avaient voulu
mettre dans la bouche de Jésus une protestation et
contre les sacrifices sanglants et contre l'usage de
manger la chair des animaux. C'est encore dans la
même intention que cet Évangile donne pour nour-
riture à Jean-Baptiste uniquement du miel sau-
vage, éyx^ptâa;, et non à la fois des sauterelles
Épiphane, Hœres., xxx, %%. Dans Luc, xxn, i5, Jésus dit : Èm- _
6'j{ji.ia è-TrÊÔupLyiaa touto to Tcào^a ^a-^sîv [/.eô* upt-wv. Par la nëgatîon fAifi
qu'ils ont ajoutée, les Ébionites ont changé le sens de la phrase,
et, pour qu'il n'y eût pas le moindre doute sur leur intention, iFs
y ont introduit le mot xpsaç.
2. C'est la phrase de Luc qui est ici simplement modifiée par
une négation ; cela prouve clairement que l'Évangile de Luc était
connu des Ébionites ; on en a une autre preuve dans le récit du
baptême de Jésus par Jean^ dans lequel on trouve aussi une
phrase de l'Évangile de Luc, comme je l'ai fait remarquer.
«8 ETUDES SUR LES ÉVANGILES
ixfi^oLç, et du miel sauvage, ^Liki otyptov, comme le
disent Matthieu (m, 4) et Marc (i, 6), modifica-
tion qu'Épiphane ne manque pas de faire remar-
quer, en la blâmant, mais sans en saisir le véri-
table but*.
Ce n'est pas cependant des Esséniensde la Judée
que descendaient les Ébionites. Il faut placer leur
origine dans les associations esséniennes de la
^ Samarie. Ce qui le prouve, c'est que, comme tous
les Samaritains, ils n'admettaient, des livres sa-
crés de l'Ancienne Alliance, que le Pentateuque *.
Et cette preuve est corroborée par l'accusa-
tion qu'Épiphane leur adresse d'être infectés des
superstitions des Samaritains ^; ce qui indique
évidemment que les traditions théosophiques et
ascétiques et peut-être aussi les pratiques tbéur-
giques s'étaient maintenues parmi eux *.
4. Êpiphane, Hœres,, xxx, § 13.
2. Épiphane, ihid.^ xxx, § i5.
3. 2a[xaç&iTti>v (ùv i^ti to ^^eXupov. Ëpipbane, Hœres,, xxx, § 4.
4. Richard Simon donne aussi une origine samaritaine aux
Ébionites, et en môme temps il fait justice, avec autant d*esprit
que de tact historique, de l'opinion répandue parmi les anciens
écrivains ecclésiastiques, qui les faisaient descendre d'un person-
nage nommé Ébion. Après avoir fait remarquer que le mot
Ébionite signifie pauvre, et que, comme nous l'apprend Êpiphane»
jes Ébionites se glorifiaient de ce nom, se vantant d'être pauvres
à l'imitation des apôtres, il ajoute : < Saint Épiphane veut qu'il
y ait eu véritablement un homme appelé Ébion, d'où sont sortis
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS W
L'Évangile des Clémentines * est également un
apocryphe judaïsant. Nos Évangiles canoniques
ne sont pas cités dans les divers ouvrages qu'on dé-
signe sous ce nom générique. Telle n'est pas, il est
vrai, l'opinion généralement reçue. On reconnaît
bien que presque toutes les citations évangéliques
qu'on y rencontre s'accordent en somme avec
notre Évangile de Matthieu, et peuvent, par con-
séquent , avoir été prises dans quelqu'un de ces
Évangiles judaïsants qui offrent de si grandes ana-
logies avec notre premier Évangile canonique;
mais on signale dans les Homélies clémentines ^
les Ébionites, et qui vivait en même temps que les Nazaréens et
les Gérinthiens. Il sb pourrait bien faire que ce Père et tous les
autres qui ont cru qu'il y a eu en effet un homme nommé Ébion»
auteur de la secte des Ébionites, n'aient pas été mieux fondés
pour établir cet Ëbion qu'un certain historien espagnol, qui a
écrit l'histoire des papes en sa langue, l'a été pour inventer un
homme de sa façon appelé Hugo^ hérésiarque sacramentaire, de
qui les hérétiques de France ont été nommés huguenots. » His-
toire critique du texte du Nouveau-Testamentf p. 88 et 89.
4 . On désigne sous le nom de Clémentines un certain nombre
d'écrits apocryphes qui se rattachent au nom de Clément Ro-
main. Les deux principaux sont les Homélies et les Récogni-
tions.
2. On ne peut tenir compte pour les citations évangéliques
que des Homélies, parce qu'on a quelques raisons de croire
que dans les Récognitions, que nous n'avons t{ue dans une
70 KTIOES SLH i.ES lîVAXGILKS
deux citations de l'Évangile de saint Jean (m, 5;
IX, 2 et 3) et quatre de l'Évangile de saint Luc
(VI, 36 et 46; xvii, 1 ; xxiii, 34).
Je ne m'arrêterai pas à faire ressortir combien
il serait étrange qu'un écrivain religieux qui au-
rait eu entre les mains nos quatre Évangiles cano-
niques, n'eût trouvé dans les deux derniers * que
cinq passages à citer, et pas un seul dans le second,
quand il en cite au moins une centaine du pre-
mier. Je vais droit au fait, et je vais essayer de
prouver que l'auteur des Homélies clémentines,
n'a pas emprunté^ ces six citations à saint Jean
et à saint Luc.
Le fait me paraît manifeste pour le passage de
l'homélie IIP, § 57, dans lequel on veut voir
une citation de Luc^ vi, 36, et qui est bien plutôt
une citation 'de Matthieu y v, 44-46. Que le
lecteur juge en lui-même ; jtb mets les passages
sous ses yeux.
Homélie III, § 57 : « Soyez bons et miséricor-
dieux, comme votre Père qui est dans les eieux,
lequel fait lever son soleil sur les bons et les mé-
chants et envoie la pluie aux justes et aux in**
traduction latine due à Rufin, ces citations ont été, peul-étpe
à dessein, peut-être aussi seulement par un effet de Thabitude
des Évangiles canoniques, soi t^ rapprochées des textes de ces
Évangiles, soit remplacées par ces textes mêmes.
i. On ne trouve pas la moindre trace de citations se rap-
prochant du texte de saint Marc.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 71
justes. » — LuCy VI, 36 : « Soyez donc miséri-
cordieux, de même que votre Père est miséricor^
dieux. » — Et Matthieu , v, 44-46 : « Aimez vos
ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent,
faites du bien à ceux qui vous haïssent, prie2 pour
ceux qui vous maltraitent et qui vous persécu-
tent, afin que vous soyez les fils de votre Père qui
est dans les cieux, lequel fait lever son soleil sur
les bons et les méchants et envoie la pluie aux
justes et aux injustes. » L'auteur des Homélies
clémentines a tout simplement résumé les divers
préceptes qui précèdent le verset 46 de Matthieu
dans les mots : « Soyez bons et miséricordieux, >»
et il n'avait pas besoin pour le faire du passage de
Luc (VI, 36).
Le second passage, qu'on tient pour une cita*
tion de Luc, vi, 46, se trouve dans l'homé-
lie VIII, § 7, La phrase est certainement la même
dans les deux écrits, quoique un peu différemment
rédigée. Il y a dans Luc : « Pourquoi m'appelez^
vous : Seigneur, Seigneur, et vous ne faites pas
ce que je dis ; » et dans l'homélie : « Pourquoi me
dis-tu : Seigneur, Seigneur, et tu ne fais pas , ce
que je dis ^ * La différence est sans doute bien peu
i. Dans le texte original':
LUC, VI, 46. HOMÉLIE VIII, g 7.
Tî Ifi [f.i xoXeÎTS * xu^ts^ xupu, Ti pie Xé'yeiç * xupis, K{(^(e, Xat
xai oô iroieÎTB é, Xs-yw. où woisîç à Xé-y©.
72 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
considérable. Le singulier d^un côté et le pluriel
de Tautre, et le mot dire au lieu du mot appeler,
voilà tout. Mais plus elle est légère, et moins elle
est motivée ; et Ton se demande en vain pourquoi,
si Fauteur des Homélies avait TÉvangile de Luc à
sa disposition, il ne Ta pas cité textuellement.
Dira-t-on qu'il l'a cité de mémoire? C'est bien pos-
sible ; mais n'est-il pas possible aussi qu'il ait cité
de mémoire une parole transmise par la tradition,
ou qu'il avait lui-même entendue citer?
Le troisième passage de Luc, qu'on croit cité
dans les Homélies, comprend les paroles que Jésus-
Christ prononça sur la croix. Ces paroles sont
dsins Luc y xXiii, 34 : « Père, pardonne-leur; ils
ne savent ce qu'ils font ; » et dans l'homélie XI,
§ 20 : « Père, pardonne-leur leurs péchés ; ils ne
savent ce qu'ils font *. »
11 n'y a pas à s'arrêter à la différence insigni-
fiante du mot a dans l'homélie et du mot Tt dans
l'Évangile. Mais qui ne voit que l'addition des
\ mots' « leurs péchés * dénature complètement la
pensée du Sauveur? C'est l'acte injuste et impie
que les Juifs viennent de commettre en le cruci-
fiant, et non leurs péchés en général, que Jésus-
4 . Dans le grec :
LUC, XXIII, 34. HOMÉLIE XI^ § SO.
nscTE^y ai(fii aÙTCÏ; • où ^àp oi- IlfltTep, à^t; aÙTOÏ; Ta; àp.oipTia;
^%(ji TÎ TTOtoûoi. *Otmv, cO fàp Gi^aoïv A roicuatv.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 73
Christ demande à Dieu de leur pardonner. Ces
mots ne modifient pas seulement la pensée, ils
en représentent une autre d'un ordre inférieur ;
ils n'auraient pas été introduits dans ce texte,
si l'auteur des Homélies avait eu sous les yeux un
Évangile de Luc, si même^ sans l'avoir alors sous
la main, il avait été familier avec cet Évangile. Ce
n'est pas certainement d'après ce document sacré
que les paroles du Seigneur sont rapportées ici; elles
ont été empruntées à la tradition *. Elles étaient
certes assez remarquables pour s'être conservées
parmi les chrétiens, sans le secours d'un texte
écrit, et d'un autre côté la présence de ces mots
« leurs péchés, » qui, en en modifiant le sens, en
affaiblissent l'énergie, prouve qu'elles viennent bien
de la tradition, qui a pour effet constant d'émous-
ser les pensées les plus fortes et de couvrir les
plus originales d'une teinte de trivialité.
On trouve dans l'homélie XII, § 29, une ci-
tation qui semblerait, à plus juste titre que les pré-
cédentes, indiquer un certain usage de notre
troisième Évangile canonique. Elle semble, au
premier abord , une combinaison d'un passage de
Matthieu (xviii, 7) et du passage parallèle de Luc
(XVII, 1). Elle est précédée dans l'homélie d'une
4 . Je ne veux pas dire par là que Tauleur des Homélies les ait
citées d'après la tradition , mais qu'elles étaient passées de la
tradition dans l'Évangile dont il se servait.
74 KTUDES SUR LES ÉVANGILES
phrase qui ne se trouve pas dans les Évangiles ca-
noniques, mais qui est donnée, aussi bien que celle
qui la suit, pour une déclaration du Seigneur.
Peut-être a-t-elle été prononcée par Jésus-Christ;
mais il se peut aussi qu'elle n'ait été insérée dans
l'Évangile judaïsant que comme une sorte d'anti-
thèse propre à mieux faire ressortir le sens des pa-
roles suivantes. Quoi qu'il en soit, voici les trois pas-
sages en regard :
HOMÉLIE, XII, § 19.
Il faut qu'il arrive
des biens, et bien-
heureux est celui
par qui ils arrivent.
De môme, c'est une
nécessite qu'il ar-
rive des maux, mais
maHieur à celui par
qui ils arrivent.
MATTHIEU, XVIII/ 7.
C'est une néces-
sité qu'il arrive des
scandales, mais mal-
heur à l'homme par
qui le scandale ar*
rive.
LUCï XVII, 1.
Il est impossible
qu'il n'arrive des
scandales, mais mal-
heur à celui par qui
ils arrivent*.
Faut-il admettre qu on ait préféré ici, après les
avoir comparées, la rédaction de Luc à celle de
Matthieu? Mais quelle apparence que, dans un
4. Les rapports sont plus sensibles dans les textes originaux.
Ta dt-yadàiXOliv^eî,
ôetv rà GDcàv^aXa,
TtXYiv oC>at Tô âvftpfdtrcd
Xgv epx^Tai.
Àviu^exTo'v êoTi To5
(AT) éXôetv rà «Mtv^aXa,
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISAiNTS 75
livre spécialement consacré à combattre saint
Paul, on ait eu recours à un Évangile qui pas-
sait pour avoir été écrit, sinon sous sa dictée, du
moins sous son inspiration? Avant d'admettre une
explication aussi pleine d'invraisemblance, il fau-
drait avoir épuisé toutes les hypothèses possibles,
et dans un sujet où Ton ne peut guère procéder
que par conjecture, le nombre en serait grand. Je
serais, pour ma part, disposé à expliquer les trois
ou quatre ressemblances qui se remarquent entre
l'Évangile dont s'est servi l'auteur des Homélies
et notre troisième Évangile canonique, en suppo-
sant qu'on avait introduit dans le premier quel-
ques passages d'un des documents employés ou
consultés par saint Luc. Qui sait même si, parmi
ces documents, il ne se trouvait pas quelque an-
cienne traduction grecque de l'Évangile des apô-
tres, et si cette ancienne traduction n'a pas été le
thème premier des Évangiles grecs des sectes ébio-
nites et des sectes voisines * ?
Une citation de l'Évangile de saint Jean dans les
Homélies clémentines ne serait pas un fait moins
surprenant qu'une citation de l'Évangile de saint
Luc. Examinons celles qu'on assure y trouver. C'est
4. Il ne faut pas oublier que ces sectes se servaient, non
comme leç Nazaréens de la Syrie, de l'Ëvangile écrit en bëbreu,
maie d'Évangiles grecs qui étaient évidemment des traductions
de celui-ci, plus ou moins modifiées.
76 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
d'abord le passage Jean, m, 5 ; il est cité, dit-on,
dans la XP homélie, § 26. Voici ce qu'on y lit :
« En vérité je vous dis que si vous ne renaissez pas
de Teau de vie (ou de l'eau vivifiante), au nom du
Père, du Fils et du Saint-Esprit, vous n'entrerez
pas dans le royaume des cieux *. » On trouve éga-
lement ce passage dans les Récognitions, mais dé-
gagé de deux des détails de la citation précédente.
Il y est présenté en ces termes : « Je vous dis en
vérité que, si l'on ne renaît d'eau, on n'entrera pas
dans le royaume des cieux ^. > Enfin il est cité
par Justin Martyr sous cette forme encore plus
simple : « Le Christ a dit : Si vous ne renaissez,
vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux ^. »
De ces trois rédactions, la plus ancienne est
certainement celle qui est la moins explicite. On
peut se rendre compte comment les deux autres en
sont dérivées ; le contraire ne se comprendrait pas.
La renaissance ou la régénération dont il est ici
4. Àfi.iQv X6*]f<ii> Op.ïv, èàv [iifj àva-YevvYiÔTiTs uS'aTt ÎJwti; (ou, d'après
une autre leçon, u^an î^ôvti), eiç ovopta Trarpbç, uîoO xai â'^Uu
TrveupATOc, où p.T) EioeXOçTS sic ty<v ^aiXeîav tûv oOpavûv. Homil.
XI, § 26.
2. Amen dico vobis nisi quis denuo renatus fuerit ex aqua,
non introibit in régna cœlorum. Reœgnit^ cap. vi, § 9. Cette
traduction suppose ce texte grec : if^viv Xt-yu u)mv, iw* f^^ nç
àva'^EWYiOvi â^art, où [ayi ct9éX6n tiç ttiv paaiXctav tûv oùpavûv.
3. Kat ^àp é XpioToç tl'irtv * &v p.iQ àvft'^tvwiô^e, où (xv) ttatXOvirt
lîç vh PttotXttav Twv oùpavMv. Apolog. 1, §64, dans Justini
Martyris opéra, p, 94, A,
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 77
question désigne le changement qui s'opère dans
le néophyte qui, de juif ou païen qu'il était d'a-
bord, devient chrétien par le baptême. C'est ce
que nous apprend Justin Martyr. Voulant expli-
quer aux païens comment on est admis au nombre
des chrétiens^ il leur dit que quiconque admet la
vérité de ce qu'enseignent ceux-ci et prend la réso-
lution de s'y conformer dans sa vie^ est^ conduit,
après qu'on a jeûné et prié pour la rémission de ses
péchés, au lieu où se trouve l'eau du baptême,
que là il est régénéré comme le sont tous les autres
chrétiens et qu'il est purifié par l'eau, au nom du
Père, créateur et maître de toutes choses, du Sau-
veur Jésus-Christ et du Saint-Esprit, « car, ajoute-
t-il, le Christ a dit : Si vous n'êtes régénérés,
vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux *. »
L'auteur des Récognitions inséra dans ce pas-
sage les mots u^aTi « par l'eau^ » ex aquâ, comme
a traduit Rufin 2. Ce terme n'ajoutait rien au sens,
ni ne l'altérait en rien, puisque c'était bien par
l'eau du baptême que s'accomplissait la régénéra-
tion, du moins dans l'idée de Justin Martyr, et de
ceux qui ont composé ou arrangé les Clémen-
4. Justin Martyr, Opera^ p. 93 et 94.
2. J'adopte l'hypothèse qui place la composition des Réco-
gnitions avant celle des Homélies. Hilgenfeld, Die clementinis^
chen Recognitionen und Homilien, p. 49 et suiv. — Ritschl , Die
Enstehung der alten katholischen Kirche. 4850, p. 453 et suiv.
78 KTlDj^S Sl'H LES ÉVAMGILKS
lines; mais il le rendait plus clair *, et le mettait
d'ailleurs en harmonie avec le système de cette
secte, système dans lequel l'eau joue un rôle des
plus importants ^. On pouvait désormais citer cette
déclaration du Seigneur, sans avoir, besoin, pour en
faire comprendre le sens, d'entrer dans les expli-
cations que l'absence de ce terme rendait néces-
saires et que Justin Martyr n'avait pas manqué
d'en donner.
L'auteur des Homélies clémentines crut devoir
à son tour ajouter un mot nouveau % pour bien
marquer que l'eau du baptême par laquelle on
était régénéré, était une eau vivifiante, et en même
temps il lui sembla utile de joindre à cette indica-
tion la formule employée dans la cérémonie du
baptême, qui se conférait,- comme on sait, au nom
du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Par ces additions appelées, pour ainsi dire, par
la nature même des choses, le passage cité par Jus-
tin Martyr prit la forme sous laquelle il se présente
dans les Homélies clémentines.
Il est de la plus grande vraisemblance que ce
i. Ce terme « par l'eau » venait ici si naturellement, que
le traducteur français de Justin Martyr Ta introduit dans la
citation faite par ce Père, quoiqu'il ne soit pas dans le texte
grec. Leê Pères de l'Église trad, par de Genoude, t. I, p. 418.
S. Ublhorn^ Bie Homilien nnd Recognitionen, p. 214 et 245,
254 et %&%.
3. zôvTt OH î;«w^^
ÉVANGILES AlMXaiVJMIES JUDAISAXTS 7«
passage tel qu'il est rapporté par Justin Martyr,
se trouvait dans les Mémorahles des apôtres,
c'est-à-dire dans l'ancien Évangile , à l'usage des
communautés chrétiennes judaïsantes de la Syrie.
Est-ce aussi sous cette forme qu'il était dans l'Évan-
gile dont se servit l'auteur des Récognitions? C'est
peu probable ; on peut croire qu'il y était rédigé
dans les mêmes termes que nous le trouvons dans
ce dernier ouvrage. Sous pette forme, qui est une
sorte de moyenne entre celle qu'il a dans la pre-
mière apologie de Justin Martyr, et celle dans la-
quelle il est cité dans la XP homélie, il offre avec
Jean, m, 5, une analogie encore plus frappante
que sous les deux autres. Prenons-le donc tel qu'il
est dans les Récognitions pour le comparer avec le
passage correspondant du quatrième Évangile ca-
nonique. Si nous trouvons qu'il ne vient pas de
celui-ci, nous pourrons conclure à fortiori que les
autres en sont également indépendants.
Mettons d'abord les deux passages en re-
gard :
RÉCOGNITIONS, VI, 9. JEAN, UI, 5 1.
En vérité, je vous dis que En vérité, je vous dis que si-
si l'on ne renaît d'eau, on n'en- Ton ne renaît d'eau et d*es-
4. Ce verset & est Fexplicsftion du 3^, dans lequel Jésus-
Christ avait dit à Nicodème : « En vérité, je te dis que per-
sonne ne peut voir le royaume de Dieu, s'il ne naU de nou-
veau. »
#
80 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
trera pas dans le royaume des prit, oii n'entrera pas dans le
deux. royaume de Dieu *.
Le passage de l'Évangile ébionite a-t-il été em-
prunté à l'Évangile de saint Jean? Quand on con-
naît la profonde aversion des judéo-chrétiens pour
les anti-judaïsants, on est fort peu disposé à le
croire. On ne saurait se rendre qu'à des faits po-
sitifs, et on ne peut en citer un seul. On ne peut
en appeler qu'à la ressemblance des deux pas-
sages, et cette ressemblance n'est pas même une
preuve que l'un dépende de l'autre, car ils pour-
raient venir d'une source commune. Si Ton vou-
lait à tout prix que l'un dérivât de l'autre, ce ne
serait pas en faveur de la priorité de celui de
saint Jean que serait le plus grand degré de vrai-
semblance.
Ce passage, en effet, contient un élément de plus
que celui de l'Évangile ébionite, et dans l'ordre
naturel des choses, c'est toujours le plus riche qui
doit être considéré comme un développement de
celui qui l'est moins. Tandis que, d'après TÉvan-
i. Et dans les textes originaux, en rétablissant en grec la
traduction latine du passage des Récognitions :
RÉCOGNITIONS, VI, 9. JEAN, III, 5.
kiL'kt Xi'^tA 0|i.tv • lav [Ali Ti; Àp-w Xt-Y» aoi • lav fx-n n; ^vi~
àva']^tvw]0^ u^ATt, où u.t| eîaéXOy) vnOii i^ S^aroç xat icveufxaToç, ou
ziç rkt ^acnXtîav tûv cupavâv. ^v%Tat eiveXôeXv et; rnv ^aatXetxv
TOU 6tou.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 81
gile ébionite, la régénération est produite par
Teau du baptême, le quatrième Évangile cano-
nique enseigne qu'elle esf le résultat de Teau et
de Tesprit, JLie simple fait du sacrement suffisait
aux judéo-chrétiens pour expliquer le changement
moral du nouveau chrétien ; l'Évangile de saint
Jean déclare qu'il faut y joindre l'action de l'Esprit-
Saint. Évidemment cette dernière doctrine de la
régénération est un amendement, un perfectionne-
ment, si l'on veut, de la première. Elle lui est par
conséquent postérieure, et le passage de l'écrit ébio-
nite représenterait un ordre plus ancien de croyances
que celui du quatrième Évangile canonique.
Ne serait-il pas possible, cependant, que les judaï-
sants eussent éliminé le terme que contient en plus
l'Évangile canonique, le teaant pour inutile dans
leur théorie de la régénération par le baptême?
Il me paraît difficile de le croire et voici pourquoi.
Une élimination de ce genre supposerait néces-
- saîrement une polémique sur la doctrine de la ré-
génération par le baptême, et on ne trouve pas la
moindre trace d'une polémique de ce genre ni dans
les Homélies ni dans les Récognitions. La théorie
du baptême est fort vague dans ces écrits ; elle ne
tient logiquement à aucun des traits essentiels du
système général qui y domine ' ; il n'y avait au-
4. Ublhorn, Die Homilien und Recognitionen, p. 243 et suiv.,
250 et suiv.
6
82 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
cune raison de nier sur ce point la doctrine sup-
posée par le passage du quatrième Évangile cano-
nique. Il n'est peut-être pas inutile d'ajouter que
dans la onzième homélie, comme dans le passage
correspondant des Récognitions (vi, § 9) le
discours s'adresse, non à quelque parti chrétien
dans une vue polémique, mais aux divers philoso-
phes païens, dans une intention apologétique,
dans le dessein de les convertir au christianisme *.
De quelque côté qtf on regarde, on ne saurait voir
quel intérêt les judaïsants auraient eii à tronquer un
texte de l'Évangile de saint Jean et à l'insérer sous
cette nouvelle forme dans un de leurs Évangiles.
J'aimerais mieux cependant admettre que le
passage de- l'Évangile des Ébionites et celui de
notre quatrième Évangile canonique ont l'un et
l'autre leurs racines dans une déclaration du Sei-
gneur, comprise ici d'un point de vue purement
moral, et là dans un sens inystique. Les paroles de
Jésus-Christ en expliqueraient la ressemblance
frappante, et le sens différent dans lequel on les
entendit de part et d'autre la légère différence qui
les distingue. Gomment ces paroles ne se trouvent-
elles pas dans les Évangiles synoptiques? Je ne
sais ; mais on a bien des raisons de croire que tous
les discours du Seigneur n'y sont pas rapportés.
4. Hilgenfeld, Die clemmtin. Recognitionen und HomUien,
p. 224-225.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS H3
Gomment, n'étant pas dans l'Évangile de saint
Matthieu, se trouvent-elles dans l'Évangile des
apôtres S et par suite dans celui des Ébionites?
Gomme bien d'autres, sans doute, elles furent em-
pruntées à la tradition.
Je ne vois pas la nécessité de faire dériver la
doctrine de la renaissance d'un passage de Luc
combiné avec un autre de Matthieu, comme le fait
M. Volkmar. Sans doute, il n'aurait pas été im-
possible que l'idée de la nécessité d'une régéné-
ration fût sortie par voie de déduction de ces
paroles du Seigneur : « Quiconque ne recevra pas
le royaume de Dieu comme un enfant, n'y entrera
pas *. » On aurait pu se dire : s'il faut avoir les
sentiments et la pureté d'un enfant pour avoir
accès dans le royaume de Dieu, nous ne pouvons
espérer d'y entrer qu'en naissant de nouveau 3.
Mais à quoi bon cette hypothèse, quand on sait
que, pour être une doctrine essentielle du chris-
tianisme, l'idée de la régénération n'en est pas
moins une doctrine qui lui est antérieure. Les Juifs
palestiniens la connaissaient aussi bien que les
4. Il ne faut pas oublier que Justin Martyr connaît ces pa-
roles de Jésus-Christ. Elles étaient, par conséquent, dans l'Évan-
gile dont il se servait et qui était celui des chrétiens judaïsants
de la Syrie.
2. Luc, XVIII, 46 et 17, etMatth., xix, 14.
3. Volkmar, Ueber Justin den Martyrer und sein Verhalt-
niss zu unsem Evangelien, p. 4 2 et suiv.
84 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Juifs alexandrins, avant que Jésus-Christ Teût
enseignée. A Jérusalem, les pharisiens appelaient
un prosélyte une nouvelle créature *, et Philon
tient pour un homme nouveau celui qui passe des
vertus inférieures aux vertus supérieures ^.
La seconde citation de notre quatrième Évangile
canonique, signalée dans les Homélies clémentines,
se trouve dans l'Homélie XIX, § 22. Je mets en-
core ici les deux passages en présence.
Jean, ix, 2 et 3. homélie xix, § t%.
Et ses disciples Tinterrogè- Notre maître répondit à ceux
rent en ces termes : Maître, qui qui lui demandaient au sujet de
est-ce qui a péché? Est-ce Taveugle de naissance, auquel
cet homme, ou son père, ou sa il rendit la vue, si c'était lui ou
mère, pour qu'il soit né aveu* ses parents qui avaient péché
gle? Jésus répondit : Ce n'est pour qu'il fût né aveugle : Ce
point qu'il ait péché, ni ses pa- n'est point qu'il ait péché en
rents; mais c'est afin que les quelque chose, ni ses parents;
œuvres de Dieu soit manifestées mais c'est afin que par lui fût
en lui. manifestée la puissance de Dieu
qui guérit les péchés d'igno-
rance 3.
i. Lighlfoot, Horœ hebr, sur Jean, ni, 3.
2, Philon assure que le père des croyants devint un autre
homme en s'élevant de la connaissance rationnelle à la connais-
sance mystique, et que, comme marque de cette régénération^
il reçut un autre nom. Il se nommait d'abord Abram; il fut
depuis appelé Abraham. Ajoutons que quand saint Paul prit un
nouveau nom après sa conversion au christianisme, il ne fit que
suivre une coutume générale parmi les Juifs. Un honome qui
changeait de sentiments religieux devenait une nouvelle per-
sonne, et devait^ par conséquent, être désigné par un nouveau
nom.
3. Voyez les textes grecs dans l'appendice no 4 .
ÉVANG LES APOCRYPHES JUDAISANTS 8»
La ressemblance est frappante. Faut-il en con-
clure que le passage de la XIX® homélie est né-
cessairement une citation de Jean , ix, 2 et 3? Je
ne le pense pas.
Qu'on remarque d'abord que le texte de Tho-
mélie est plus explicite que celui de notre quatrième
Évangile. Il indique quelle est l'espèce d'œuvres
que la puissance divine doit opérer en cetfe circon-
stance : c'est de guérir les péchés d'ignorance, et
c'est par suite d'un péché d'ignorance commis par
le père et la mère de Taveugle que celui-ci est né
avec cette infirmité. Rien de semblable dans le
texte de saint Jean. Si cet homme est né aveugle,
c'est tout simplement, d'après l'Évangile canoni-
que, afin de donner à Jésus-Christ l'occasion de
manifester sa puissance divine.
Si l'on tient compte de cette différence, on ne
pourra s'empêcher de croire que le contexte des
paroles du Seigneur n'ait été autre dans l'Évangiie
cité par l'auteur de la XIX® homélie, que dans
notre quatrième Évangile canonique. Saris cela, les
derniers mots de ce passage t^ç âyvoiaç itùidyf'fi toc
à(jLap'nf(ji.aTa (qui guérit les péchés d'ignorance) se-
raient incompréhensibles, et présenteraient une
énigme indéchiffrable*.
i . Si Ton n'avait, pour s'éclairer, ce qui amène cette citation
dans la \ix^ homélie, § ^t, on ne se douterait jamais de la
violation de quelle prescription mosaïque les parents de l'aveugle
se sont rendus coupables.
86 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Dans tons les cas, si ces paroles se lisaient réel-
lement dans rÉvangile cité dans cette homélie, et
ne sont pas une addition de l'auteur de ce dernier
écrit, on est bien obligé de reconnaître que cet
Évangile n'était pas celui de saint Jean, dans le-
quel elles ne se trouvent pas.
Supposons toutefois qu'elles aient été ajoutées par
l'auteur de la XIX® homélie, qui aura voulu ex-
pliquer de quelle manifestation de la puissance de
Dieu Jésus-Christ avait entendu parler? Les deux
passages deviennent alors presque entièrement
identiques. Les deux légères dilférences par les-
quelles ils se distinguent l'un de l'autre ne valent
pas la peine qu'on s'y arrête. Cette identité nous
oblige-t-elle à voip dans le passage de la XIX®
homélie une citation de Jean, ix, 2 et 3? Non, car
rien ne nous prouve que ce récit, tel qu'il est dans
notre quatrième Évangile canonique, ne se trouvât
aussi dans un ou plusieurs des nombreux Évangiles
qui circulaient à cette époque parmi les chrétiens
de toutes dénominations.
Il est assez étrange que, quand il existait dans
les premiers siècles tant d'Évangiles, on. raisonne,
chaque fois qu'il est question d'un acte ou d'une
parole de Jésus-Christ, comme s'il n'y avait eu
alors que nos quatre Évangiles canoniques. La plu-
part des faits et des enseignements rapportés dans
ceux-ci pouvaient, devaient même, se rencontrer
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 87
dans bien d'autres encore, et quand il s'agit d'écrits
antérieurs au m® siècle, et surtout d'écrits appar-
tenant à des sectes dissidentes, on ne saurait jamais
affirmer avec certitude, à moins d'indications pré-
cises, que des citations de paroles du Seigneur,
même conformes à des textes des Évangiles cano-
niques, aient été prises dans ces Évangiles.
Dans cet état de choses, et pour qui connaît les
dissentiments profonds qui existaient entre les di-
vers partis chrétiens du ii® siècle, rien n'est moins
probable. qu'une citation de l'Évangile de saint Jean
dans un ouvrage tel que les Homélies clémentines.
Quand le récit de la guérison de l'aveugle de nais-
sance pouvait être rapporté dans plusieurs Évan-
giles, quelle apparence qu'un judaïsànt fanatique
et exalté eût été l'emprunter précisément à celui
qui est la condamnation la plus formelle du judéo-
christianisme?
Des considérations que je viens de présenter^ je
crois pouvoir conclure que les auteurs des Clémen-
tines, et avec eux la fraction des Ébionites à
laquelle ils appartenaient, ne faisaient pas le
moindre usage de nos Évangiles canoniques et se
servaient d'un Évangile qui leur était particulier.
Que cet Évangile eût les plus grandes analogies
avec celui de saint Matthieu, c'est ce qui ne peut
pas même être mis en question. Toutes les citations
qui en sont faites dans les Homélies clémentines,
88 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
sauf huit qui ne se retrouvent d'ailleurs dans
aucun écrit canonique, s'accordent avec notre pre-
mier Évangile, sinon toujours textuellement, du
moins dans les traits essentiels. Mais ce n'était pas
cet Évangile canonique, puisqu'il renfermait des
passages qui ne se trouvent pas dans celui-ci et
qu'il en différait parfois dans la rédaction.
L'Évangile des Clémentines était-il l'Évangile
des Hébreux, comme on le suppose généralement ?
Je ne saurais le croire. Sans doute il en dérivait ;
il appartenait à cette nombreuse famille d'Évan-
giles qui en sont sortis ; mais il s'en distinguait
peut-être par des omissions, et à coup sûr par
des additions^ Je n'ai pas à en chercher bien loin
la preuve. Le passage cité dans les Récognitions,
VI, 9, dans lequel on a voulu voir, à tort, comme
je l'ai montré, le passage de l'Évangile de saint
Jean, m, 5, diffère de ce même passage cité dans
la première Apologie (§61) de Justin Martyr, par
le mot SJaTt qui y a été ajouté. Or la citation de
Justin Martyr reproduit le texte de l'Évangile des
Hébreux, et par conséquent ici l'Évangile des
Clémentines ne lui était pas parfaitement identique.
La différence entre les deux Évangiles se bor-
nait-elle là ? Ce n'est certes pas croyable. Quand
sur les trente phrases, ou membres de phrases, qui
nous restent de l'un et de l'autre, et sur lesquels
nous pouvons les comparer, nous les trouvons dif-
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 89
férant une fois, la vraisemblance veut que nous
établissions une semblable proportion de diver-
gences sur un millier, au moins, d'autres passages
qui nous sont inconnus.
A la preuve précédente, qui me paraît positive,
j'en ajouterai une autre qui n'a pas, il est vrai,
le même degré de certitude, mais qui me semble
des plus probables. Cette parole de Jésus-Christ,
« Soyez des banquiers éprouvés >, si souvent ré-
pétée par les Pères de TÉglise, et citée également
et à plusieurs reprises dans les Homélies clémen-
tines * et dans les Récognitions^, ne se trouvait
pas, d'après toutes les vraisemblances, dans l'Évan-
gile des Hébreux. Je ne voudrais certes pas le
conclure du silence de Justin Martyr ; s'il ne la
cite pas, c'est peut-être parce qu'il n'a pas eu
l'occasion de le faire. Mais saint Jérôme, qui con-
naissait l'Évangile des Hébreux, puisqu'il le tra-
duisit en grec et en latin, la cite comme étant du
Seigneur ^, sans faire remarquer qu'elle était dans
cet. Évangile, comme il le fait pour d'autres qui
ont comparativement une moindre importance. Il
y a plus ; parmi les nombreux passages de cet
Évangile, dont il fait mention et qui paraissent
ceux par lesquels il diiférait essentiellement de
1. HomiL II, § 51; m, § 50; xviii. § 20.
2. Recognit, ii, 51.
3. Jérôme, Opéra, éd. Martianey, t. IV, col. 320, Epiêtola
ad Minervium et Alexandrum,
90 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
notre premier Évangile canonique, celui-ci n'est
pas indiqué. Ce précepte de Jésus-Christ est ce-
pendant tellement remarquable, qu'on ne s'ex-
plique guère comment cet écrivain ecclésiastique
qui parle si souvent de [l'Évangile des Hébreux,
qui n'est pas éloigné, comme on l'a vu, de le
tenir pour l'original hébreu de notre Évangile de
Matthieu, aurait pu le passer sous silence, quand
d'ailleurs il est convaincu qu'il a été donné par le
Seigneur. S'il n'en parle pas, c'est qu'il n'était pas
dans cet Évangile; cela me paraît de la plus
grande vraisemblance. Et au fait on a de bonnes
raisons de croire que la fraction des Ébionites * à
laquelle appartiennent les Clémentines, eut des
motifs dogmatiques d'insérer dans son Évangile
cette déclaration du Seigneur, fort souvent répétée
pendant les premiers siècles et universellement re-
gardée alors comme authentique. J'en donnerai
bientôt la preuve.
Cet Évangile des Clémentines était-il celui dont
4 . Les Ébionites ue formaient pas une secle homogène; ils se
divisaient au moins en deux parties distinctes. At-rrol É&uvoïoi,
É^wvalGt àfAtportpoi, disent en parlant d'eux Origène (Contra Cel-
8um, lib. VI, cap. 61) et Eusèbe {Hist, eccles., lib. III, cap. 27).
Théodoret semble également reconnaître deux classes d'Ébio-
nites. Après avoir, en effet, parlé d'une secle ébionile, il ajoute:
À^Xyi ^è irxpà TauTDV ou^jjkopia rfiv aùryiv i'}f«»vu(i.tav l'x^uaa. Fabulœ
hœret , lib. H, § i. Voyez d'ailleurs les ingénieuses explicdlions
(le M. Hilgenfcld sur ce sujet, Die clément. Recognitionen und
Homilienj p. 9-48.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 91
il a déjà été question sous le nom d'Évangile des
Ébionîtes? Encore moins. On n'a qu'à les compa-
rer, pour en être pleinement convaincu.
Celui-ci, on l'a vu, en opposition à notre pre-
mier Évangile canonique et sans le moindre doute
aussi à rÉvangile des apôtres en usage parmi les
Nazaréens, mettait dans la bouche de Jésus-Christ
ces étranges paroles : « Je suis venu abroger les
sacrifices *. » L'Évangile des Clémentines, au con-
traire, rapporte cette déclaration du Seigneur telle
qu'elle est dans l'Évangile de saint Matthieu, telle
aussi qu'elle était dans l'Évangile des Nazaréens,
« Je ne suis pas venu abolir la Loi *, » dit-il; ce
passage est cité dans la IIl® homélie, § 51, et pour
qu'il ne reste pas le moindre doute sur ces paroles,
l'auteur des Homélies ajoute presque aussitôt cette
autre parole de Jésus-Christ : « Le ciel et la terre
passeront, mais il ne tombera pas de la Loi un seul
iota ou un seul accent ^. »
Ces deux déclarations contraires se trouvaient-
elles dans le môme Évangile? Il est difficile de le
croire.
Ce n'est pas cependant que dans les Clémen-
4. Épiphane, Hœres., xx\, § 46.
2. Oùx ^>^v xaraXOcai tov vo|i.ov. Homélie III, § 1.
3. *0 GÙpavô; xal iâ ^vi frapeXeuTOvrai, (ûtoc ^è fv rt p.ta xt^oita cù
[ATi irapéxôn àirb tcO vd|i.ûu. Homélie ifi, § 1; Épitre de Pierre à
Jacques, § 2, dans Clementis Romani quœ feruntur homiliœ
viginti, éd. Dresse!, p. 5. Ce sont exactement les mêmes paroles
que dans J|fa((A., v, 48.
W ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
fines on ne tienne aussi les ssicriflces pour abro-
gés * ; cette opinion est commune à tous les Ébio-
nites; mais on ne voit pas que le parti auquel
appartenaient ceux des Clémentines ait cru devoir
modifier le texte primitif tel qu'il est dans MaU
thieuy V, 17, dans le sens de cette opinion. Si ce
texte avait été dans son Évangile tel qu'il est dans
le passage de l'Évangile des Ébionites, cité par
Épiphane, les auteurs des Clémentines s'en se-
raient sans doute servis pour appuyer leur^ doctrine
de l'abrogation des sacrifices, et ils ne le font nulle
part. Au lieu d'en appeler à ce texte qu'ils n'ont
pas, ils expliquent comment il se fait que, la Loi
n'étant pas abrogée, les sacrifices puissent l'être.
C'est que la Loi a reçu, selon eux, des altérations^,
et ce n'est pas de cette loi altérée, mais delà vraie
loi ^ de Moïse que le Seigneur dit qu'il n'est pas
venu l'abolir, et qu'il n'en tombera pas un iota ou
un accent.
Il faut donc savoir discerner dans les Écritures ce
qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux *. C'est ce
que Jésus-Christ a enseigné à ses disciples, en leur
disant : « Soyez des changeurs éprouvés *^ , » ou,
4 . nOp^ûp.ci>v(i€svvuaiv. Il éteint le feu des auteU. Homil. ni, § 26.
2. ''On fji.t(ii(XTai rà &kM tgî; «psu^caiv. HomiL III, § 50.
3. 'O ovTw; vôfxoç. HomiL m, § 54 .
4. Iaçû; ^iiÇai Twv •yf^pap.ji.ivcûv TrcTa lanv aXrfirï, «oXa ^à ^imH.
Homil. III, § 48.
5. rîv(o6i Tpai7i2[ÎTau ^oxijuoi. HomiL m, § 50.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS »3
d'après la citation plus complète de Clément d'A-
lexandrie : « Soyez des changeurs éprouvés, ne
retenez que ce qui est de bon aloi; rejetez le
reste *. » Quiconque veut être sauvé, doit donc,
comme le Maître Ta dit, se faire le juge dès livres,
et éprouver les Écritures 2.
Ces paroles allaient à merveille à une secte qui
avait besoin de faire un choix dans les Écritures
pour y trouver sa doctrine. La tradition orale les
avait seule transmises jusqu'alors; le parti ébionite,
auquel appartiennent les Clémentines, les inséra
dans son Évangile, comme un précepte qui justi-
fiait heureusement la manière arbitraire avec la-
quelle il recueillait les enseignements des livres
sacrés. L'autre parti, moins habile ou moins heu-
reusement inspiré, trouva plus expéditif de mettre
sa doctrine dans la bouche du Sauveur, et réfor-
mant le passage dans lequel Jésus-Christ assure
qu'il n'est pas venu abolir la Loi, ils lui firent dire
qu'il était venu pour abolir les sacrifices.
Dans quelle partie de l'Évangile des Nazaréens
cette déclaration du Seigneur avait-elle été intro-
duite? M. Higenfeld conjecture qu'elle avait été
rattachée à la parabole des talents ^. Telle que le
1 . Glémeat d'Alexandrie, Stromat., lib. I, cap. S8.
2. Atb Btl iràvra avOpcdTrov acdOvivat ô^cvOx '^tvsodai, u; o ^i^a^'
xaXo; eiirev, xpiTT,v twv wpo; irttpaapwv •ypa^eiawv Pi€x«t>v. OuTCt»; •yàp
ilîctv • y.ua^i rpaTte^iiTai ^o)«[i.&i. Homil, XVIII, § 20.
3. Zeitschrift fur wissenschafU. Théologie, 4863, p. 368.
94 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
rapporte Clément d'Alexandrie, ou môme si, ré-
duite à la première proposition, elle doit être prise
dans le sens dans lequel l'entendent, non pas seu-
lement les Homélies clémentines, mais encore tous
les anciens écrivains ecclésiastiques qui la citent *,
elle est entièrement étrangère à l'ordre d'idées
présentées dans cette parabole. Peut-être venait-
elle après le passage dans lequel Jésus-Christ an-
nonce qu'il n'est pas venu abolir la Loi {Matthieu^
v, 17-20) et formait-elle comme le principe géné-
ral d'après lequel il fallait distinguer ce qui avait
été ordonné aux anciens et ce qu'il ordonnait lui-
même {Matthieu f v, 21-48). Il y aurait ici un
ordre logique bien marqué. Mais ce n'est encore là
qu'une conjecture en faveur de laquelle on ne peut
invoquer aucune donnée historique.
4. Cest par ces paroles, auxquelles il joint un passage de
saint Paul qui a le môme sens, que Jérôme repond à ceux qui
lui reprocliaient de lire des livres contenant des hérésies. Sicut
illud apostoli libonter audire : omnia probate; quod bonum est
tenete (4 Thessalon,, v, 24 et %%) et Salvatoris verba dicentis :
estote probati nummularii. Jérôme, Opéra, t. IV, col. 220, Epis-
tola ad Minervium et Alexandrum. Cyrille de Jérusalem cite
également cette déclaration de Jésus-Christ, en la combinant
avec les mêmes paroles de saint Paul. Opéra, éd. d'Oxford, 4700,
p. 404; Cateches., vi, § 20. 11 paraît, au reste, que l'on confondit
plus d'une fois les paroles du Seigneur, telles que les cite Clé-
ment d'Alexandrie, et le passage de i ThessaL, v, 21 et 22. C'est
ce que semble avoir fait, entre autres, Denys d'Alexandrie, qui,
en citant le précepte : t Soyez des changeurs éprouvés, » le
donne comme étant sorti d'une bouche apostolique. Ëusèbe,
Hist, eccles,, lib. VU, cap. 7. Voyez d'aiileurs Fabricius, Codex
apocryphus Novi Testamenti, pars i, p. 330, note d.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 95
VI
Quelques anciens écrivains ecclésiastiques par-
lent d'un Évangile apocryphe attribué à saint
Pierre. Ce qu'ils en disent suffit pour nous per-
mettre d'en saisir la tendance et le caractère , mais
non pour nous en faire connaître l'histoire.
Nous savons par Eusèbe * et par Théodoret * que
des judéo-chrétiens professant le docétisme ^ le te-
naient pour un livre sacré. Sérapion, élu évoque
d'Antioche en 190, l'ayant trouvé en usage dans
l'Église de Rhosse en Gilicie, et ne se doutant pas
des erreurs qu'il contenait, avait cru, sans doute
sur le titre et sans en prendre connaissance, pou-
voir en autoriser la lecture; mais quand il recon-
nut qu'il fournissait des armes aux Docètes, il le
condamna et publia même un écrit pour en com-
battre la fausse doctrine*.
1. Eusèbe, Hist, eccles.f lib. VI, cap. 12.
2. Théodoret, Fahul. hœret.^ lib. II, cap. 2.
3. Eusèbe dit de ces hommes qu'ils avaient abandonné la foi
chrétienne pour la superstition juive, àirà t^; iî; Xpurrbv irtorcu;
iin TQv iou^oïxTiv iOiXGOpTxnceîav, et plus loin qu'ils étaient de ceux
qu'on appelle docètes, oûç îqxviTà; xaXoûpLtv.
4. Eusèbe, Hist, eccles.^ lib. VI, cap. 12; Jérôme, Catalogus
scriptorum ecclesiast., § 41 .
96 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Cet Évangile^contenait une légende qui se re-
trouve dans la plupart des Évangiles de l'Enfance *.
Tandis que dans les Évangiles canoniques ^ , rien
ne nous laisse soupçonner que les frères et les
sœurs de Jésus dont il y est parlé ^, ne fussent pas
nés de la môme mère que lui , l'Évangile de
Pierre les donnait pour des enfants que .Joseph
avait eus d'un premier mariage. C'est Origène qui
nous rapprend : « Il est des personnes, dit-il, qui
assurent que les frères de Jésus étaient les fils que
Joseph avait eus d'une première femme, avant
d'épouser Marie. Elles se fondent sur la tradition soit
de l'Évangile qui est intitulé Évangile de Pierre,
soit du livre de Jacques * » (le Protévangile).
Dans quel intérêt avait été imaginé ce premier
mariage de Joseph? Uniquement dans l'intention
d'établir que Marie n'avait pas eu d'autre enfant
que Jésus et qu elle était restée toujours vierge.
Cette légende fut adoptée dans ce sens par l'Église.
Mais les chrétiens judaïsants qui se servaient de
1. Protévangil€y chap. 9; Évang. du Pseudo-MaUh.^ chap. 8;
Histoire du charpentier Joseph, chap. 2. II sera question de ces
Évangiles dans la troisième partie.
S. £t probablement aussi dans l'Évangile des Hébreux.
3. Matthieu, xii, 47 et 48; xiii, 55; Marc, m, 32; Lue, vin,
20; Jean, vu, 6.
4. Tcù; Bï à^eX^cù; 'lYiooû (^olui Ttvêç iivxt, ix. irapoc^ooto); 6pp.(â*
€cu, utcu; 'I»9:q^ irpoTcpAç 'yuvaucb; ouvcoxiQxuîa; aura n^o r^; Mopia;.
Origène, Opera^ t. XI, p. 223, Comment, in Evang, Matthœi,
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS »7
l'Évangile de Pierre, en tiraient une induction en
faveur du docétisme. Une fois, en effet, que Jésus
était placé tout à fait en dehors des conditions de
l'existence humaine, on était conduit par une pente
sur laquelle il était difficile de s'arrêter, à le regar-
der comme n'ayant eu rien de commun avec notre
nature, et à prendre le corps dont il s'était lui-môme
revêtu, comme une simple apparence. Il est pro-
bable que telle était la conséquence que tiraient de
cette légende les chrétiens judaïsants qui tenaient
rÉvaQgile de Pierre pour un document sacré.
D'où venait cet Évangile ? De celui des Hébreux?
C'est probable. La plupart des Évangiles judaï-
sants en dérivent ou du moins sont sortis de la
môme source que lui, et il est naturel de suppo-
ser qu'il n'en était qu'une récension plus, ou moins
modifiée. Mais le titre qu'il porte fait penser in-
volontairement à notre second Évangile canonique
qui passait dans l'antiquité chrétienne pour avoir
été écrit sous l'inspiration de saint Pierre et qui par-
fois même est désigné par son nom. N'aurait-il pas
été notre Évangile de Marc révisé, ou peut-être
encore quelqu'un des anciens remaniements aux-
quels on suppose que cet Évangile avait été
soumis, avant de recevoir sa forme actuelle? Je n'y
vois rien d'impossible; mais les preuves qu'on a
essayé d'en donner me paraissent bien peu satis-
faisantes.
7
88 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Tandis qu'il n'est pas un seul passage dans notre
premier Évangile canonique, ni par conséquent
aussi dans l'Évangile des Hébreux, qui offre avec
lui la plus grande ressemblance, qui puisse favori-
ser le docétisme, notre -Évangile de Marc a pu fa-
cilement donner lieu, à ce qu'on assure, à cette
opinion. Et si l'on considère que l'Évangile apo-
cryphe de Pierre était en usage parmi les Docètes
qui y trouvaient évidemment quelque argument en
faveur de leur système, et qu'il était attribué ,
comme en un certain sens notre second Évan-
gile canonique, à l'apôtre dont il porte le nom, on
aura, ce semble, quelque raison de rapprocher ces
deux Évangiles, de voir dans l'un un remaniement
de l'autre, ou encore de les faire dériver tous les
deux d'une source commune.
En quoi donc notre Évangile de Marc peut-il favo-
riser le docétisme ? En débutant par ces mots :
« commencement de l'Évangile, » i^ji ToueùayYe^tou,
et en racontant aussitôt le baptême de Jésus par Jean,
l'auteur de cet écrit a certainement exclu à dessein
l'histoire de la naissance du Seigneur. Ne serait-ce
pas dans une intention favorable au docétisme?
Schwegler le pense*; mais cette omission s'explique
bien plus naturellement dans un autre sens. L'Évan-
géliste aurait pu passer sous silence tout ce qui se
1. Schwegler, Dca nachapost. ZeitaUer, t. I, p. 169 etsuiv.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 1>9
rapporte à la naissance et à la partie de la vie de
Jésus qui précéda le moment où il fut baptisé par
Jean et commença d'enseigner, parce qu'il considé-
rait ces faits comme étrangers à l'œuvre môme du
Seigneur. Ce, n'était qu'avec la prédication de Jé-
sus-Christ que commençait peut-être pour lui
l'Évangile, et c'est ce qu'il peut avoir voulu mar-
quer en inscrivant en tête de son livre : « Com-
mencement de l'Évangile, » faisant entendre par
là que tout ce qui précédait ce moment n'était qu'une
affaire de pure curiosité, et n'importait que médio-
crement à l'histoire de la prédication du Sauveur.
Peut-être aussi était -il de ces chrétiens,
assez nombreux pendant les premiers siècles, qui
croyaient que Jésus n'était devenu le Christ qu'à
l'heure de son baptême par Jean. On comprend
comment, de ce point de vue, la première partie de
la vie de Jésus étant entièrement étrangère à l'œuvre
et au ministère du Christ, l'auteur du second Évan-
gile canonique aurait pu la laisser complètement de
côté.
Ce qui du moins est incontestable, c'est que cette
disposition de cet Évangile se prêtait très-bien à cette
opinion. Aussi fut-il en usage chez ceux des chrétiens
qui en faisaient profession. C'est Irénée qui nous
l'apprend. « Ceux, dit-il, qui distinguent Jésus du
Christ, et qui disent que le Christ est resté impassible
et que c'est Jésus qui a éprouvé les souffrances de
iOO ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
la passion, préfèrent l'Évangile selon Marc *. *
Ce n'est donc pas le docétisrae que favorisait
l'Évangile de Marc ; et ce n'est pas chez les Docètes
qu'il était préféré aux autres. On ne saurait par
conséquent l'identifier avec notre Évangile apo-
cryphe de Pierre, qui était principalement et peut-
être même exclusivement en usage parmi ces héré-
tiques.
11 ne reste en définitive d'autre appui à cette
hypothèse que le nom de Pierre qui est donné à cet
Évangile apocryphe et parfois aussi à l'Évangile
de Marc. Cette base me paraît bien peu solide.
On ne saurait, avec plus de raison, ni confondre
l'Évangile apocryphe de Pierre avec l'ouvrage
désigné sous le titre de Prédication de Pierre,
Kvîpuyfiia DeTpou, ni même faire dériver l'un de
l'autre.
On ne saurait, dis-je, les confondre,' car la Pré-
dication de Pierre, qui est, selon toutes les vrai-
semblances, le premier fond des Clémentines, est,
non un Évangile, c'est-à-dire un tableau de la vie
et de l'enseignement de Jésus-Christ, mais un ou-
vrage consacré à l'exposition du système théoso-
phique dont on trouve des développements quelque
1. Qui Jesum séparant a Chrislo et impassibilem persévérasse
Christum, passum vero Jesum dicunt^ id quod secundum Mar-
cum est prsBferunt Evangeliutn. Irënée, Adv. hœres., lib. ÎH,
cap. II, g 7.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS iM
peu différents dans les Homélies clémentines et dans
les Récognitions.
Prétendrait-on que la Prédication de Pierre a
donné naissance à l'Évangile apocryphe qui porte
le nom de cet apôtre? Mais on ne comprend pas
comment un récit de la vie et de l'enseignement du
*
Seigneur aurait pu être extrait d'un ouvrage de
pure métaphysique religieuse, telle qu'on l'enten-
dait alors. Voudrait-on prendre l'Évangile apo-
cryphe de Pierre pour le germe ou le thème géné-
ral de la Prédication de Pierre? Qu'on explique
alors comment il se fait que le nom de cet Évangile
ne se rencontre pas une seule fois dans les Clé-
mentines.
Ne pourrait-on pas, enfin, considérer l'Évangile
de Pierre et la Prédication de Pierre comme deux
écrits appartenant à une même secte judéo-chré-
tienne, se rapportant à un même ordre d'idées, mais
les présentant, le premier sous une forme populaire,
exotérique, dans ce qu'elles avaient d'accessible à_
tous les esprits; et le second, sous une forme scienti-
fique, ésotérique, propre à en dévoiler le sens réel
aux initiés? Que l'Évangile de Pierre fût destiné à
tous les membres de la secte dans laquelle il était
tenu pour un document sacré, c'est ce qui est mani-
feste, puisque nous le voyons répandu dans l'Église
de Rhosse, où il servait à l'édification des fidèles,
et que nous pouvons conclure de ce fait qu'il était
109 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
employé au même usage dans toutes les autres
communautés qui professaient les mêmes sentiments
religieux.
Nous savons, d'un autre côté, que la Prédication
de Pierre était un ouvrage secret, et qu'il n'était
communiqué qu'aux initiés. L'auteur de l'Épltre de
Pierre à Jacques ** le déclare en termes formels :
« Je te prie et je te demande, fait-il dire au pre-
mier de ces deux apôtres, de ne confier à aucun
des gentils les livres que je t'ai envoyés de mes
Prédications, et de ne pas en faire part aux hommes
que tu n'aurais pas éprouvés. Mais si tu reconnais
que quelqu'un en est digne, alors fais-lui en part,
selon la manière d'après laquelle Moïse communia
qua la Loi aux soixante-dix hommes appelés à lui
succéder dans sa chaire^. » Cette recommandation
remplit encore le troisième et dernier paragraphe
de cette lettre apocryphe ^, qui, à part une sortie
contre un ennemi qui enseignait une doctrine fri-
vole et contraire à la Loi, et dans lequel il n'est pas
difficile de reconnaître saint Paul *, n'a pas d'autre
but que de faire savoir que les livres de la Prédi-
• 1. Getle Épitre fait partie de l'ensemble d'ëciits que nous
avons désignes sous le nom général de Clémentines.
2. Clementû Romani homiliœ, xx, éd. Dresse!, p. 3.
3. Ibid., p. 5.
4. Tgu i^Opoû àv6p(d77&u avcjiiGv tivsc xoù ^Xuapô^vi ^i^aoxoiXîav.
Ibid., p. 4. Cette lettre apocryphe est traduite dans le Diction-
nfiirfi îêf Qpocrypfy^s, pjabUé par MigOA, t. 1{, col. 685 et 6^.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 103
cation de Pierre ne devaient être communiqués qu'a
des hommes éprouvés, capables et dignes de les
comprendre.
Mais est-ce la même doctrine qui était exposée
sous des formes différentes, dans l'un et dans
l'autre de ces deux ouvrag-es? Il s'en faut de beau-
coup. Il ne nous est parvenu, il est vrai, aucun
fragment de l'Évangile de Pierre ; mais nous en
connaissons l'esprit et la tendance par des témoi-
gnages certains. Le docétisme y dominait, et c'est
parmi les docètea qu'il était en usage. Dans la Pré-
dication de Pierre il n'y avait pas la moindre trace
de cette hérésie ; le Seigneur y est représenté sans
doute comme un être surnaturel^ mais aussi comme
vivant dans les conditions communes de l'existence
humaine. Cet écrit a disparu aussi bien que l'Évan-
gile de Pierre;- mais nous pouvons connaître le
système qui y était exposé, par les Homélies clé-
mentines et par les Récognitions. Nous ne sommes
pas réduits cependant à ces renseignements, pour
ainsi dire, de seconde main. Une analyse, ou, pour
parler plus exactement, une sorte de table des
matières des dix livres dont il se composait, se
trouve insérée dans le IIP livre des Récognitions,
§ 75. Ce programme, en outre qu'il nous donne
une vue générale de la théosophie de cet ouvrage,
est assez curieux par lui-même pour que nous
jugions utile de le mettre sous les yeux du lecteur.
104 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Le premier livre était consacré à donner les
règles d'après lesquelles il faut entendre TÉcriture.
C'est bien par là que devait commencer l'exposition
d'un système qui' se fonde sur l'Écriture, mais sur
l'Écriture expurgée, et dans laquelle il faut savoir
distinguer ce qui est vrai et authentique de ce qui
y a été interpolé par des hommes ignorants, de
même qu'un changeur habile doit savoir démêler,
parmi les pièces de monnaie qui lui sont présentées,
celles qui sont bonnes.de celles qui sont fausses *.
Dans le second on établissait qu'il n'y a qu'un seul
principe des choses, et l'on en décrivait le caractère
et la nature. Le troisième traitait de Dieu et des
institutions qu'il avait fondées. Dans le quatrième
on montrait qu'au milieu de la foule des dieux
qu'adorent les nations, il n'y en a qu'un qui soit
le vrai Dieu, comme le prouvent les Écritures. Le
cinquième traitait du ciel visible qui est périssable,
et du ciel invisible qui est éternel ^. Le cinquième
était une sorte de théodicée ; après avoir expliqué
ce qu'est le bien et ce qu'est le mal, on y exami-
nait la grande question de cette époque, celle qui
1. Dans rëpltre de Pierre à Jacques, dont il vient d'ôtre
question, il est également fait meniion de la nëcessilé de con-
naître ces règles. Il ne doit être perniis à personne d'enseigner,
y (St-il dit, à moins qu'il n'ait appris d'abord d'après quelle
règle il faut faire usage des Écritures, démentis' Romani homi-
liœ, XX, p. 4.
2. C'est le x'ïojao; voyito; et le xoVrpw; ato^roç de Platon.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 105
préoccupa si vivement toutes les sectes gnostiques :
d'où vient le mal? et on y prouvait qu'en définitive
le mal coopère au bien. Le septième indiquait le
but qu'avaient poursuivi les apôtres. C'était sans
doute ici qu'on mettait en présence la doctrine
judéo-chrétienne et la doctrine universaliste de
saint Paul, pour condamner celle-ci et relever au
contraire celle-là. Dans le huitième on expliquait
comment les déclarations de Dieu qui paraissent se
contredire, ne se contredisent pas en réalité, et on
donnait le principe d'après lequel il fallait résoudre
ces contradictions apparentes. Dans le neuvième on
prouvait que la loi donnée par Dieu est juste, par-
faite, et seule capable de donner la paix. Enfin, la
dixième était une sorte d'anthropologie religieuse.
On y enseignait que l'homme naît charnel, mais
qu'il se régénère par le baptême, doctrine si sou-
vent reproduite dans les Homélies clémentines et
dans les Récognitions, et on expliquait ce que sont
en l'homme le principe charnel, la raison de l'âme
et l'origine et l'action du libre arbitre *.
On le voit, il n'y a rien dans ce programme qui
touche de près ou de loin au docétisme. Le système
théosophique auquel il se rapporte marche dans
une autre voie et appartient à un tout autre ordre
d'idées. On ne saurait, par conséquent, considérer
1 . Hilgenfeld, Die clément. Recognitiofien und Homilien, p. 50
et 51. Voyez le t^xte latin dans l'appendice no 5.
100 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
la théosophie de la Prédication de Pierre comme le
développement scientifique des croyances populaires
de rÉvangile de Pierre. Ces deux ouvrages appar-
tenaient à des sectes différentes.
On arrive à la même conséquence si Ton consi-
dère que l'ascétisme, quoique commun à toutes les
sectes des premiers siècles de l'Église, n'a pas pour
les auteurs des Clémentines, et par suite aussi pour
celui de la Prédication de Pierre, la même impor-
tance que pour les docètes. Pour ceux-ci la matière
est la source du mal, et les abstinences de toutes
sortes le comble de la vertu. Ces principes domi-
naient certainement aussi dans l'Évangile de Pierre;
on en a pour preuve le soin avec lequel on veut
établir que Marie resta toujours vierge. Les autres
varient sur ce point. Dans les Homélies clémentines
la matière appartient à l'empire du mal, l'homme
doit délivrer son esprit, TuveujAa, des liens du corps.
Tout ce qui le retient sous la dépendance de la
chair est rfial, tout ce qui l'en affranchit est bien ;
delà un ascétisme prononcé*. Mais cette doctrine
est singulièrement adoucie dans les Récognitions.
Il y est dit que les fruits de la terre sont pour tous
les hommes; ils peuvent en jouir*. La propriété
n'y est pas interdite; Clément et même saint Pierre
i. Uhlhorn, Die Homiliên uud Rècognitionen, p. 218-291.
}. Becognit,^ lib. III, cap. 38.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS i07
paraissent posséder une certaine aisance * ; il y est
même permis de manger de la viande; le mariage
n'y est pas condamné*; en somme, les pratiques
ascétiques y sont moins commandées que con-
seillées 3.
Cette diversité dans Tappréciation de Tascétisme,
dans les Homélies clémentines et dans les Réco-
gnitions, prouve que dans le principe les pratiques
ascétiques n'étaient pas considérées comme d'une
grande importance. On ne saurait, en effet, leur
assigner une place dans le programme de la Pré-
dication de Pierre. Il y est dit, il est vrai, que
l'homme est naturellement charnel et qu'il a besoin
de se régénérer; mais c'est par le baptême, et, par
conséquent, par les connaissances religieuses et les
sentiments moraux qu'il suppose dans ceux qui le
reçoivent, que cette régénération s'accomplit, et
non par des pratiques ascétiques.
Encore ici se montre une différence profonde
entre l'Évangile de Pierre et la Prédication de cet
apôtre, et aussi entre la secte qui tenait pour un
document sacré le premier de ces deux ouvrages
et celle à laquelle appartenait le second.
4. Ibid., lib. I, cap. 12; lib. VII, cap. «4.
2. Uhlhorn, ibid., p. 254.
3. Est sane propria quaedam nostrae religionis observanlia
quse non lam imponitur hominibus, quam proprie ab uooquoo
que Deum colente expetitur. Recognit,, lib, Yl^ cap. 10. UbU
born, ibid,, p. 253, 254 el 274.
1(M ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
VII
LesElkhésaïtes ou Elxaïtes, secte sur laquelle leà
anciens écrivains ecclésiastiques donnent des ren-
seignements difficiles à concilier *, avaient un
livre qui était, disaient-ils, tombé du ciel 3. Un
1. D'après Origène, cette secte, née de son temps, n*avait
vécu qu'un moment, ii xal aux tû à?Çaa6ai dïrîoêîi. Eusèbe, HUt,
eccles,, lib. VJ, cap. 38. D'après Épiphane, au contraire, elle
daterait du commencement du ne siècle, et elle existait encore
sous le règne de Constantin. Épiphane, Hœres., un, § 1. On
n'est pas mieux d'accord sur le nom qu'elle porte. Épiphane le
fait venir du nom de son fondateur, qui s'appelait Elxaï^ Hceres.
XIX, §1. Cette étymologie n'a pas plus de valeur que celle du
mot Ébionite, qu'il fait dériver également du noai d'Ébion, pré-
tendu père de cette secte. Les éiymologies proposées par les
modernes, pourétre moins naïves que celles des anciens écrivains
ecclésiastiques, ne sont guère plus satisfaisantes. Scaliger voit
dans Èx^flu une transcription de ^NDH Sn> 6 Éaaaîc;, TËssénien
(Epiphanie opéra, éd. Migne, t. I, col. 259, note M)\ Baum-
garten^ Geschichte der religionspartheyeriy p. 271) pense que
le mot EIxaîte est une contraction d'Ëlkhesaîte, et que ce
dernier terme est dans la langue du Talmud I^WH^Sn (de ttTTO
nier), et signifie les apostats; Nilzsch (De testamentis Xîl par-
Iriarch., p. 5) fait dériver Elxalte de nv; Sn, le Toul-Puis-
sant, un des noms de Dieu dans PAncien Testament; Delitzsch
croit qu'il vient du village Elkesi , dans la Galilée^ qui aurait
été le centre d'action ou le lieu d'origine de cette secte.
2. *Hv Xî'YGuatv ê$ cùpavcu neirruxévat. Origène, dans Eusèbe,
Hist. eccles,, lib. VI, cap. 38. ''flv ix. tûv oùpavûv è^aoav ittwT»-
«v«i. Théodoret, Hœret. fahul.^ lib. Il, cap. 7.
ÉVANGILES APOGHVPHËS JUDAISANTS 109
certain Alcibiade d'Apamée, qui Tapporta à Rome
vers l'an 225, assurait qu'Elxaï, le père prétendu
de cette secte, l'avait reçu des Seres dans le pays
des Parthes, mais qu'il avait été apporté sur la
terre par un ange haut de quatre-vingt-quinze
milles *. Cet Alcibiade n'était probablement qu'un
de ces charlatans qui, à cette époque, accouraient
en grand nombre de toutes les parties de l'Orient,
à Rome, pour y exploiter la crédulité publique;
mais on ne peut douter que le livre dont il se ser-
vait, ne fût celui des Elkhésaïtes, Peut-être l'avait-
il modifié en quelques points ; mais le fond était le
môme. Les quelques passages qu'en rapporte l'au-
teur des Philosophoumènes s'accordent très-bien
avec ce qu'en dit Épiphane.
Il se trouve d'aventure qu'un passage cité dans les
Philosophoumènes est également mentionné par ce
dernier. «Si quelqu'un, soit homme, soit femme, soit
jeune homme, soit jeune fille, a été mordu par un
chien furieux et enragé, dans lequel est un esprit
de perdition, ou s'il a eu seulement ses habits dé-
chirés ou atteints, qu'il coure sur l'heure, et tel
qu'il est vêtu, se plonger dans un fleuve ou une
fontaine, et que là il adresse ses prières, dans la foi
de son cœur, au Dieu grand et très-haut, en attes-
4 . S. Hippolyti Refutationis omnium kœresium , lib. IX ,
S 43, éd. Dunker, p. 402.
110 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
tant les sept témoins indiqués dans ce livre, en ces
termes : Voici, j*attesle le ciel, Teau, l'Esprit-Saint,
les anges de la prière, Thuile, le ciel et la terre.
Je les prends tous les sept à témoin que désormais
je ne pécherai plus, je ne commettrai pas d'adul-
tère, je ne volerai pas, je ne commettrai pas d'in-
justice, je ne serai pas avare, je ne nourrirai plus
de haine, je ne mépriserai personne, ni ne pren-
drai plaisir à rien de mauvais. En disant cela,
qu'il Se plonge dans Teau, avec tous ses vêtements,
au nom du Dieu grand et très-haut *. »
Épiphane dit à son tour que chaque fois que
quelqu'un des Elkhésaïtes tombe malade ou est
piqué par un serpent, il descend dans Teau, en in-
voquant les appellations (Ta; sircûvujjLia;) indiquées
dans le livre d'Elxaï, c'est-à-dire celles du ciel et
de la terre, du sel et de l'eau, des vents et des anges
de la justice, du pain et de l'huile, et en disant en-
suite : Secourez-moi et délivrez-moi de ce mal '.
La comparaison de ces deux passages est une
preuve manifeste que le Jivre d'Alcibiade, dont il
est question dans les Philosophoumènes, était le
môme, du moins quant au fond général, que celui
4. S. Hippolyti Refutationû lib. ÎX, § 45, p. 466 et 468.
L'invocation des sept témoins est de rigueur dans les malheurs
et les maladies. Ihid., lib. IX, g 45 et 46.
2. Épiphane, Hœres.^ xxx, § 47. Huit témoins sont nommés
ici ; mais ailleurs, Épiphane né parle que de sept, comme dans
les Philosophomènes. Épiphane, Hœres.^ xix, g i.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS Hl
dont parle Épiphane. Ce livre n'était pas un évan-
gile, mais bien plutôt un recueil de recettes magi-
ques pour la guérison par Teau et l'invocation des
sept témoins, des maux du corps aussi bien que des
maux de Tâme *, ou un rituel de cérémonies mys-
tiques et symboliques, dans le goût des supersti-
tions orientales. Gomme tous les ouvrages de ce
genre, celui-ci ne devait être communiqué qu'a-
vec la plus grande discrétion. Celte recomman-
dation était inscrite dans le livre lui-même : « Gar-
» dez-vous de lire ce livre à tout le monde, y
» était-il dit; conservez-en avec soin par devers
» vous les préceptes, car tous les hommes ne sont
» pas fidèles, ni toutes les femmes droites '. »
S'il faut en croire Épiphane, les Osséens ^, les
Ébionites et les Nazaréens se servaient également
de ce livre; ils l'avaient reçu des Elkhésaïles *. Ce
4. n en est .rapporté plusieurs dans S. Hippolyti Refutatto-
nés, lib. IX, § 45-47, p. 466-470. Thëodoret dit également
qu'ils se servaient du baptême (des bains) en invoquant les
éléments. Ki'xpvtvTai PflMrrtofAAToç ciri rji 9rot'X(t«>>v 6|MXo^a. HcBret*
Fabul,, lib. Il, cap. .7.
2. S. Hippolyti Réfutât., lib. IX, § 47.
3. Ce nom d'Osséens dérive-t-il de celui d'Esséniens ? On le
conjecture; mais cette explication est bien peu 'satisfaisante.
Tout ce qu'on sait au reste de cette secte, c'est qu'elle était
judéo-chrétienne.
4. Kéxj^ennon Sk rv! pi€X(p tautt) xai 'Oaaaloi , xoù l&uvalot , xal
ifa^wpaîoi. Épiphane, Hœres., un, § 4 . C'est peut-être à ce fai^
que se rapporte la légende racontée dans les Philosophoumènes,
lib. IX, § 43, qu'Ëlxaï avait transmis son livre à Sobial.
14Î ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
fait est d'autant moins invraisemblable que les
judéo-chrétiens, dont les conceptions religieuses
étaient dans le principe d'une extrême simplicité,
ne tardèrent pas à se laisser envahir par les idées
mystiques. Le courant théosophique était tel à
cette époque que rien ne pouvait y résister; il en-
traîna toutes les sectes.
Faut-il, avec M. Uhlhorn, attribuer aux Elkhé-
saïtes l'introduction des superstitions mystiques et
magiques parmi les judaïsants * ? Je serais fort
porté à le croire. Toutes les idées théosophiques
qu'on remarque dans les diverses sectes judaïsantes
se retrouvent dans le système des Elkhésaïtes, et
comme il est peu croyable que ceux-ci aient ra-
massé les divers éléments mystiques épars dans ces
diverses sectes pour se les approprier, on est, en
quelque sorte, obligé d'admettre que c'est d'eux
au contraire qu'ils passèrent dans ces diverses
sectes.
Les Nazaréens leur avaient sans doute em-
prunté la conception du Saint-Esprit comme un
• principe féminin, conception que nous avons vue
dans un passage de l'Évangile des Hébreux cité
par Origène et par Jérôme 2.
4. Ublliorn, Die Homilien und Recognitionen, p. 39S et suiv.
2. Origèue, Opera^ éd. Huet, t. I, p. 448, Homil. xv in
Jeremiam, et t. 11, p. 58, in Johannem; Jérôme, Comment, in
Esaiamy xl, 44; Comm. in Micham^ vu, 6.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 118
C'est surtout dans les Clémentines que ces em-
prunts sont le plus manifestes. Les syzygies, qui y
jouent un rôle si considérable, sont peut-être une
imitation ou un développement de la théorie des
sept témoins (les sept éléments, cToi^eta, comme les
appelle Théodoret) qui représentent le bon côté des
choses et auxquels on opposa une série de repré-
sentants du mal *. Quoi qu'il en soit, la christologie
des Clémentines rappelle certaines conceptions sin-
gulières des Elkhésaïtes. Quand on y voit le Christ
appelé le grand Roi, (A^ya; pact^eu;, on ne peut
s'empêcher de penser à la figure gigantesque que
ceux-ci lui donnaient ^, L'identification d'Adam et
du Christ, comme encore du Christ et de Moïse, ne
se trouve pas seulement dans les Clémentines, cette
singulière théorie est propre aussi aux Elkhésaïtes 3.
Les Ébionites des Clémentines la leur avaient cer-
tainement empruntée. L'importance attachée dans
les Homélies clémentines à la connaissance des mé-
taux et des pierres précieuses, aux arts magiques
4. Le Christ et sa sœur le Saint-Esprit ne formeraient-ils
pas les deux premiers termes d'une série de syzygies? Épi-
phane, Hœres., xxx, § 3.
2. Le Christ, avait, selon eux, quatre-vingt-seize milles de
hauteur et vingt-quatre milles de largeur. Épiphane, Hœres.f
XIX, § 4. C'est aussi la taille de l'ange qui apporta du ciel le
livre d'EIxaï. S. Hippolyti Réfutât,, lib. IX, § 43. Cet ange
était le Christ lui-môme.
3. Épiphane, Hœres,, xxx, § 3. S. Hippolyti Réfutai, ,
lib. IX, § U. JEfowi^ xvui, i 3.
8
114 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
et à l'astronomie *, est encore un trait caractéris-
tique de la théosophie des Elkhésaïtes.
Ces conceptions mystiques que ces sectaires
transmirent à tous les autres chrétiens judaïsants,
où les avaient-ils prises eux-mêmes? A la gnose qui
était née à Alexandrie et dans TAsie-Mineure d'un
mélange confus des /croyances orientales et de la
philosophie grecque? Non, sans doute, la théoso-
phie des Clémentines et des Elkhésaïtes est d'un
autre caractère. Cette théosophie est propre à la
Syrie. Il est difficile de distinguer avec quelque
netteté de quels éléments et sous quelle influence
elle se forma ; mais elle se trouve la même au fond,
portant un air de famille qu'on ne peut mécon-
naître, dans toutes les sectes juives ou chrétiennes
de cette contrée. Ce fait avait frappé Épiphane,
quelque mauvais observateur qu'il fût. Il répète à
plusieurs reprises que les hérétiques qui professent
ces opinions se trouvent dans la Pérée, la Nabatée,
riturée , le pays de Moab, autour de la mer
Morte 2. Une certaine connaissance des éléments
du monde, formant une physique et une cosmo-
graphie fantastiques, des syzygies opposées ou con-
juguées, la théorie de la purification par l'eau, se
présentent à des degrés divers dans l'essénisme,
dans le livre d'Hénoch, dans la Cabbale, dans le
1. Homil., XVIII, §44.
2. Épiphane, Hœres., m, § 4; un, § 4.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 115
livre des Elkhésaïtes et dans les Clémentines. Les
origines de cette gnose syrienne sont antérieures
au christianisme; elle pénétra dès lô commence-
ment du second siècle dans les Églises chré-
tiennes de ce pays; les Elkhésaïtes en furent pro-
bablement les principaux représentants parmi les
chrétiens ; ils la propagèrent parmi toutes les
sectes judéo-chrétiennes.
VIII
Parmi les Évangiles apocryphes judaïsants les
plus connus dans les premiers siècles de l'Église,
il faut placer celui qui était désigné sous le nom
d'Évangile égyptien ou selon les Égyptiens *.
Grabe voulait qu'il fût une de ces narrations
évangéliques (^tTî'yvi^etç), dont parle saint Luc dans
le prologue de son Évangile. Cette opinion, certai-
nement de la plus haute invraisemblance, lui avait
été suggérée sans doute, soit par la citation qui
est faite de cet Évangile dans là seconde épître
4 . To aipirnov Eùa'nftXiov. Épiphane, Hœres,, Lxri, § t ; Evan-
gelium secundum ^gyptios, Origène, IfomiL i in Luc; Evan-
gelium juxta ^gyptios, Jérôme, Prolog, in commentarios super
Matth.
146 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
de Clément de Rome, soit par cette circonstance
qu'Origène et Jérôme, en mentionnant un certain
nombre d'Évangiles apocryphes, nomment celui-ci
le premier. Il n'y a pas de conclusion à tirer de
ce dernier fait qui est purement accidentel; Ori-
gène et Jérôme n'ont pas eu l'intention, en indi-
quant ces apocryphes, de les classer chronologi-
quement; ils ont tout simplement mentionné les
plus connus et dans l'ordre où ils se sont présentés
à leur mémoire * . La citation de cet Évangile dans
la seconde épître de Clément Romain peut encore
moins fournir une preuve de son âge, car cette,
épître n'est pas authentique; elle est postérieure au
personnage dont elle porte le nom, si toutefois ce
Clément est le même quç celui dont il est parlé
dans Philippiens, iv, 3.
Il n'en est pas moins certain qu'il est très-an-
cien. S'il n'est pas, comme le pense Fabricijas, anté-
rieur à Basilide, avec TÉvangile duquel il a été
quelquefois confondu 2, il est probablement de la
môme époque. Il existait, en effet, dans la seconde
moitié du second siècle; on le sait par Clément
d'Alexandrie qui en parle ; et puisque quelques
sectes chrétiennes s'en servaient alors comme
4 . Jérôme suit évidemment Origène dans cette indication des
Évangiles apocryphes.
2. Fabricius, Codex apocryphus Novi Testamenti, pars 1,
p. 337, note k.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 117
d'une autorité scripturaire , il faut nécessairement
admettre qn'il remontait plus haut. Ce ne serait
pas sans doute s'écarter beaucoup de la vérité que
d'en placer la composition vers le commencement
du second siècle.
Quel était le caractère de cet Évangile?
Pour nous en faire une idée, nous devons
avoir recours à deux sources différentes, à la se-
conde épître de Clément Romain, dont l'auteur ne
semble pas avoir fait usage d'autres Évangiles
que de celui des Égyptiens, et à Clément d'Alexan-
drie qui en rapporte trois passages dans ses Stro-
mates, en réfutant les théories qu'en tiraient quel-
ques hérétiques de son temps.
La seconde épître de Clément Romain est un
écrit judaïsant. Schneckenburger en a donné des
preuves incontestables*. Sans m'engager dans cet
examen, je ferai seulement remarquer que l'esprit
pratique qui y règne d'un bout à l'autre, les
croyances chiliastes qui y percent en plus d'un pas-
sage, les analogies d'idées et même d'expressions
qu'elle présente avec les Homélies clémentines,
enfin le choix qu'on a fait de Clément Romain,
personnage presque aussi cher aux Ébionites que
les apôtres Jacques et Pierre, pour la mettre sous
son nom, sont autant d'indices certains du carac-
■ 4 . Schneckenburger, Ueher dos Evangelium^ der jEgypter,
|6, p. 13 24.
118 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
têre et de Torigine judéo-chrétienne de cette pièce
apocryphe.
L'Évangile qu'en cite l'auteur, sauf deux ou
trois phrases qui ne se trouvent dans aucun de
nos Évangiles canoniques, rappelle celui de saint
Matthieu. Il est certain toutefois que cet Évan-
gile est celui des Égyptiens, car un des passages
cités dans cette épître l'est également par Clément
d'Alexandrie, et celui-ci nous apprend qu'il est de
rÉvangile selon les Égyptiens. Que conclure de là
sinon que cet Évangile présentait les plus grandes
analogies avec notre premier Évangile canonique,
sans lui être cependî^nt identique,, et, par consé-
quent, qu'il appartient à la nombreuse famille des
Évangiles judéo-chrétiens, dont celui selon les Hé-
breux offre le type le moins altéré ? ,
Si la seconde épître de Clément de Rome en dé-
termine le genre, les passages que nous en trou-
vons dans les Stromates de Clément d'Alexandrie
nous en montrent 'ce qu'on appellerait, dans le
langage de l'école, la différence spécifique, c'est-
à-dire ce qui en forme le caractère particulier et le
distingue de tous les autres écrits de la môme
famille. Ces passages sont au nombre de trois. Ils
sont empreints du même esprit et se rapportent
à des sujets appartenant à un môme ordre d'idées.
Voici le premier; il est cité à la fois par Clé-
ment Romain et par Clément d'Alexandrie; je
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 119
complète la citation de l'un par celle de l'autre,
chacun d'eux en ayant omis un membre de phrase.
« Le Seigneur, interrogé par Salomé quand arri-
» verait son règne, répondit : Quand vous foulerez
» aux pieds le vêtement de la pudeur, quand deux
» seront un, quand ce qui est extérieur sera
» semblable à ce qui est intérieur, et que le
» mâle uni à la femelle ne sera ni mâle ni fe-
» melle*. »
S'il fallait s'en rapporter à l'explication que l'au-
teur de la seconde épître de Clément Romain donne
de ce passage, on n'y verrait qu'une exhortation à
la sincérité et à la bienfaisance. « Deux seront un,
dit-il, lorsque nous serons véridiques les uns à
l'égard des autres, et qu'en deux corps il n'y aura
qu'une âme, sans dissimulation et sans déguise-
ment. Ce qui est extérieur, c'est le corps; ce qui
est intérieur, c'est l'âme. De même donc que votre
corps paraît extérieurement, qu'ainsi votre âme se
4 . Je mets en présence les deux citations de Clément de Rome
et de Clément d'Alexandrie :
Clément d'Alexandrie. Clément Romain.
Stromat., lib. III, cap. 43. 2» Épist., cap. 12.
')fV(i>o(hiotTai Ta inpt 6»v ti^no^ e^vi Onb tivoç irors vi^i aÙTcû "h ^aai-
xupioç* ^rav xh tyî; «Îctxuvyjç S^- Xeia; orav iaran Ta ^ûo Iv, xat tô
^u|ia warnoTfjTS , xai orav ^imroLi iÇw àç to fow, xai to élpaev puetà
rà ^ûft Iv, xai rà àp^ev (xerà rîiç rîi; dYjXeîaç outj àpaev cure Of,Xo.
dBXtio; «Crt âj^cv oStc (HiXii.
190 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
manifeste par ses bonnes œuvres. » L'explication
du dernier membre de phrase manque, le reste de
Tépître n'étant pas parvenu jusqu'à nous; mais elle
était, sans le moindre doute, de môme nature que
celles des deux propositions précédentes.
Il y a certainement autre chose dans ce passage.
C'est dans un sens mystique, et non dans un sens
moral, qu'il faut le prendre, et c'est bien ainsi que
l'entendaient les hérétiques que combat Clément
d'Alexandrie. Jules Cassien, « chef de la secte des
Docètes, » au dire du célèbre écrivain alexandrin*,
l'invoquait contre l'union des sexes. Cette inter-
prétation jette Clément d'Alexandrie dans un visible
embarras. Il cherche à se tirer d'affaire en infirmant
d'abord l'autorité du texte cité par Jules Cassien.
Cette déclaration du Sauveur, fait-il remarquer, ne
sie trouve que dans TÉvangile des Égyptiens ; elle
n'est pas connue des Évangiles canoniques. Mais
comme Jules Cassien en appelait en même temps à
une parole de saint Paul dont Tauthenticité ne pou-
vait être contestée, le docteur alexandrin ne croit
pas pouvoir décliner la discussion, et il donne, de
son côté, l'interprétation de la déclaration de Jésus
de l'Évangile apocryphe, et de celle de saint Paul
qu'y associait Jules Cassien.
En réalité, les paroles de l'apôtre des Gentils in-
4. 'O T^ ^oTvnQttùç ild^m. Stromat,, lib. III, cap. 43.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS lîl
voquées ici, n'ont pas le moindre rapport avec la
question dont il s'agit. Ce sont les derniers mots
de ce passage de Tépître aux Galates, iii, 28 :
« Il n'y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni libre,
ni hommes ni femmes. » Saint Paul veut dire évi-
demment que la foi chrétienne ne tient aucun
compte des distinctions de race, de famille, de po-
sition sociale, de sexe, et ne considère que la créa-
ture humaine en elle-même. Mais il y a ici les
mots « ni homme ni femme; » on les détachait du
contexte, et on les rapprochait des expressions sem-
blables du passage de TÉvangile apocryphe. Clé-
ment d'Alexandrie n'a pas plus égard que l'héré-
tique qu'il veut réfuter^ au sens naturel qu'ont les
mots dans l'ensemble du discours de saint Paul;
il y cherche un sens alambiqué qui, pour être autre
que celui qu'y découvrait Jules Gassien, n'était pas
moins arbitraire. L'homme, selon lui, c'est la co-
lère, et la femme le désir, et ce que l'apôtre a voulu
enseigner, c'est qu'il faut que Tâme se dégage du
désir et de la colère, vapeurs grossières que doit
dissiper la lumière de l'intelligence, pour se con-
centrer dans l'obéissance du Verbe.
Si cette explication, appliquée aux paroles de
saint Paul, est erronée, elle l'est à un bien plus
haut degré encore, appliquée à la déclaration de Jésus
à Salomé. Jules Gassien était dans le vrai en en
déduisant une condamnation de l'union des sexes.
IM ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Mais ce passage contient plus qu'une prescription
ascétique. Ce qu'on a voulu y faire dire au Seigneur,
c'est que son règne arrivera quand les conditions
actuelles de l'existence humaine auront changé,
quand les êtres humains seront retournés à leur
état primitif, à leur état d'âme pure, qu'ils seront
débarrassés de leurs corps ou, comme s'exprime cet
apocryphe, quand les deux choses qui constituent
actuellement Thomme, l'âme rationnelle et le corps,
ne feront plus qu'une seule chose, un esprit pur,
ce qui est encore présenté sous cette locution figu-
rée, quand ce qui en l'être humain est extérieur,
c'est-à-dire le corps, sera devenu semblable à ce
qui lui est intérieur, c'est-à-dire l'âme, ou, en
d'autres termes, ^quand le corps se sera tellement
spiritualisé, qu'il rentrera dans l'ânje ou qu'il dis-
paraîtra, de sorte que l'homme ne soit qu'un pur
esprit. C'est là fouler le vêtement de la pudeur.
Que signifie cette singulière expression? Qu'est-ce
que ce vêtement? Jules Gassien nous le dit : par ce
vêtement de la pudeur il faut entendre « les tuniques
de peau » dont Dieu couvrit lui-même Adam et
Eve quand, après leur péché, ils eurent honte de
leur nudité *. 11 est évident que ces tuniques de
peau sont prises ici dans un sens allégorique. Que
faut-il entendre par là ? Demandez-le à Philon ; il
1. Genèse, m, 21, compar. avec Genèse^ ii, 25. Clémenl d'A-
lexandne^ Stromat,^ lib. III, cap. 43.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS it3
VOUS dira qu'elles signifient le corps humain ^ et
voici comment. L'être humain en lui-môme, c'est
l'âme rationnelle, le Nouç : il n'était pas autre chose
primitivement. Mais s'étant épris d'un fol amour
pour le sensible^ il tomba au milieu du monde cor-
porel, et pour pouvoir être en rapport avec ce milieu
dans lequel il se trouva exilé, il dut revêtir un
corps; c'est ce que les saintes Écritures veulent
nous apprendre quand elles nous disent que Dieu
couvrit la nudité de nos premiers parents de tuniques
de peau.
Si l'on considère maintenant que le royaume de
Dieu sera le rétablissement de l'être humain dans
son premier état, tel qu'il était avant la chute,
c'est-à-dire avant d'être uni à un corps, ou mieux,
avant d'être emprisonné dans un corps, on com-
prendra comment, dans cette théorie, on a pu
mettre dans la bouche du Sauveur les singulières
paroles de ce passage.
Le second passage est en parfaite harmonie de
doctrine avec le précédent. « Salomé ayant de-
1 . Ad mentem vero tunica peliicea symbolice est pellis natu-
ralis, id est corpus nostrum. Deus enim intellectum condens
primum, vocavit illum Adam ; deinde sensum, cui vitse (Eva)
nomen dédit; lerlio ex necessitale corpus quoque facit, tunicam
pelliceam illud per symbolum dicens. Oportebat eDÎm ut Intel-
lectus et sensus velut tunica cutis induerent corpus. Pbilon,
QucBsHonum et soluiionum guœ sunt in Genesi sermo J, § 53,
trad. de Tarménien par J.-B. Aucher; Venise, 4826.
m ÉTUDES SUR LES .ÉVANGILES
» mandé jusques à quand les hommes mourront, le
» Seigneur dit : Aussi longtemps que vous autres
» femmes vous enfanterez *. Elle dit alors : J'ai
» donc bien fait, moi qui n'ai jamais enfanté. Le
» Seigneur répliqua : Nourrissez-vous de toute
» herbe; mais ne vous nourrissez pas de celle qui
» a de l'amertume ^. »
C'est encore une condamnation de l'union des
sexes que Jules Gassien^ et, comme lui, à ce qu'il
semble, les Encratites voyaient dans cette déclara-
tion de Jésus-Christ. Clément d'Alexandrie ne veut
pas l'entendre dans ce sens. Il a facilement raison
de ses adversaires dans l'explication de la première
phrase du Seigneur. Ces mots : « aussi longtemps
que vous autres femmes enfanterez, » pourraient
bien, en effet, signifier seulement que la mort est
la suite inévitable de la naissance, et c'est ainsi
qu'il les explique. Voilà, dit-il, ce que le Seigneur
a voulu enseigner. Mais ce qui suit échappe à toute
explication de ce genre. Clément d'Alexandrie se
tire d'affaire par des subtilités et des déclamations.
Quand le Seigneur dit : « Nourrissez-vous de toute
herbe, mais non de celle qui est amère, » il hidique^
selon lui, que la continence et le mariage sont
laissés à notre choix, sans qu'il y ait nécessité de
commandement de l'un ou de l'autre. « Il prouve
1. Clément d'Alex., Stromat.^ lib. III, cap. 6.
2. Ibid., éap. 9.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS li5
de plus, ajoute-t-il, que le mariage continue l'œuvre
de la création. Qu'on cesse donc de regarder comme
une prévarication l'union contractée selon le Verbe,
à moins qu'on ne juge trop pénible le soin d'élever
des enfants, etc. *. »
Encore ici le désir de trouver à ces prétendues
déclarations du Seigneur un sens raisonnable,
orthodoxe, égare Clément d'Alexandrie; ses ad-
versaires, au contraire, y voient ce qu'il y a
réellement, c'est-à-dire une doctrine ascétique et
mystique, et cette doctrine a ses racines, comme la
précédente, dans la théosophie de Philon.
« Nourrissez-vous de toute herbe, mais ne vous
nourrissez pas de celle qui a de l'amertume, » c'est,
sous une autre forme, le commandement donné par
Dieu à nos premiers parents : Mangez du fruit
de tout arbre du paradis, mais ne mangez pas de
l'arbre de la science du bien et du maP. » Ce
commandement ne peut, pas plus que les tuniques
de peau, s'entendre à la lettre. Se nourrir de toute
herbe, ou manger du fruit de tout arbre du paradis,
c'est faire usage de tout ce qui fait vivre l'âme ;
c'est pratiquer le bien, ou, comme dit Philon, c'est
honorer ses parents, c'est adorer Dieu. L'herbe
amère, le fruit de l'arbre de la science du bien et du
mal, c'est, au contraire, ce qui donne la mort, non
1. Clément d'Alex., Stromat., lib. IIl, cap. 9.
2. GenèsCy ii, 16 et 47.
126 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
la mort commune, où tov xoivôv OàvaTov, la mort du
corps, mais la mort spirituelle, iXkà. tov î^tov, xal
jcaT* èÇoj^Yîv ôàvaTov, la mort de l'âme, cette mort
qui soumet l'âme au corps et aux affections sen-
suelles*. Quand l'homme en sera venu à ne se
nourrir que de ce qui donne la vie à Tâme, alors
il ne mourra plus. Voilà ce que, dans ce pas-
sage, le Seigneur a voulu enseigner à Salomé.
Enfin, dans un troisième passage rapporté éga-
lement par Clément d'Alexandrie, on lit ces paroles
mises dans la bouche de Jésus-Christ : « Je suis venu
» pour détruire Içs œuvres de la femme, de la
» femme, c'est-à-dire de la concupiscence dont les
» œuvres sont la génération et la mort 2. »
Il ne serait pas impossible que la première partie
de ce passage, savoir : « Je suis venu détruire les
œuvres de la- femme, » n'eût été réellement pro-
noncée par Jésus-Christ. Si par la femme on entend
Eve, comme le propose Camérarius, ce qui est tout
à fait naturel, ces paroles signifieraient que le Sei-
gneur est venu pour faire cesser les désordres mo-
raux qui régnent parmi les hommes depuis le pre-
mier péché, commis, selon la tradition mosaïque, à
l'instigation d'Eve. Il faudrait supposer alors que
la seconde partie de ce passage est une explication
de ce qui précède, ajoutée soit par celui qui arran-
4 . Philon, Legis allegoriarum lib. I, § 31-33.
8. Clément d'Alex., Stromat., lib. III, cap. 9.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS »27
gea rÉvangile des Égyptiens, soit par le sectaire
que Clément d'Alexandrie prend ici à partie et veut
réfuter, explication qui aurait sans doute dénaturé
le sens primitif de la déclaration de Jésus-Christ,
mais qui était en harmonie avec les sentiments
ascétiques répandus dans tout l'Orient au second
siècle.
Ce n'est pas cependant dans ce sens simple et
raisonnable qu'elle est prise dans cet Évangile.
Elle y est entendue conformément à la doctrine
mystique qui est contenue dans les deux passages
précédents. Clément d'Alexandrie essaye en vain'
de lui donner une signification purement morale.
« Le Seigneur ne nous a pas trompés, dit-il, car
en vérité il a détruit les œuvres de la concupis-
cence, l'amour de l'argent, des querelles, de la
gloire, la passion effrénée des femmes... Or, la
naissance de ces vices est la mort de l'âme, puis-
que nous mourons véritablement par nos péchés *.
Par la femme, il entend l'intempérance. » Ce n'est
pas dire assez. Parla femme, on désigne dans ce pas-
sage de notre apocryphe la concupiscence, ou mieux
la source, la cause de la concupiscence, ou mieux
encore ce qui produit la génération et la mort.
Ce qui produit la génération et la mort, c'est le
corps, auquel depuis la chute des âmes nous som-
1 . Romains, vi, 23; vu, 11.
118 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
mes attachés; et le corps, nous Tavons déjà vu,
c'est la femme, c'est Eve qui fut donnée pour aide
à Adam (l'âme raisonnable), afin qu'il pût être mis
en rapport avec le monde sensible *. Quand donc
Jésus annonce qu'il est venu détruire les œuvres
de la femme, qui sont la génération et la mort ,
il veut dire qu'il est venu ramener l'être humain
(l'âme rationnelle, le NoOç) à son premier état, en lui
apprenant à rompre les liens qui le rattachent au
sensible, à se délivrer de la prison de son corps, à
revenir des conditions de l'existence actuelle, qui,
par suite de la vie dans une forme matérielle, sont
la génération et la mort, à celles de l'existence
spirituelle pour laquelle il a été fait et dont il était
en possession avant sa chute dans le monde des
corps.
Les conceptions contenues dans les trois pas-
sages que nous a conservés Clément d'Alexandrie,
se lient bien les unes aux autres. Elles se rap-
portent toutes à une certaine théosophie dont on
trouve l'exposition dans les écrits de Philon et
qu à cette époque on chercherait vainement ail-
leurs. Et non- seulement on retrouve ici le sys-
tème théosophique du célèbre Juif alexandrin,
1. Sensus, quœ symbolice mulier est. Philon, Quœstionum
et solutionum quœ sunt in Genesisermo i, § 52. Generatio enim,
ut sapientum fert sententia, corruptionis est principium. Ibid,,
S 40.
ÉVANGILES APOGUYPIIES JUDAISANTS 129
mais encore, ce qui est un indice plus mani-
feste de la source à laquelle a été pris le mys-
ticisme ascétique de l'Évangile égyptien, on l'y
retrouve avec les expressions bizarres et les formes
de langage qui appartiennent à Philon et qui n'ap-
partiennent qu'à lui. Nul autre ne s'était encore
avisé de voir dans les premiers chapitres de la Ge-
nèse l'histoire de la chute de l'âme dans le monde
sensible, de faire d'Eve, de la femme, le symbole
du corps humain, et de partir de là pour expliquer
comment l'âme rentrera dans son état primitif, pu-
rement spirituel, en se débarrassant du sensible
auquel elle est attachée dans l'existence actuelle.
Toute cette théorie est reproduite, et dans le même
langage, dans l'Évangile des Égyptiens. Quand
nous foulerons aux pieds les tuniques de peau dont
nous avons été couverts après la chute, ce vête-
ment qui nous a été donné parce que nous avions
honte d'être nus, quand le corps sera devenu sem-
blable à l'âme, que l'union de l'âme au corps, du
mâle à la femelle n'existera plus, que la femme,
c'est-à-dire le corps, n'enfantera plus, ne produira
plus la génération et la mort, que ses œuvres se-
ront détruites, alors nous ne mourrons plus, nous
serons redevenus comme avant la chute, des esprits
purs ; ce sera le royaume du Seigneur. Et pour
préparer cette transformation, que faut-il faire?
Se nourrir de toute herbe, manger du fruit de
9
130 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
tout arbre du paradis, c'est-à-dire cultiver l'âme et
ne l'occuper que de ce qui peut la faire vivre, et
en môme temps s'abstenir de l'herbe qui a de
l'amertume, ne pas manger du fruit de Tarbre de
la science du bien et du mal, c'est-à-dire repous-
ser tout ce qui pourrait resserrer les liens de l'âme
et du corps, et retenir la première dans sa prison,
dans son tombeau, comme disait Philon, en em-
pruntant une expression de Platon.
Aller chercher l'explication de cette théosophîe
dans le pythagorisme ou dans toute autre théosophie
grecque, comme l'a fait, entre autres, Schnecken-
burger, c'est se perdre en de vaines hypothèses. La
théosophie de l'Évangile des Égyptiens ne présente
réellement d'analogie qu'avec Philon, et d'un autre
côté, tandis qu'on ne saurait comprendre comment
le judéo-christianisme aurait été mis en contact avec
quelque système grec, on s'explique très-bien
comment il en vint à s'unir avec le philonisme.
On ne saurait douter que la théosophie philo-
nienne ne se fût conservée à Alexandrie, au milieu
d'un cercle de Juifs éclairés. Peut-ôtre ApoUos en
avait fait partie, avant d'embrasser le christianisme.
L'Évangile des Hébreux ou tout autre Évangile
de cette famille, apporté en Egypte, attira-t-il
l'attention de quelques-uns de ces disciples de Phi-
lon? Ou bien encore quelque Ébionite, amené à
Alexandrie, se laissa-t-il séduire par cette théoso-
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 131
phie singulière et voulut-il l'incorporer à son
Évangile ? On ne saurait décider de quelle manière
s'opéra l'union; mais la possibilité n'en peut être
douteuse. C'est à Alexandrie qu'elle se fit. Le titre
d'Évangile des Égyptiens ou selon les Égyptiens
en est un indice irrécusable.
Cet apocryphe paraît avoir eu de grands succès.
Les diverses fractions des Ébionites semblent l'avoir
également adopté. Nous savons, en effet, par Clé-
ment d'Alexandrie, que Jules Cassien, le chef des
Docètes, comme il l'appelle, tenait cet écrit
pour un livre saint. Tel était sans doute aussi
lé sentiment des Ébionites Docètes, dont on peut le
regarder comme le plus célèbre représentant. Nous
savons, d'un autre côté, par la seconde épître de
Clément Romain, que ceux des Ébionites qui re-
poussaient le docétisme n'avaient pas cet apocryphe
en moins haute estime que les autres. Il est, en
effet, admis comme Écriture Sainte par l'auteur
de cette épître, qui est un adversaire décidé do cette
hérésie qu'il combat à plusieurs reprises *.
D'autres sectes encore firent usage de cet Évan-
gile *, attirées sans le moindre doute par le ca-
4 . Par exemple, dans ce passage : a Jësus-Christ, quoique
d'une nature spirituelle, s'est fait chair, et, sous cette chair,
nous a appelés. » 2« Epître de Clément Romain, chap. 9.
3. Clément d'Alexandrie nomme, à côté des Docètes, les
Encratites, Stromat., lib. III, cap. 6^ 9 et 43, et Ëpiphane les
132 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
ractère mystique très-prononcé qu'il devait aux
emprunts faits à la théosophie de Philon. Le
mysticisme, et l'ascétisme qui en est inséparable^
formaient une sorte de terrain commun, sur le-
quel les partis les plus opposés sur bien des points
essentiels pouvaient à cette époque se réunir et se
tendre la main.
IX
L'Évangile de Gérinthe ne semble avoir été que
l'Évangile selpn les Hébreux, modifié seulement
dans quelques-unes de ses parties. Telle est l'opi-
nion d'Épiphane. Gérinthe et ses partisans se ser-
vaient, à ce qu'il rapporte, de l'Évangile de
Matthieu, mais mutilé, im ppouç )cal où/^l oXcj) *.
Ailleurs, il est vrai, le même écrivain ecclésias-
tique donne l'Évangile de Gérinthe pour un de
ceux dont Luc parle dans le prologue de son Évan-
gile, et dont il s'était proposé, dit Épiphane, de
confondre les erreurs et les mensonges, en rétablis-
Sabelliens, Hœres., lxii, § 2. Schneckenburger, ibid., p. %t
et 23.
4. Épiphane, Hœres., xxviii, § 3 et 5; xxx, g U; Philas-
trius, Hœres.j 36.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 133
sant rhistoire évangélique dans toute sa vérité *.
Mais ce n'est là qu'une affirmation gratuite,
accommodée à l'histoire fantastique qu'il raconte
de l'origine de nos quatre Évangiles canoniques^
et, par conséquent, sans la moindre valeur, tandis
que, quand il dit que l'Évangile de Gérinthe était
celui de Matthieu, mais tronqué et arrangé, il
rapporte un fait qui pouvait lui avoir été transmis
fidèlement et qu'il était d'ailleurs encore possible
de son temps de vérifier. Il faut ajouter que les
Carpocratiens, qui professaient sur la personne du
Sauveur les mêmes opinions que Gérinthe, les
sf^puyaient, comme lui, "sur le môme Évangile de
Matthieu *, et en parlant des*Garpocratiens, Épi-
phane se trouvait en présence de faits dont il avait
pu lui-jnôme être témoin.
Origène et Ambroisp sont les deux seuls anciens
écrivains ecclésiastiques qui parlent d'un Évangile
de Basilide, et encore ces deux témoignages ne peu-
vent compter que pour un seul, car Ambroise re-
produit tout simplement les paroles d'Origène, sans
y rien ajouter, et probablement aussi sans avoir
pris d'autres informations. « Basilide, dit Origène,
osa écrire un Évangile et lui donner son nom *. »
4 . Ëpiphane, Hœres.^ l'ii § 7.
a&ToTc isitwf^i^. Épipbane, Hœres,, xjlx, § U.
3. Ausus fuit et Basilides scribere Evangelium et suo illud
134 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
En Tabsence de tout autre témoignage, il est
permis de supposer que le célèbre théologien
alexandrin a commis quelque méprise, et qu'ayant
entendu parler des vingt-quatre livres de com-
mentaires de Basilide sur TÉvangile S comme de
son Évangile, il crut que cet hérétique, en effet,
avait composé un ouvrage sous ce titre ^.
Mais s'il n'y a pas à rechercher ce que fat ce
prétendu Évangile, on doit se demander ce qu'était
celui qu'il commenta si longuement. On ne peut
penser qu'à l'Évangile des Hébreux. Basilide était
un judaïsant. Il se donnait lui-même pour le dis-
ciple de Glaucias, et les Basilidiens assuraient que
ce personnage, d'ailleurs inconnu, avait été l'inter-
prète de saint Pierre ^. Il faut ajouter que Clément
d'Alexandrie et Épiphane rapportent quelques-
unes des déclarations du Seigneur, invoquées par
Basilide ou par ses disciples, et que ces déclara-
tions se retrouvent toutes dans notre Évangile de
Matthieu * ; *d'où l'on peut supposer qu'elles fai-
nomine titulare. Origène, Homil, I in Luc. Et Ambroise : Ausus
est etiam Basilides Evangelium scribere, quod dicitur secundum
Basilidem, Comment, in Lucam, Proœmio,
1. Eusèbe, Hist. eccles., lib. IV, cap. 11.
S. Sed potuit etiam Origenes hos libros commentariorum in
Evangelium appellare Evangelium Basilidis. Fabricius, Codex
apocryph, Novi Testamenti, pars 1, p. 344.
3. Clément d'Alex., Stromat,,\ib, VII, cap. 17.
4. Matth., V, 28, dans Clément d'Alex., Strom,^ lib. IV,
cap. 12; Matth.yXix, 11 et 12, dans Strom., lib. III, cap. I;
Matth., VII, 6, dans Épiphane, Hœres,, xxiv, g 5.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS i35
saient aussi partie de l'Évangile des Hébreux *.
On pourrait, il est vrai, opposer à cette opinion
le fait rapporté par Irénée, que ceux qui distin-
guaient Jésus du Christ se servaient de préférence
de l'Évangile de Marc ^. Basilide admettait préci-
sément cette distinction. D'après lui, Jésus n'était
âevenu le Christ qu'à la suite de son baptême par
Jean, ou, pour mieux dire, le Christ s'était uni à lui
au moment qu'il reçut le Saint-Esprit après cette
cérémonie. Mais Basilide n'était pas le seul à pro-
fesser cette opinion, et, par conséquent, ce n'est pas
nécessairement de lui qu Irénée a pu vouloir parler ^ .
L'Évangile dont se servaient lesEncratites, secte
gnostique judaïsante, était-il celui de Tatien ? on ne
peut guère en douter, puisqu'ils étaient les disciples
de cet hérétique *. Mais qu était cet Évangile ?
Épiphane rapporte que l'Évangile de Tatien était
aussi appelé ^vangile selon les Hébreux ^. Cet écri-
i. Hilgenfeld, Die clément. Recognitionen und Homiîien,
p. 424.
2. Ce passage d'Irénée a été cité plus haut, p.96 et 97, à
Toccasion de l'Évangile apocryphe de Pierre.
3 . D'ailleurs, Irénée ne paraît pas avoir été bien informé sur
le système de Basilide. « Il ne présente pas, dit Ritter, des dé-
tails aussi exacts sur les Basilidiens que sur les Valentiniens,
parce qu'il n'avait pas eu directement affaire à ceux-là comme à
ceux-ci. D Histoire de la philosophie chrétienne^ t. I, p. 440,
note 4 .
4. Épiphane, Hœres., xlvi, § 4 .
5 . "Owip xarà Èêpatou; nvèç xoXouai. Ibid.
136 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
vain ecclésiastique se trompe évidemment, dit Fa-
bricius : fugit illum ratio^ . L'Évangile deTatien,
s'il faut en croire ce qu'on en rapporte, était une
sorte d'harmonie de nos quatre Évangiles cano-
niques, et c'est pour cela qu'il était appelé 5ià
Teaaapcov, c'est-à-dire l'Évangile composé au moyen
des quatre. Mais alors en quoi pouvait-on Tac-
cuser d'hérésie? Théodoret, qui en trouva plus
de deux cents exemplaires répandus dans son
Église, les prohiba et y substitua les Évangiles des
quatre Evangélistes, Ta tôv TeTTocpcov EùayyeXKyrwv
E'iayyeXia 2. L'Évangile de Tatien n'était donc
pas une harmonie des quatre Évangiles cano-
niques, car autrement pourquoi le supprimer pour
le remplacer par les quatre Évangiles? Il est vrai
que Tatien en avait retranché, à ce qu'assure
Théodoret, les généalogies et tous les passages qui
prouvent que le Seigneur descendait, selon la chair,
de David ^. Mais on n'avait qu'à combler cette
lacune, en rétablissant les passages supprimés. Ce
n'est pas ce qu'on fit, quoiqu'on semble reconnaître
que ce livre était un abrégé commode de l'histoire
évangélique *.
1. Fabricius, ibid.y pars 1, p. 349.
2. Théodoret, Hœret, fabul,^ lib. I, cap, 20.
3. Ta; te '^evsaXo-^iaç 7repoco«pa; xat rà àXXa oaa. ex aTripjAaTOÇ Aaêi^
KATa ad^a. '^e-fevvY){i.évov tov xuptov ^stxvueriv. Théodoret, ibid.
4. *nç ouvTojAw Tô piêXi'w ^pYiaàp.evoi. Théodoret, ibid. Telle était
ropinion de Zacharie Ghrysopolitanus^ qui dit que, si cet ou-
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 137
Un Évangile que quelques-uns confondaient
avec celui des Hébreux, comme le dit Épiphane,
et qui, au rapport de Théodoret, ne contenait pas
les généalogies, ne pouvait être que TÉvangile des
Ébionites. Cet écrit fut vraisemblablement le pre-
mier fond du travail de Tatien. Il le compléta pro-
bablement par des passages empruntés aux Évan-
giles canoniques, et c'est là ce qui lui fît donner le
nom de 5ià Teadapwv, « l'Évangile par les quatre. *
Cette hypothèse serait encore plus vraisemblable,
si l'on admettait, avec Victor de Capoue *, qu'il
était appelé 5ià Tume, « par les cinq, » et non 5ià
tedcrapwv *, « par les quatre. » Grotius, et après
lui, Richard Simon, qui partage son sentiment,
adoptent cette explication.
« Il y a de l'apparence, dit ce dernier, que saint
Ignace, étant évoque d' Antioche, a lu cet Évangile
des Hébreux, qui était répandu dans la Syrie que
les Nazaréens habitaient. Ce qui me fait croire que
Tatien, qui demeurait aussi dans la Syrie, s'était
servi du même Évangile, lorsqu'il en composa un
vrage existait encore, secure légère ovibus ejus (Jésus-Christ]
vocem cognoscentibus nihil prohiberet. Fabricius, ibid,, pars 4,
p. 379, la note. Zacharie Ghrysopolitanus vivait au douzième
siècle.
4. Cet écrivain ecclésiastique vivait au milieu du sixième
siècle.
2. Gui titulum dia pente imposuit^ dit Victor de Capoue dans
sa préface à l'harmonie évangélique d'un anonyme, qu'il con-
fond avec Tatien; dans Fabricius, ibid,, pars 4 , p. 379.
138 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
des quatre ensemble, à sa manière, que quelques-
uns, selon saint Épiphane, nommèrent l'Évangile
selon les Hébreux. Ce qu'on ne doit pas en-
tendre, comme si ce recueil de Tatien n eût point
été différent de l'Évangile des Hébreux, car cela
ne ferait aucun sens. M. de Valois n a pas fait assez
de réflexion sur cet Évangile de Tatien, quand il
en a parlé sur ce pied-là dans ses notes sur Eusèbe.
Grotius a bien mieux .remarqué, à l'occasion de
cet endroit de saint Épipbane, que Tatien, dans
l'ouvrage qu'il composa des quatre Évangiles, avait
rapporté les paroles de saint Matthieu, non -seule-
ment selon les exemplaires grecs,, mais aussi selon
ceux qui étaient en hébreu, et que c'est pour cela
que cet Évangile qu'on appelle ordinairement ^là
TÊdcjapcov, à cause qu'il était composé de quatre,
avait été nommé, par quelques auteurs, selon les
Hébreux. Il croit de plus que c'est aussi pour cette
raison que d'autres lui ont donné le nom de 5ià
TCfiVTfi *, de cinq, comme ayant été recueilli de cinq
Évangiles, Tout cela paraît très-probable 2. »
Il est vraisemblable que l'Évangile de Barthélémy
4. Quelques-uns néanmoins^ dit Richard Simon en note,
croient qu'il faut lire ^tà wàvTtov; Fabricius explique, de son
côté, ^là iwvre comme une erreur née de l'abbréviation ^là
Ts<wr. Codex apocryphtts Novi Testamentif pars 1 , p. 379, la note e,
2. Richard Simon, Hist, critique du texte du Nouv. Testam.,
p. 74.
ÉVANGILES APOCRYPHES JUDAISANTS 439
n'était pas autre chose que TÉvangile selon les
Hébreux. On peut le conclure* des paroles de
Jérôme qui, en racontant que Panthène rapporta
deTInde* l'Évangile que Barthélémy, l'un des
douze, avait pris pour base de sa prédication daiis
ce pays, dit que cet Évangile, écrit en caractères
hébraïques, était celui de Matthieu^.
L'Évangile de Barnabas paraît n'avoir été qu'une
des nombreuses traductions grecques, qui furent
faites de bonne heure de ce même Évangile, tra-
ductions qu'ont certainement connues Clément
d'Alexandrie, Origène et d'autres anciens écrivains
ecclésiastiques, mais qui avaient disparu ou du
moins étaient devenues fort rares du temps de
Jérôme, qui ne paraît pas les avoir connues. Gasau-
bon a soutenu cette opinion sur l'Évangile de Bar-
nabas, non sans quelque apparence de raison ^.
1. Il ne faut pas entendre par ce mot les contrées arrosées par
rindus, encore moins celles que baigne le Gange. Dans les pre-
miers siècles de l'ère chrétienne, on désignait sous ce nom les
parties méridionales de l'Arabie. C'est là que la tradition suppose
que Tapôtre Barthélémy alla prêcher le christianisme.
S. Ubi (in India) reperit (Panthsenus) Bartholomaeum de duo-
decim apostolis, adventum Domini Jesu, juxta Matthsei Evange-
Hum, prsedicasse, quod hebraicis litteris scriptum, revertens
Alexandriam, secum detulit. Jérôme, Catalog. scriptor. eccle-
siast.y § 36; Eusèbe, Hist. eccles,, lib. V, cap. 10.
3. Casauboni exercitationes xv contra Baronium ^ cap. 42,
p. 343; Fabricius, Codex apocryphus Novi Testamenti, t. I,
p. 344.
DEUXIÈME PARTIE
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTI-JUDAISANTS
D'Etienne à Paul et de celui-ci à Fauteur du
quatrième Évangile, la séparation du christia-
nisme et du judaïsme était allée^en s'élargissant.
Ce mouvement continua après le premier siècle;
mais ce n'est plus dans l'Église, c'est au milieu
d'un certain nombre de sectes gnostiques qu'il
s'accomplit.
Considérées par rapport à leurs opinions sur
l'Ancienne Alliance, ces sectes forment trois caté-
gories distinctes. Dans la première, il faut placei^
Cerdon, Marcion et leurs disciples. Ces théosophes
n'allaient guère plus loin que Tapôtre des Gentils
dans leur opposition au judaïsme. Tenant l'An-
cienne Alliance pour une préparation de la Nou-
44î ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
yelle, ils pensaient qu'elle avait pefdu toute autorité à
Tavénement du christianisme, et qu'il n'y avait plus
à compter avec elle. Dans la seconde catégorie, il
faut mettre toutes les sectes gnostiques qui, sans re-
jeter absolument r Ancien-Testament tout entier, ne
voyaient cependant en lui que l'œuvre d'un être divin
d'un ordre inférieur qui souvent avait pris l'ombre
pour la réalité, de sorte qu'à leurs yeux le mo-
saïsme était un mélange de vérités et d'erreurs.
Des gnostiques de cette classe, à laquelle appar-
tiennent les Valentiniens et le plus grand nombre
des Ophites, les uns avouaient les Écritures, comme
dit Irénée, mais en en tordant le sens *, et la plupart
des autres faisaient un choix, rejetant certains livres
et en gardant d'autres, qu'ils altéraient toutefois, au
rapport de Tertullien, et en en retranchant des pas-
sages et en y introduisant des additions^. Enfin, ceux
de la troisième catégorie rapportaient l'Ancienne
Alliance à un esprit aveugle, ennemi de la lumière,
dont l'unique dessein, en fondant une religion
aussi erronée que celle de la famille d'Israël, avait
été d'empêcher la manifestation de la vérité et de
mettre obstacle à l'œuvre rédemptrice du Christ^.
i. Scripturas quidem confitentur, interpretationes vero con-
versunt. Irénée, Adv. hœres., lib. III, cap. 12.
2. Tertullien, de Prœscript,, § 47.
3. Ce que dit Néander {Allg, Gesch, der kristl. Relig,, t. I,
p. 433 el 434) des gnostiques anti-judaïsants s'applique surtout
à ceux de cette troisième catégorie.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTI-JUDAISANTS 143
Les Évangiles des gnostiquesanti-judaïsants parais-
sent avoir été fort nombreux *. On ne saurait s'en
étonner. Les gnostiques ne pouvaient avoir le
moindre scrupule, soit à remanier les livres cano-
niques, soit à composer eux-mêmes des écrits qu'ils
donnaient pour des révélations. Pour plusieurs
d'entre eux, la tradition chrétienne n'était qu'une
enveloppe artificielle, dont ils revêtaient leurs
propres systèmes pour en rendre la propagation
plus facile. Une fraude pieuse leur coûtait d'autant
moins, qu'ils n'y voyaient qu'un utile moyen de
répandre la vérité. Les autres prenaient leur théo-
sophiepour le christianisme véritable; les croyances
de l'Église n'étaient, à leurs yeux, qu'une forme
populaire, qu'une exposition symbolique et voilée,
appropriée à l'ignorance et à la grossièreté de la
foule, de la doctrine chrétienne, dont ils pos-
daient seuls le sens véritable, et, dans cette per-
suasion/ ils ne doutaient pas que leur science
supérieure ne leur donnât le privilège d'arranger,
dans l'intérêt du salut des âmes, des écrits exoté-
riques qui couvraient plus qu'ils ne révélaient l'en-
seignement chrétien, et d'en composer eux-mêmes
d'autres plus propres, à leur sens, soit à préparer
les profanes et les croyants du dehors à l'intelli-
gence de la vérité, soit à expliquer aux initiés les
vrais principes de la science qui sauve.
i. Irénée, Adv. hœrei., lib. I, cap. 20.
U4 KÏUDES SUR LES ÉVANGILES
Il ne paraît pas que les gnostiques anti-judaïsants
de la première catégorie aient eu d'autres Évan-
giles que des recensions diverses de notre Évangile
de Luc, plus ou moins profondément modifié. Gela se
comprend ; des sectaires qui prétendaient être les
continuateurs de Paul^ qui se donnaient pour ses
fidèles disciples, ne pouvaient pas reconnaître
d'autre Évangile que celui qui passait, d'après la
tradition, pour avoir été écrit, sinon sous la dictée
de l'apôtre des Gentils, du moins sous son influence
et son inspiration. Il était dans Tordre môme des
choses que l'Évangile de Luc jouât, parmi les
gnostiques de cette classe, le même rôle que
l'Évangile de Matthieu [ parmi les chrétiens ju-
daïsants.
Les gnostiques de la seconde catégorie, du moins
lesValentiniens, firent également usage de recen-
sions diverses de notre troisième Évangile, probable-
ment de celles qui avaient cours parmi les Marcioni-
tes. lisse servirent aussi de l'Évangile de Jean, dans
lequel ils trouvaient, en outre d'une tendance ad-
judaïsante plus prononcée que dans lesécrits de saint
Paul, un grand nombre de locutions qui leur étaient
familières et plus d'une vue théosophique voisine de
quelques-unes de leurs doctrines. Ils ne semblent
pas en avoir altéré le texte; mais, d'après Irénée
et TertuUien, ils en altéraient le sens, c'est-à-dire
qu'ils l'interprétaient tout autrement qu'on ne le
ÉVANGILES APOCHYPHES ANTlJUDAISANTS i45
faisait dans l'Eglise*. En outre, ces gnostiques,
principalement les Ophites, avaient plusieurs Évan-
giles apocryphes entièrement différents de nos Évan-
giles canoniques. Ces écrits avaient été composés
de toutes pièces par ces sectaires, soit d'après
des traditions d'une origine inconnue qui étaient
admises parmi eux, soit surtout d'après leurs pro-
pres doctrines qu'ils avaient eu soin de mettre
dans la bouche de Jésus-Christ. Tous ces Évan-
giles apocryphes ont disparu avec les sectes qui
s'en servaient. On n'en connaît qu'un très-petit
nombre de fragments cités par d'anciens écrivains
ecclésiastiques, entre autres par Èpiphane.
Les gnostiques de la troisième catégorie ne
paraissent s'être servi que d'Évangiles apocryphes,
et ces Évangiles ne présentaient pas la moindre
analogie, ou, pour mieux dire, formaient un con-
traste frappant avec nos Évangiles canoniques.
C'était là une conséquence inévitable des doctrines
4. Aiius (Marcion) manu scripturas, alius (Valenlin) sensus
exposiiione intervertit. Tertullien, de Frœscript., § 38, com-
parez Ibid., § 17. « Ceux qui s'attachent aux erreurs de Valen-
lin, dit Irénée, interprètent l'Évangile de Jean à leur guise. »
Adv. hœrei,, lib. lïl, cap. 11. Origène, dans ses écrits sur
rËvangile de Jean, rapporte des fragments considérables d'un
commentaire de cet Évangile par le valentinien Héracléon. 11 no
serait pas impossible qulléracléon eût aussi composé un com-
mentaire sur rËvangile de Luc; on en a peut-être un fragment
dans Clément d'Alexandrie, Sfrow., lib. IV, cap. 9; Néander,
Allg. Gesch. der christL Relig.^ 1. 1, p. 484 et suiv.
iO
146 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
professées par ces théosophes. Tous ces écrits,
objets d'horreur pour l'Église, ont péri ; il n'en
reste plus un seul fragment; on en ignore même
les titres, excepté pour un d'eux qui paraît, d'ail-
leurs, avoir été le plus connu, probablement parce
qu'il était celui qui offrait l'opposition la plus mar-
quée avec les croyancesie l'Église. •
Les Manichéens avaient aussi, dit-on, des
Évangiles qui leur étaient particuliers; il n'en est
parvenu aucun jusqu'à nous. Des écrivains ecclé-
siastiques du IV® et du V® siècle en parlent souvent,
il est vrai ; ils donnent même les titres de quelques-
uns, mais ils n'en citent pas le moindre frag-
ment et ne disent rien de leur contenu, évidem-
ment ils n'en parlent que par oui-dire; ils ne les
avaient jamais eus entre les mains.
Il s'agit maintenant de jeter un coup d'œil sur
ceux de ces Évangiles sur lesquels il nous reste
quelques renseignements, ou dont quelques frag-
ments nous ont été conservés. Je suivrai dans cet
examen la classification que j'ai établie, c'est-à-
dire que je parlerai successivement des Évangiles
apocryphes des Marcionites, puis dô ceux des
Valentiniens et des Ophites, ensuite da ceux des
Caïnites; j'essayerai enfin de déterminer ce qu'il
faut penser de ce que les anciens écrivains ec-
clésiastiques nous disent des Évangiles mani-
chéens.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 147
Un des plus célèbres Évangiles apocryphes anti-
judaïsants est celui dont se servaient les Marcio-
nites, et qui est connu sous le nom d'Évangile de
Marcion. On peut regarder comme un fait certain
qu'il offrait les plus grandes analogies avec celui de
Luc et qu'il n'eîi différait que par l'omission de
quelques passages, par quelques additions eh petit
nombre, et par un certain nombre de variantes qui
ne paraissent pas d'une grande importance.
Cet Évangile n'est pas parvenu jusqu'à nous;
mais on a cru pouvoir le reconstruire ex auiori"
iate veterum monumentorum^ selon l'expression
d'Aug. Hahn, c'est-à-dire d'après ce qu'en disent
quelques-uns des anciens écrivains ecclésiastiques.
S'il est vrai, comme l'assurent Irénée et Ter-
tuUien, qu'il n'était que notre troisième Évangile
canonique tronqué et modifié dans certaines parties,
il n'y a, pour le retrouver, qu'à opérer dans
l'Évangile de Luc les altérations que ces deux an-
ciens écrivains ecclésiastiques ont signalées. C'est
ce qu'a fait Aug. Hahn *. M. Volkinar a depuis
4. Bas Evangelium Marcions in seiner ursprunglichen Ges-
i48 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
repris ce travail sur de meilleures bases critiques *•
Gomment se fait-il que TÉvangile de Marcion,
identique au fond à celui de Luc, en différait
cependant en de nombreux détails? ou, en d'autres
termes, dans quel rapport ces deux Évangiles
étaient-ils l'un à l'égard de l'autre ?
A cette question, Irénée, TertuUien, Épiphane,
et d'autres anciens écrivains ecclésiastiques ré-
pondent que Marcion avait altéré et mutilé l'Évan-
gile de Luc dans l'intention de l'accommoder à son
système. « Marcion, dit Irénée, a défiguré l'Évan-
gile tout entier, l'a refait à sa guise, puis s'est
vanté de posséder un Évangile véritable 2. » Tertul-
lien assure qu'il avait retranché de l'Évangile de
Luc tout ce qui était contraire à ses opinions, et en
avait gardé ce qui y était favorable ^. Épiphane est
plus précis; il indique et discute tous les passages
de l'Évangile de Luc, que, selon lui, Marcion avait
modifiés *.
Cette explication de l'origine de l'Évangile de
Marcion ne manque pas, au premier aspect, d'un
certain air de vraisemblance. Cet hérétique préten-
talt, Kœnigsberg, 4823, in-80, et dans le Codex apocryphus
Novi Testamenti de Thilo, p. 401-486.
1. Das Evangelium Marcions, Text undKritik, Leipzig, 1852,
in-80.
2. Irénée, Adv, hœres., lib. III, eap. 11.
3. Contraria quœque sententiœ erasit , compelenlia aulom
sententiae reservavil. TertuUien, Adv, Mnrc, lib. IV, cap. 6.
%. Épiphane, Hœres, xlvii, § 9-12.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 4W
dait se rattacher à saint Paul ; c'est sur les épîtres
de cet apôtre qu'il appuyait son enseignement *. Il
était dans Tordre des choses qu'il ne voulût pas.re-
connaître d'autre Évangile que celui de Luc, qui pas-
sait pour avoir été* écrit sous l'inspiration de l'apôtre
des Gentils. Et si l'exemplaire dont il se servait,
n'était pas entièrement conforme à ceux qui étaient
répandus dans les diverses Églises, quoi de plus
naturel que d'admettre qu'il avait remanié lui-même
cet Évangile dans l'intérêt de ses opinions? Ce n'est
là sans doute qu'une présomption; mais elle est
assez vraisemblable pour qu'on ne puisse s'étonner
qu elle ait été admise pendant longtemps, «ans
contestation aucune et comme un fait acquis^.
Cette explication ne laisse pas cependant que
d'offrir des difficultés considérables.
Et d'abord, même en admettant que cet Évan-
4. Marcion avait, sous le iFlre d* ÀTroaroXutov, un recueil de
dix ëpitres de Paul^ rangées dans cet ordre : épitre aux Ge-
lâtes, les deux aux Corinlhiens, celle aux Romains^ les deux
aux Thessaloniciens, celles aux Éphësiens, aux Colossiéns» à
Philémon et aux Philippiens. Il est probable que celle aux Ga-
lales avait été mise en tête des autres, parce que Paul y ex-
prime plus fortement qu'ailleurs ses sentiments d'opposition au
judéo-christianisme. Il faut ajouter que plusieurs de ces épilrcs
avaient été remaniées en quelques passages. Épiphane examine
aussi ces altérations, HœreSf xlii, § 41. Epiphanii opéra, éd.
Migne, t. I, col. 749-726, et 773-842.
2. « Il n'a songé, dit Richard Simon, qu*à ajuster TÉvangile
de Luc aux préjugés de sa secte. » Hisî. critique du texte du
Nouv: Testam., p. 1 35.
150 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
gile eût été une altération de celui de Luc, faite
de propos délibéré et dansTintention de le rendre
conforme aux principes gnostiques de l'école à
laquelle appartenait Marcion, ce n'est pas cet héré-
tique qu'il faudrait rendre responsable de cette fal-
sification. Son maître Gerdon paraît s'en être servi
avant lui *. C'est ce que nous apprend TertuUien,
ou, pour parler plus exactement, l'auteur inconnu
des huit derniers chapitres du Traité de Prœscnp-
tionibus, » Cerdon, nous dit-il^ ne reconnaît que
rÉvangile de Luc; encore ne le reçoit-il pas dans
son intégrité ^. »
F^eu importe toutefois le nom du gnostique qui
aurait ainsi arrangé notre troisième Évangile. La
véritable qiiestion est de savoir si, en effet, les diffé-
rences qui se trouvaient entre celui-ci et l'Évangile
dont Marcion faisait usage, peuvent s'expliquer
comme le résultat de modifications faites dans l'in-
térêt des opinions de la secte dont cet hérétique fut
le représentant le plus célèbre. Il s'agit donc d'exa-
miner ces différences. Ce travail a été fait. Je vais
1. Cerdon passe, à tort ou à raison, pour le maître de Mar-
cion. Ce qui est certain, c'est qu'il lui est antérieur. Irénée,
Àdv. hœres., lib. HI, cap. 4.
2. TertuUien, de Prœscript., cap. 51. De môme que le fit
plus tard Marcion, Cerdon n'admettait ni toutes les épîtres qui
portent le nom de Paul, ni dans leur intégrité celles qu'il rece-
vait. Il est probable que V ÂTroaroXHcov de Marcion était aussi le
recueil des épîtres de Paul admises par Cerdon.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 181
en mettre les traits principaux sous les yeux du
lecteur; ils suffiront pour le convaincre que ces al-
térations n'avaient pas été faites dans un intérêt de
parti.
Il n'est pas inutile de remarquer, avant tout, qu'il
manquait dans l'Évangile de Marcion plusieurs
passages de Luc, qui entrent en plein dans lés
sentiments de cet hérétique. Je citerai entre autres
Luc, XI, 51 ; XIII, 30 et 34 ; xx, 9-16. Ces passages
contiennent des déclarations très-sévères de Jésus-
Christ contre les Juifs, et l'annonce positive de
leur déchéance du privilège de peuple élu. Mar-
cion insistait fortement sur l'abrogation de l'An-
cienne Alliance; c'était là un des points fondamen-
taux de sou système ; il aurait par conséquent
trouvé dans ces passages des arguments très-
solides en faveur de sa thèse. Les aurait-il exclus
de son Évangile, s'il l'avait en effet formé, comme
Ten accusent Irénée et Tfertullien^ en modifiant
celui de Luc?
11 est vrai qu'il y manquait aussi plusieurs pas-
sages de Luc, qui contredisent son système, et qu'il
aurait pu avoir quelque intérêt de laisser de côté.
On ne peut cependant admettre qu'ils aient été
retranchés dans cette intention, car on trouve dans
cet Évangile bien d'autres passages analogues ou
contenant des indications identiques, et l'on se
demande pourquoi Marcion, Gerdon, ou tout autre
152 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
gnostique de cette école qui aurait fait ce rema-
niement de l'Évangile de Luc, s'il avait retranché
les premiers, aurait conservé les seconds. Il aurait
bien certainement fait disparaître ceux-ci aussi bien
que ceux-là, ou du moins il aurait modifié ceux
qu'il ne rejetait pas, de telle sorte qu'ils ne pussent
fournir d'auguments contre son système, et il se
trouve qu'ils sont reproduits sans aucune altération.
La présence des passages de ce genre dans
l'Évangile de Marcion sape à la base l'assertion
d'Irénée, de TertuUien et d'Épiphane. Quelques
exemples le mettront en une complète évidence.
Les deux premiers chapitres de Luc ne faisaient
pas partie de l'Évangile de Marcion. Il ne les y
avait pas admis, dit-on, parce qu'il avait intérêt
à dissimuler le fait de la naissance de Jésus. Mar-
cion et toute l'école à laquelle il appartenait,
soutenaient en elfet que le Christ ne s'était pas
uni à la matière, considérée, dans leur système,
comme la source du mal, qu'il n'avait eu qu'un
corps apparent, qu'il n'était pas né par conséquent
de la même manière que le reste des hommes et qu'il
était resté en dehors des conditions ordinaires de
l'existence humaine. Les deux premiers chapitres de
Luc donnant un démenti formel à cette doctrine,
n'est -on pas autorisé à supposer qu'ils avaient été
éliminés à dessein de l'Évangile de cette secte?
C'est dans le même intérêt, ajoute-t-on, qu'on
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 153
aurait fait disparaître du verset 19 du chapitre viii
de Luc ces mots : « Et ses frères vinrent vers lui. »
— Mais alors pourquoi laissa-t-on dans cet Évan-
gile ceux-ci (VIII, 29) : « Ta mère et tes frères sont
là »? A quoi bon retrancher les premiers, si on
n'éliminait pas également les seconds, qui impli-
quent le môme fait et ne sont pas moins con-
traires à l'opinion des Docètes sur la naissance et
la nature surhumaine de Jésus?
Ce serait aussi dans une intention dogmatique
qu'on aurait retranché ce fragment du verset 4
du chapitre vu de Luc, fragment qui n'était pas
dans l'Évangile de Marcion : « Le fils de l'homme
est venu mangeant et buvant. » 11 y a dans ces
paroles, fait-on remarquer, une condamnation de
l'ascétisme : c'est pour cela qu'on les a bannies de
cet Évangile. — Mais alors, pourquoi y avait-on
laissé le reproche que les pharisiens adressent à
Jésus de fréquenter les gens de mauvaise vie et de
manger avec eux {Luc, xv, 2), et la question qu'ils
lui font touchant ses disciples qui ne jeûnent pas,
comme le font ceux de Jean-Baptiste {Luc, v, 33),
et la mention du grand festin que lui donna Lévi
(Luc, y, 29)?
Si l'on ne trouve pas dans l'Évangile de Mar-
cion ce que Jésus dit de Jonas, donné en signe
aux Juifs, de la reine de Saba et des Ninivites qui
s'élèveront au jour du jugement contre la généra-
154 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
tion présente des enfants d'Israël {Luc, xi, 29-32),
c'est, dit-on, parce que dans cette école gnostîque
on n'avait pas jugé convenable de laisser dans la
bouche de Jésus un appel à l'Ancien Testament,
dont elle n'admettait pas l'autorité. — Mais alors
pourquoi y avait-on conservé le verset 3 du cha-
pitre VI de Luc, dans lequel le Seigneur justifie sa
conduite par l'exemple de David, et le verset 27 du
chapitre vu, où il en appelle, à propos de Jean-
Baptiste, à une prophétie de l'Ancien Testament ?
Si l'on avait changé ces mots de Luc (xiii, 28) :
« Quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, et
tous les prophètes dans le royaume de Dieu, » en
ceux-ci : « Quand vous verrez tous les justes dans
le royaume de Dieu, » par suite des préventions de
cette secte gnostique contre l'Ancienne Alliance
et de ses tendances antijùdaïques, n'aurait-on pas
aussi fait disparaître de la parabole de l'homme
riche et de liazare le nom d'Abraham dans le
sein duquel le pauvre est porté par les anges après
sa mort (XVI, 22 et 23)?
Que conclure de ces rapprochements, dont il
serait inutile de donner d autres exemples, sinon
que les différences par lesquelles cet Évangile se
distinguait de celui de Luc, ne sont pas le résultat
d'un travail d'épuration, auquel ce dernier aurait
été soumis par un gnostique de l'école à laquelle
appartenaient Gerdon et.Marcion, dans le but de le
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 158
mettre en harmonie avec ses principes dogma-
tiques? L'auteuF d'un remaniement de Luc, entre-
pris dans cette intention, s'y serait pris autrement ;
il aurait apporté plus de soin et plus de suite à l'exé-
cution de son dessein; il ne se serait pas borné à
retrancher de notre troisième Évangile canonique
quelques-uns des passages contraires à ses opinions ;
il les aurait fait disparaître tous. S'il ne l'a pas
fait, c'est qu'il n'avait pas l'intention de le faire, et
qu'il ne s'était pas proposé d'accommoder cet Évan-
gile à son système.
Il faut donc renoncer à chercher dans une inten-
tion dogmatique la cause des lacunes et des
variantes par lesquelles l'Évangile de Marcion
paraît s'être distingué de celui de Luc. Gomment
alors expliquer les rapports manifestes qui se
trouvent entre ces deux Évangiles ? Contrairement
à l'opinion des anciens écrivains ecclésiastiques qui
faisaient dériver l'Évangile de Marcion de celui de
Luc, dont il aurait été une copie altérée et mutilée,
on a proposé dans ces derniers temps de voir dans
celui de Luc une édition augmentée de celui de
Marcion. C'est déjà dans ce sens que va l'hypo-
thèse de Semler sur ce dernier Évangile. D'après
ce célèbre critique, il remonterait plus haut qu'on
ne l'avait admis communément, et il aurait pris
naissance dans le cercle des chrétiens qui se ratta-
chaient à l'apôtre saint Paul. Il n'est pas besoin de
f
i56 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
dire que le principal argument en faveur de cette
nouvelle manière de considérer l'Évangile de Mar-
cion, se tire du caractère fortement paulinien do
cet écrit. Gela ne saurait suffire pour la mettre au-
dessus de toute contestation. Cependant un certain
nombre de critiques, entre autres, Lôffler, Ch.
Schmidt, Berthold et Gieseler, paraissent plus ou
moins disposés à Tadopter.
Cette hypothèse est, en un certain sens, le point
de départ de celle de Schwegler, qui en est comme
le complet développement. Dans sa forme primitive,
l'Évangile dont se servait Marcion, aurait été un
évangile paulinien et antijudaïsant et aurait porté
le titre d'Évangile du Seigneur, 'EuayfeViov toj
Kuptou, titre sous lequel Marcion d'ailleurs le désigne
et sous lequel il aurait été connu jusqu'à lui.
Quelque chrétien du parti de la conciliation l'au-
rait plus tard augmenté ou complété, en y insé-
rant des . fragments empruntés à des évangiles
judaïsanls. C'est à ce mélange que notre troisième
Évangile canonique devrait le caractère indécis qui
le distingue des trois autres. Cependant l'Évangile
du Seigneur se serait conservé sous sa forme primi-
tive dans le parti antijildaïsant. Marcion Ty aurait
trouvé^ et, naturellement, il l'aurait adopté comme
un document ancien, respectable et authentique *.
1 . Schwegler, Das nachapost» Zeitalter^ t. ï, p. 261 et suiv.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 187
Que penser de cette hypothèse ? Le plus simple
est de s'en tenir au jugement que Schwegler lui-
même en porte. Il reconnaît qu'elle manque, aussi
bien que celle d'Irénée et de Tertullien, de preuves
historiques, et que le seul mérite qui la recommande,
c'est d'être plus simple, plus vraisemblable, plus
capable de rendre compte des différences ^ui se
remarquent entre l'Évangile de Luc et celui de
Marcion*. Jusqu'à un certain point il a raison, et
s'il n'y avait qu'à choisir entre cette explication et
celle des anciens écrivains ecclésiastiques, on ne
pourrait s'empêcher, ce me semble, de se prononcer
pour la première qui soulève en définitive bien
moins de difficultés que la seconde. Mais on n'est
pas obligé de nécessité logique, en rejetant l'une,
de recevoir Tautre.
Il me parait que le plus sûr est de prendre
l'Évangile dont se servait Marcion, et dont Gerdon,
et probablement bien d'autres antijudaïsants s'é-
taient servis avant lui, pour une copie imparfaite de
notre troisième Évangile. Par quelles causes, et par
suite de quel concours de circonstances cette copie
était-elle imparfaite et avait-elle été adoptée dans
cette forme parmi les antijudaïsants? 11 n'y a pas
une seule donnée historique, ni un seul indice
interne qui puissent nous mettre sur la voie d'une
4. Schwegler, ibid., p. 283 et 284.
188 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
explication certaine, incontestable. Le champ^ des
conjectures s'ouvre ici tout large. Il est permis à
chacun de le parcourir dans le sens qu'il lui plaira.
Qu'en rapportera-t-il ? des hypothèses et rien de
plus. Quant à nous, il nous suffit de savoir que, dans
les premiers siècles de l'ère chrétienne, aussi bien
parmi les orthodoxes que parmi les dissidents, on a
retouché plus d'une fois, sous les prétextes les plus
futiles, le texte des livres saints, pour ne pas nous
étonner de trouver plusieurs recensions de l'Évan-
gile de Luc *. Ces recensions diverses s'étaient accli-
1 . Richard Simon, avec la sincérité naïvô qui le caràclërise
et qui recommande encore aujourd'hui la lecture de ses écrits,
cite quelques exemples fort extraordinaires d'altérations intro-
duites dans les Évangiles par des membres de l'Églfse catho-
lique, c II y a eu aussi des catholiques, dit-il, qui l'ont altéré
(l'Évangile de Luc) en quelques endroits. Ils ne voulaient pas
qu'on lût dans les Évangiles ce qui ne s'accommodait point avec
Feurs préjugés. C'est pourquoi ils en ôtèrent Tendroit o\i il est
dit (chap. XIX, vers. 44) que Jésus-Christ pleura sur la ville de
Jérusalem, parce que les pleurs leur paraissaient une faiblesse
indigne de Notre-Seigneur. Saint Épîphane, qui cite ces paroles
{Ancor,^ § 3i), observe qu'elles se trouvaient dans les exem-
plaires qui n'avaient point été corrigés, et par là il nous apprend
que les Grecs ont quelquefois pris la liberté de corriger leurs
exemplaires et d'en ôler ce qui ne leur plaisait point. « Les or-
thodoxes, dit ce Père, ont retranché ces mot?, y étant poussés
par la crainte, et n'en concevant ni la un ni la force » Si
nous nous en rapportons au témoignage de saint Hilaire {de Tri-
nité, lib. X), on no lisait point dans plusieurs exemplaires grecs
et même latins de saint Luc les versets 43 et 44 du chapitre xxii.
Il est parlé en ce lieu-là de l'ange qui vînt consoler Jésus-Christ
et de la sueur de sang qui coulait de son corps. C'est ce que saint
Jérôme semble aussi confirmer ÇAdv. Pelagian. , lib. II). « Les
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 159
matées, si l'on peut ainsi dire, en divers lieux, et
on comprend très-bien comment ceux qui s'étaient
accoutumés à faire' usage d'une d'elles purent la
prendre de bonne foi pour le texte primitif de Luc
et la croire préférable aux autres copies, peut-
être plus complètes^ mais qui devaient leur sembler
interpolées *.
Apelles, le plus remarquable des disciples de
Marcion, est aussi accusé par les anciens écrivains
ecclésiastiques d'avoir accommodé les Évangiles à
son système. Evangelia purgavity « il a expurgé
les Évangiles, » dit de lui Origène ^. Jérôme le
place parmi ceux qui ont composé de faux Évan-
giles '. Mais Épiphane semble dire que c'était, non
sur un Évangile mutilé, mais sur l'interprétation
Grecs avaient pris la liberté d*ôter de leurs exemplaires ces deux
versets, pour la même raison qu'ils en avaient ôlë Tendroit où
il est dit que Jésus-Christ pleura Ce défaut ne peut donc v^*
nir que de quelques superstitieux, qui croyaient que Jésus-
Christ n'était jamais tombé dans une si grande faiblesse, d Uist.
crit, du texte du Nouv, Testam., p. 435 et 136. Jansénius avait
déjà fait la même remarque : Hœc erasa videntur a quibusdam,
qui verebantur Ghristo tribuere tam insignia humanœ inûrmilatis
argumenta. Conco7'd. evangel., cap. 137.
1. Aux différents ouvrages sur l'Évangile de Marcion déjà in-
diqués, je crois devoir ajouter un mémoire d'un ancien profes-
seur de la Faeullé de Ihéologie catholique de Tubingue : Kri^
tische Unterst^hungen uber Marcîons Evangelium von, D, Gratz.
Tubing., 1818, in-12. Ce travail, quoique déjà ancien, mérite
encore d'être consulté.
2. Origenis opéra, éd. Bâle, 1557, t. I, p. 881.
3. Jérôme, Prolog, in comment, super Matth,
160 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
erronée qu'il donnait de^certains passages de l'Écri-
ture Sainte, qu'il appuyait ses doctrines hérétiques.
Partant d'un précepte de Paul ', qu'il entendait
dans un sens que l'Apôtre n'aurait pas certainement
avoué, il avait pour principe de choisir dans les
livres saints ce qui lui convenait et de laisser de
côté ce qui était contraire ou même peu favorable à
ses opinions^. Ce n'est par conséquent que par
métaphore qu'on peut parler d'un évangile
d'Apelles.
II
Les Évangiles apocryphes paraissent avoir été
bien plus nombreux parmi les gnostiques antijudaï-
sants de la seconde catégorie que parmi ceux de
la première, qui semblent s'en être tenus en général
à notre troisième Évangile canonique, mais mutilé,
comme je viens de le dire. C'est principalement des
Valentiniens que je veux ici parler. Néander les
range, il est vrai, parmi les judaïsants ^; mais je
ne saurais partager cette opinion. Les Valentiniens
4. i Thessal, v, 21.
2. Épiphane, Hœres., xuv, § 2 et 5.
3. Néander, Allg. Gesch, der christlichen Reîig., *• I^ p. -^CC
et suiv.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTI|JUDAISANTS 161
ne repoussaient pas sans doute T Ancienne Alliance,
comme les Marcionites; ils ne la tenaient pas pour
Toeuvre de FEsprit du mal, comme les Gaïnites ;
mais parmi eux les uns la rapportaient au Dé-
miurge, esprit inférieur qui, en formant le monde,
n'avait été qu'un instrument aveugle du royaume
de Dieu, et n'avait pas su ce qu'il faisait * ; et les
autres n'en acceptaient les divers livres que sous
bénéfice d'inventaire, et les expliquaient d'ailleurs
dans un sens qui n'avait pas la moindre analogie
avec les croyances de la synagogue ni avec celles
de l'Église orthodoxe. Tertullien s'élève avec indi-
gnation contre les libertés qu'ils prenaient avec
l'Écriture sainte. « L'hérésie, dit- il (c'est des gnos-
tiques antijudaïsants qu'il parle), rejette certains
livres de l'Écriture ; et ceux qu'elle reçoit, elle ne
les reçoit pas entiers; elle les altère, et par ce
qu'elle en retranche et parce qu'elle y ajoute.
Ceux qu'elle reçoit entiers, elle les pervertit
encore par les interprétations qu'elle imagine;
car il est également contraire à la vérité d'al-
térer le sens ou le texte ^. » Et à Valentin, en
particulier , ce grand conteur de fables, comme
il l'appelle, il reproche d'admettre certains points
de la loi et des prophètes et d'en rejeter d'autres.
« Qu'est-ce à dire, ajoute-t-il, il en rejette la
4. Ritter, Hist. de la phUos. chrét., 1. 1, p. 207.
2. Tertullien, de PrcMcript., g 49.
11
162 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
totalité, en en rejetant quelques points seule-
ment ^ » Quelques pages plus haut, il avait fait
remarquer que Valentin, bien qu'il parût rece-
voir TAncien-Testament tout entier, n'était pas, au
fond, moins ennemi de la vérité que Marcion, mais
qu'il était plus artificieux. « Marcion, le fer à la
main, a mis en pièces, dit-il, toutes les Écritures,
pour donner du poids à son système; Valentin a eu
l'air de les épargner et de chercher moins à les
accommoder à ses erreurs qu'à concilier ses erreurs
avec elles ; et cependant il a plus retranché, plus
interpolé que Marcion, en ôtant à tous les mots
leur énergie et leur valeur naturelle pour leur
donner des sens forcés ^. »
C'est d'ailleurs de l'apôtre saint Paul que les
Valentiniens se réclamaient; cela seul suffirait pour
prouver qu'ils n'étaient pas dans le camp des judaï-
sants. S'il faut les en croire, leur maître avait re-
cueilli les enseignements de Tbéodas, disciple de
l'apôtre des Gentils ^. Ce sont ses principes qu'ils
faisaient profession de suivre; mais ils les pous-
saient bien au delà des limites dans lesquelles saint
Paul les avait contenus.
S'ils donnèrent tous une couleur gnostique au
paulinisme, ils ne l'exagérèrent cependant pas tous
1. Clément d'Alex., Stromat., lib. VU, cap. 17.
2. Tertullien, de Pœrscript,, § 49.
3. Tertullien, iôid., § 38,
ËVANOILIÎS APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 163
au même degré. Ptoléinée qui fut, parmi les valen-
tiniens, celui qui sacrifia le moins l'élément moralà
Télément théesophique, ne dépassa guère l'opinion
de saint Paul sur l'Ancienne Alliance que par la
forme sous laqjielle il la présenta, forme qu'il em-
prunta naturellement au langage et aux conceptions
ordinaires de la gnose. Il n'attribuait pas, il est
vrai, l'Ancien -Testament au Dieu suprême; la lé-
gislation mosaïque n'était pour lui que l'œuvre d'un
être intermédiaire, et la raison qu'il en donnait,
c'est qu'elle présente, d'un côté, trop de défectuo-
sités pour être rapportée directement à Dieu, et,
d'un autre côté, trop de choses excellentes pour
venir d'un esprit impur et mauvais \ Mai, à
l'exemple dé l'apôtre des Gentils, il voyait dans
toutes les cérémonies mosaïques des symboles de la
vérité spirituelle, et, comme lui encore, il pensait
que le symbole n'était plus nécessaire du moment
que l'idée qu'il représente obscurément est claire-
ment révélée, et que la pratique des prescriptions
symboliques est par cela même supprimée, quoique
le sens spirituel qu'elles recouvrent en soit tou-
jours maintenu ^. L'Ancienne Alliance reste donc
ici, conime aii point de vue de saint Paul, une
i . Il y a probablement dans ce dernier trait quelque in-
tention polémiqi^e contre des gnostiques tels que les Gar-
nîtes.
2. Ritler, Hist. de la philos, chrèt., t. I, p. 248 et 249.
U)i BTUDES SUR LES ÉVANGILES
préparation de la Nouvelle *, mais rien de plus.
Les Valenliniens avaient une foule d'écrits apo-
cryphes; « le nombre en était infini, » dit Irénée *.
Nous n'en connaissons que quelques-uns, et encore
est-il difficile, en l'absence de documents précis^ de
savoir à quelle branche des Valentiniens chacun
d'eux appartenait.
Irénée attribue à cette école, sans autre déter-
mination, un Évangile de la Vérité, Evangelium
veritatis. « Cet écrit, dit-il, ne s'accordait en rien
avec nos quatre Évangiles canoniques ^. » Ne se-
rait-ce pas ce même Évangile que les Valentiniens,
au rapport de Tertullien, possédaient, en outre des
nôtres, suum prœter hœc nostra *? C'est probable;
on ne peut cependant rien affirmer d'un livre dont
il ne nous est pas parvenu le moindre fragment,
et dont nous ne connaissons que le titre.
Tous les autres paraissent avoir appartenu, soit
aux Marcosiens, soit aux Ophites Séthiens. Les
écrits apocryphes abondaient dans ces deux écoles.
Marc, entre autres, se vantait de posséder en propre
une révélation qu'il mettait au-dessus de toutes
les autres. L'Évangile d'Eve n'aurait-il pas contenu"
i. Galates, m, 24 et 25.
2. Irénée, Adv, hœres,, lib. I, cap. 20.
3. Irénée, ihid , lib. III, cap. M,
4. Tertullien, de Pr'œscript,^ § 49.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS i65
cette révélation ? On est tenté de le croire, quand
on considère, d'un côté, que Marc prétendait tenir
ses connaissances supérieures d'un, principe fémi-
nin ^, ce qui expliquerait peut-être le nom d'Eve
donné à cet Évangile; et, d'un autre côté, que les
accusations d'immortalité adressées à cette branche
des Valentiniens, se trouveraient en un certain sens
justifiées par le ton général de cet écrit, dont le
langage, au rapport d'Épiphane et autant qu'on en
peut juger par un des deux passages qui nous ont
été conservés, était peu décent et parfois même
obscène ^. Épiphane le rapporte cependant aux
Ophites Séthiens ^. Peut-être était-il en usage à la
fois et chez ceux-ci et chez les Marcosiens.
Quoi qu'il en soit, on en connaît deux passages,
rapportés l'un et l'autre par Épiphane. Ils sont telle-
ment extraordinaires et en même temps s] propres à
donner une idée des doctrines de cet Évangile ,
que je crois devoir les mettre sous les yeux du lec-
teur.
« J'étais arrêté sur une haute montagne, lorsque
je vis un homme d'une haute stature et un autre
mutilé. J'entendis une voix semblable à celle du
'tonnerre. Je m'approchai plus près pour écouter;
il me parla en ces termes : « Je suis toi, et tu es
4. Trénëe, Adv. hœres., lib. I, cap. H,
2. Épiphane, Hœres,, xxvi, § 2, 3 et 5.
3. Épiphane, ibid., § 5.
166 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
* moi. En quelque endroit que tu sois, j'y suis
» aussi. Je suis répandu dans toutes les choses.
» Tu me cueilleras partout où tu voudras; mais en
» me cueillant, tu te cueilleras toi-même *. »
Le sens de ces paroles n'est -pas douteux. Elles
expriment la doctrine de l'identité absolue, la théo-
rie du rayonnement de la vertu divine dans l'en-
semble des êtres qui n'en sont que des mani-
festations, le système de l'identification et de
Tunification de Thomme avec Dieu par la science.
Mais quel est le personnage qui a cette vision?
Comment était-elle amenée ? Quelles conséquences
en faisait-on ressortir? Il faudrait, pour avoir la
solution de ces questions, connaître ce qui précé-
dait et ce qui suivait ce passage. Ce qu'on peut du
moins alG&rmer, c'est que dans ces paroles il n'y a
rien qui ressemble, même de loin, au langage et
aux doctrines des Évangiles canoniques. Tout au
plus offrent-elles, dans leur ton général, quelque
analogie avec le style de l'Apocalypse et avec la
tendance mystique de quelques passages de l'Évan-
gile de saint Jean.
Le second passage est encore bien plus loin du
langage et des idées des livres du Nouveau-Tes-
tament. C'est aussi d'une vision qu'il s'agit. « Je
vis, y est-il dit, un arbre portant douze fruits
4. Épiphane, Hœres., xxvi, § 3.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 167
chaque année, et il me dit que c'était le bois de
vie *. » Épiphane assure qu'il est parlé ici des
maladies périodiques des femmes. Ce passage fai-
sait sans doute partie de quelque théorie sur la pro-
duction des êtres. Il n'en est pas moins certain
qu'on ne se serait pas attendu à trouver de sem-
blables considérations dans un Évangile.
L'Évangile d'Eve et l'Évangile de la Perfec-
tion, Eiiayye>.tov Te>.et(d(7Êwç, étaient-ils un seul et
même ouvrage sous deux noms différents? Baur
n'en doute pas ^; ce que dit Épiphane de ces deux
Évangiles pourrait bien, en effet, être entendu
dans ce sens ^. 11 me reste cependant quelques
doutes. Sans avoir la prétention de trancher la
question, je serais porté à croire qu'Épiphane a
voulu dire que parmi les gnostiques ^, les uns fai-
saient principalement usage de l'Évangile de la
Perfection et les autres de l'Évangile d'Eve ; et ce
qui me confirmerait dans cette interprétation, c'est
que, bientôt après, il parle de ces livres au plu-
riel, sv ocTCOîtpucpoi; âvayivwaxovTeç ^.
Si l'Évangile de la Perfection n'était pas, sous
un autre nom, l'Évangile d'Eve, on ne saurait
douter du moins qu'il ne s'en rapprochât par le ton,
1. Épiphane, Hœres., xxvi^ § 5.
2. Baur, Die christl. Gnosis^ p. 493.
3. Épiphane, Uœres., xxvi, § 2.
4. C'est des Ophites Sélhiens qu'il s'agit. ^
5. Épiphane, Hœres,, xxvi, | 5.
168 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
le style et les doctrines. C'était « un produit du
diable, » ÛTcdcnropa toO ^taêo'Xou, aujugenûent d'Épi-
phane *, c'est-à-dire un écrit qui s'écartait sous
tous les rapports, aussi bien par la forme que par
le fond, des Évangiles canoniques, et dont la théo-
sopbie hasardée n'avait rien de commun avec les
croyances reçues dans l'Église. ^
Épiphane qualifie ce livre de to 7rotYÎ(ji.a 2. Faut-
il entendre par là que c'était un poëme? Rien n'est
moins probable. Fabricius pense que le terme de
7rot7Î(ji.a ne doit être pris que dans le sens vague et
général d'œuvre, d'ouvrage \ Je suis porté à croire
qu'il signifie ici quelque chose de plus, et qu'Épi-
phane l'a employé dans le sens de fiction. Cette in-
terprétation, du reste, s'appuie sur les observations
de Fabricius lui-môme. Ce célèbre érudit fait re-
marquer dans la note que je viens de citer, que dans
un passage d'Irénée. (lib. I, cap. 35), dont il ne
reste que la traduction latine, l'Évangile de Judas
est appelé confictioy une fiction. Il est probable
que le mot grec rendu par conficiio était Troivifiia.
Dans tous les cas, confictiOy fiction, me semble
rendre très-bien le sens dans lequel Épiphane a
voulu parler de l'Évangile de la Perfection.
1. Épiphane, Hœres,^ xxvi, g 2.
2. Épiphane, ihid,
3. Fabricius, Codex apocryphus Nom Testam., pars 1, p. 374,
note 6.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTUUDAISANTS 169
Un autre Évangile apocryphe du môme genre
que les précédents, était attribué à l'apôtre Phi-
lippe. M, Matter suppose qu'il était reçu par les
Ophites syncrétistes *, ou par les Prodicîens qui re-
vendiquaient exclusivement le titre de gnostiques '.
Philippe passait dans l'antiquité chrétienne pour
avoir été, comme saint Paul, et môme avant lui,
l'apôtre des Gentils '. Mais la tradition avait con-
fondu ensemble Philippe, l'un des douze *, dont
l'histoire nous est complètement inconnue, et Phi-
lippe, diacre de Gésarée 5, qui, après avoir fait
partie de l'Église helléniste de Jérusalem et avoir été
chassé de cette ville après le martyre d'Etienne, fut
le premier, à ce qu'il semble, à porter l'Évangile
en dehors de la famille d'Israël et à convertir des
païens au christianisme ^. Son zèle et ses succès lui
avaient fait donner le surnom d'Évangéliste 7. Au
second siècle on s'imagina qu'un évangéliste devait
avoir écrit un Évangile; comme il n'en avait pas
laissé, on en composa un sous son nom, et par suite
de la confusion des deux Philippe, peut-ôtre aussi
pour en relever l'autorité, on l'attribua à l'apôtre.
1. MaUer, HisL crit, du gnosticisme, t. II, p. 257.
S. Malter, ihid,, p. 284 et 285.
3. Eusèbe, Hist eccles.y lib. II, cap. 4.
4. Matth., X, 3; Marc, m, 48; Luc, vi, U; Actes, i, 13.
5. Actes, vi, 5; xxi, 8.
6. Actes, VIII, 5, 43, 27-39; xxi, 8.
7. Actes, XXI, 8.
170 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Il ne nous est parvenu qu'un seul passage de cet
écrit, et ce passage n'est pas sans analogie, pour la
forme du moins, avec les deux de l'Évangile
d'Eve qu'on vient de voir. Il semble se rattacher
au même ordre d'idées théosophiques. Le voici tel
qu'Épiphane le rapporte.
« Le Seigneur m'a révélé les paroleâ que l'âme
* doit prononcer quand elle monte au ciel, et com-
» ment elle a à répondre à chacune des puissances
» célestes. Je me suis connue moi-même, dit-elle,
» et je me suis recueillie moi-même de toutes parts.
» Je n'ai point engendré de fils à l'Archon * ; mais
» j'ai arraché ses racines, et j'ai recueilli ses mem-
» bres dispersés. J'ai connu qui tu es; car je suis,
* dit-elle, du nombre des célestes. Mais ^, s'il est
* établi qu'elle a enfanté un fils, elle est retenue en
» bas, jusqu'à ce qu'elle ait pu reprendre ses enfants
» et les absorber en elle. »
Telles sont, ajoute Épiphane, les sottises et les
fables que les gnostiques racontent ^ ; réflexion fort
judicieuse, sans doute, mais à laquelle on préfére-
rait quelques autres citations de ce singulier Évan-
gile. Il y a évidemment, dans ce passage, des
4. L'Archon est le prince du monde, et, par conséquent aussi,
le père du mal.
2. Cette dernière phrase n'est probablement qu'un résumé
qu'Épiphane fait de ce qui suivait.
3. Épiphane, Hœres., xxyi> § 13.
ÉVANGILES APOCRYPHES AXTUUDAISANTS 171
formules mystiques à l'usage des initiés. Sous le
voile, d'ailleurs fort transparent, qui les couvre, il
n'est pas difficile de discerner la doctrine qu'elles
supposent. Le fond en est, comme dans l'Évangile
d'Eve, un panthéisme mystique, et le trait qui en
est spécialement relevé dans ce passage, c'est le
quiétisme. Ce n'est pas par des œuvres, en engen-
drant des fils au prince de ce monde, comme il est
dit ici d'une manière figurée, que l'âme qui est du
nombre des célestes. monte au ciel ou se réunit au
principe divin de toutes choses ; c'est en se recueil-
lant en elle-même. La méditation intérieure lui fait
seule connaître ce qu'est Têtre et lui apprend en
même temps qu'elle appartient, elle aussi, à cet
être.
Les Grandes et les Petites Interrogations de
Marie , 'EpwTvfcyeiç Mapiaç ^xf^éikoL^ , et 'Èpwr/îdsi;
Mapiaç [jLDtpat, étaient deux écrits probablement
particuliers aux Ophites Sélhiens, secte gnosfique
qui avait encore, au rapport d'Épiphane, en outre
des Révélations d'Adam, kiroxaW^j^ÊK; toO 'A^api,
des Évangiles attribués à des apôtres *. A en
juger par ce qu'en dit ce Père de FÉglise, le livre
des Grandes Interrogations de Marie aurait été fort
analogue à l'Évangile d'Eve, et par le ton général,
4. Épiphane, Hœres,^ xiyi, § 8. Ces Évangiles sont entière-
ment inconnus.
172 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
et par le style, et par la doctriae. 11 est impossible
de rapporter les quelques traits qu'il en indique ;
tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'il y était prin-
cipalement question, sous des images obscènes, de
l'origine, de la purification et du salut des âmes.
C'est probablement aussi à quelque branche des
Ophites qu'appartenait un écrit portant le titre de
Naissance de Marie^ Ti^>èOL Maptaç, et contenant, à
ce qu'assure Épiphane, des choses horribles et dé-
testables *. Le seul fait qu il en rapporte est cepen-
dant plus ridicule qu'horrible. C'est la fable
absurde, répandue parmi les païens, que les Juifs
adoraient une tôte d'âne ^. D après cet écrit de la
Naissance de Marie, Zacharie aurait été mis à
4, Év ô) ^eivà Tt xai oXÉOpioi {»iroêoi».ovTé( Ttva Exelas Xh^ouaiv. Épi-
phnne, Hœres,, xxvi, § 4S.
2. Josèphe, Contra App,, lib. II, cap. 4. Cette fable est rap-
portée par Tacite. Il raconte que les Juifs, dans leur fuite à
travers le désert, étaient prêts à mourir de soif, quand ils aper-
çurent une troupe d'ânes sauvages s'enfoncer dans un bois.
Moïse les suivit à la piste, et jugeant à la verdure et à la fraî-
cheur de rherbe qu'il y avait de l'eau, il chercha, et bientôt il
découvrit une source abondante. Les Juifs y apaisèrent la soif
qui les dévorait. Quand la Judée fut en leur pouvoir et que
Jérusalem et te temple furent construits, Moïse consacra dans
le sanctuaire la figure de l'animal qui l'avait conduit à la décou-
verte des eaux qui avaient sauvé le peuple tout entier d'une
mort certaine et terrible. Tacite, Historiée, lib. V, § 3 et 4.
Dans l'Occident, où, pendant longtemps, OQ prit les chrétiens
pour une secte juive, l'accusation d'adorer une tôte d'âne leur
fut aussi adressée. Dans VOctavius, § 9, elle se trouve dans la
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 173
mort, parce qu'ayant aperçu, un jour qu'il offrait
l'encens dans le temple, l'homme à tête d'âne qu'on
y adorait et qui ne s'était pas soustrait assez rapi-
dement à ses regards, il aurait divulgué cet odieux
mystère. Ce conte n'a pu prendre place que dans
un écrit antijudaïsant.
III
. Si l'on ne savait de quels écarts l'esprit humain
est capable, une fois qu'il est sorti de la ligne de
la droite raison, on serait tenté de prendre pour des
fables ce que les anciens écrivains ecclésiastiques
racontent des gnostiques appelés Gaïnites. Ce n'est
pas sans doute qu'Irénée et Épiphane aient toujours
bien compris les sentiments professés par cette secte ;
il n'en est pas moins vrai que le système qu'elle
soutenait est un renversement complet des opi-
nions les plus approuvées. Après tout, cependant,
il n'est que le terme extrême d'une idée qui, en
elle-même, semble bien fondée.
Les chrétiens qui voyaient dans le christianisme
bouche de Cécilius, le défenseur du paganisme. Audio eos tur-
pissimse pecudis, caput asini cousecratum inepta nescio qua
persuasioue venerari.
174 ETUDES SUR LES EVANGILES
une religion cosmopolite, propre à l'humanité tout
entière, et non une religion nationale, enfermée
dans le cercle fort restreint des enfants d'Israël,
devaient considérer, avec saint Paul, l'Ancienne
Alliance comme une préparation de la Nouvelle.
Cette doctrine fut repoussée avec indignation par
les chrétiens judaïsants, qui ne voulaient ni rompre
avec la synagogue, ni voir dans le christianisme
'autre chose qu'une forme nouvelle, plus parfaite,
du mosaïsme. On connaît, du moins dans ses traits
généraux, la lutte qui éclata entre les deux partis.
Tandis que les judaïsants traitaient saint Paul
d'apostat ^ de prédicateur de mensonge 2, de sup-
pôt de Satan, ceux du parti contraire accusaient
les judaïsants d'étouffer la vérité ^ chrétienne ;
quelques-uns allaient même jusqu'à regarder l'An-
cienne Alliance, non plus comme une préparation
du christianisme, mais comme une religion d'un
ordre inférieur; non plus comme une manifestation
incomplète de Dieu, mais comme l'œuvre impar-
faite d'un principe subordonné. On ne s'arrêta pas
là. Le judéochristianisme s' opposant au triomphe
du spiritualisme chrétien, ou du moins au triomphe
de ce que certains gnostiques prenaient pour le
4. Tbv ^è àwo'aT&Xov àirooTOiTYiv xaXouai. Théodoret, FabuL fccp-
ret., lil). Il, cap. 4.
2. To5 i^Bpou àvÔpwTTou àv(d|jiov Tiva xal çXuapoi^Yj ^i^a«jxaX(a>. C/e-
mentis Romani homiliœ XX^ éd. Dressel, p. 4.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 175
spiritualisme chrétien, on en conclut que les princi-
pes dont il partait étaient la négation de la vérité, et,
par conséquent, que le judaïsme était une religion
fausse et le Dieu de l'Ancien-Testament le con-
traire du vrai Dieu, c'est-à-dire le Prince du Mal.
De ce point de vue qui fut celui des Gaïnites,
tous les personnages qui, dans l'Ancien-Testament,
sont présentés comme opposés aux prescriptions
mosaïques ou comme condamnés, au nom de Jého-
vah, par les prophètes, durent apparaître comme
des hommes poursuivis par le Père du Mal^ et, par
conséquent, comme de véritables adorateurs du
bien et de la vérité. Les rôles se trouvèrent ainsi
renversés. Gaïii fut le type de la vertu; Abel, au
contraire, celui de l'erreur et de la perversité. Les
habitants de Sodome et de Gomorrhe, Goré, Dathan ,
Abiron, devinrent de saints personnages. Dans
cette singulière réhabilitation, Judas Iscariolh se
trouva relevé' de l'anathème qui pesait sur lui. Get
homme, qui avait vendu son maître, ne fut plus
un traître ; il fut tenu pour un instrument de salut.
Plus versé que les autres apôtres dans la connais-
sance de la vérité, il savait qu'il était avantageux,
nécessaire au triomphe du bien, que le Ghrist mou-
rût sur la croix. Il prit en conséquence l'héroïque
résolution de rendre inévitable cet utile sacrifice.
Mettant au-dessus de ses devoirs de disciple la
cause de l'humanité tout entière, il jugea néces-
176 ETUDES SUR LES ÉVANGILES
saire de prévenir les hésitations du Christ, qui, au
moment suprême, lui semblait chanceler. Il le livra
aux chefs de la synagogue, pour que le sacrifice
s'accomplît et que le monde fût sauvé *•
Judas devint ainsi l'apôtre de prédilection des
Gaïnites. Gomment en aurait-il été autrement, puis-
que, en provoquant sciemment et volontairement
la mort du Christ, il avait été, à leurs yeux, l'agent
le plus actif du salut du monde ? Ils composèrent
un Évangile sous son nom, to EOayyAiov toS 'lou^a *.
Irénée en parle ^ ; il remontait, par conséquent, au
moins à la fin du second siècle. Théodoret en fait
également mention ^. Mais aucun de ces anciens
écrivains ecclésiastiques n'en rapporte le moindre
passage. Il est certes à regretter que ce monument
de la folie humaine ait complètement disparu. 11
aurait dû être conservé avec soin comme un témoi-
gnage, plein d'instruction, des égarements dans
lesquels on peut se perdre, quand on s'abandonne
en aveugle au dogmatisme théologique.
On peut conjecturer avec quelque vraisemblance
que cet Évangile relevait la personne de Judas, et
qu'il contenait surtout un récit de la Passion et des
4. Tertullien, de Prœscript.j § 47; Irénëe, Adv, hœres., lib. I,
cap. 31.
2. Épiphane, Hœres», xxxvui, § 4 .
3. Confectionem afferuDt hujusmodi Judœ Evangelium illud
vocanles. Irénëe, Adv, hœres,, lib. I, cap. 31.
4. Théodoret, FabuU hœret.^ lib. I, cap. 45.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 177
circonstances qui l'avaient précédée, composé au
point de vue du système des Gaïnites.
Au reste, cette secte bizarre parait avoir eu la
manie de se mettre en opposition avec toutes les
idées reçues de son temps. Quand la continence et
la virginité étaient célébrées comme le comble de
la vertu, les Gaïnites attribuaient à l'union char-
nelle des deux sexes une sainteté éminente *. Et
encore, quand l'antiquité tout entière avait été una-
nime à peindre la force génératrice universelle sous
un symbole emprunté au sexe masculin, ils la repré-
sentèrent sous un symbole emprunté à l'autre sexe ^.
Ces gnostiques Gaïnites n'auraient- ils pas été
des Givaïtes égarés parmi les chrétiens ?
IV
On parle souvent des Évangiles des Manichéens.
Si l'on entend par là des écrits leur appartenant en
propre, dans lesquels ces sectaires auraient eux-
mêmes tracé le tableau . de la vie et de l'ensei-
4. Épiphane. Hœres., xxxviii, 2; Irénée, Adv. hœres.^ lib. I,
cap. 31.
2. 'Hv &oWpay t^ iroiYrniv toû iravrbç toutou toS xutouç, oûpotvou ti
xai piçxaXoûot. Épiphane, Hœres., xxxvin, § 4. Hysteram autem
febricatorem cœli et lerrse vocant. Irënée, Adv. hceres,, lib. I,
cap. 34 .
12
178 ÉttrDÊS SUR LES ÉVAP(GILBS
gnement de Jésus-Ghrist, dans le seni» àù leurs
principes, on petit hardiment affirmer qu^il n'a
jàmôis exiîSté deô ouvrages de ce genre. Et cela
se comprend. Le manichéisme ne fut pas dans le
principe une sectô chrétienne- Manèsfut un de ces
théoâophes qui se sont montrés à diverses re-
prises dans l'Asie centrale et qui ont eu la préten-
tion de concilier et de fondre ensemble les diverses
religions qui leur étaient connues *• Il ne paraît pas
avoir éti d'abord d'autre dessein que de combiner la
doctrine de la délivrance du bouddhisme avec l'an-^
tique dualisme des Mazdéens. Quelques échos de la
gnose arrivèrent d'Alexandrie jusqu'à lui ; il la prit
pour la sagesse égyptienne, et l'attribuant à Her-
mès, il en mêla tant bien que mal quelques lam-
beaux à son système religieux. La légende qui
lui donne pour premier disciple Thomas (Gautama)
Ada ou Bouddha et Hermès, indique assez claire-
ment de quels éléments il le composa ; seulement
elle a renversé l'ordre des choses, ce qui lui est
assez souvent arrivé, en représentant comme ses
disciples les sages qu'il avait pris pour ses maîtres
et qui étaient, ou du moins qui passaient pour être
les pères des doctrines sacrées de l'Inde, delà Perse
et deJ'Êgypte «.
4. Réfiue jermaniq,, U viii, p. 684 eisuiv.
2. Il est possible aussi que ce renversement Aoit le fait des
chrétiens, qui ne se firent que de fausses idées de l'origine et de
l'histoire primitive du manichéisme.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTUUDAISANTS 47Q
Le dvristianisine entra-t-il pour quelque part
dans rœuyre syncrétique de Manès? On le dit,
mais ce ne fut certainement qu'une addition faite
après coup à une doctrine déjà arrêtée. La religion
chrétienne n'avait pa^ une assez grande impor-
tance de son temps, dans la Perse, pour qu il pût
croire nécessaire, quand il entreprit sa réforme reli-
gieuse, de Tassocier aux religions qu'il trouvait
établies autour de lui et qui avaient à sea yeux le
prestige de l'antiquité et de la puissance. Il est
môme probable qu'il ne connut le christianisme que
pendant la proscription qui l'obligea à chercher
momentanément un refuge dans la Syrie. Son sys-
tème était alors arrêté, et s'il y ajouta quelques
traits empruntés à la doctrine chrétienne, ce fut,
sans le moindre doute, moins pour en étendre le
cercle, que pour prouver que les conceptions reli-
gieuses les plus diverses pouvaient y rentrer.
Saint Augustin assure, il est vrai, que Manès
se donnait la qualification d'apôtre de Jésus-Christ,
en tête de ses lettres *. Rien n'est plus invraisem-
blable^ ou, pour mieux dire, rien n'est plus con-
traire au système et aux vues d'un réformateur
qui prétendait, non introduire ou répandre le chris-
tianisme dans son pays, mais fonder ce qu'il croyait
4 . Omnes ejus epistolae ita exordiunlur : Manichœus aposlo-
lus Jesu Ghristi. Augustin, Contra Faustum, xm, § 4; Contra
epUtoL fundament,, § 5 et 6.
180 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
être la religion universelle, c'est-à-dire une reli-
gion embrassant, résumant et complétant toutes les
religions particulières. Saint Augustin tenait ce
renseignement des Manichéens avec lesquels il
avait vécu. Mais le manichéisme s'était modifié en
passant de la Perse dans les contrées où le chris-
tianisme dominait. Pour marquer qu'il donnait le
dernier mot de tous les cultes antérieurs. Mâ-
nes s'était peut-être appelé lui-même le disciple
des fondateurs de tous ces cultes, de Zoroastre, de
Gautama, de Bouddha, d'Hermès, de Jésus-Christ.
Ses disciples, répandant sa doctrine au milieu des
chrétiens, laissèrent dans l'ombre tous les autres
noms invoqués par leur maître; ils ne parlèrent que
de celui de Jésus, ou du moins ils le mirent en pre-
mière ligne, et Ton comprend pourquoi ; le nom du
Christ était le seul qui fût en honneur et qui pût
faire impression dans le nouveau milieu où la per-
sécution les avait jetés. Il se peut qu'ils eussent
modifié dans ce sens les lettres vraies ou fausses de
Manès, et qu'en les traduisant en grec ou en latin,
ils n'y eussent laissé que le nom du Seigneur. C'est
là ce qui aura trompé saint Augustin, qui ne
pouvait puiser ses informations à d'autres sources.
La plupart des anciens écrivains ecclésiastiques
qui rapportent que Manès s'appelait apôtre de
Jésus-Christ, l'accusent en même temps d'avoir été
assez téméraire pour se donner pour le Paraclet ou
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS iSi
le Saint-Esprit, que le Seigneur avait promis d'en-
voyer à ses disciples *. Mais comment Manès au-
rait-il pu se dire à la fois Tapôtre de Jésus -Christ
et le Saint-Esprit? S'il était l'un, il ne pouvait être
l'autre. Il y a là une contradiction manifeste , ou,
pour mieux dire, il y a un malentendu.
Que Manès se soit appelé le Saint-Esprit , ou
mieux l'Esprit, c'est ce qui n'est pas douteux. Le
mot même de Manès n'a pas d'autre sens. C'est le
Maint des livres sacrés de Zoroastre *. Le père
au manichéisme ne s'appelait pas d'abord Manès, il
ne prit ce nom qu'au moment où il commença son
œuvre de réformation religieuse. La tradition est
unanime sur ce point ^.
1. ÉtoX[xyii6 -yàp ô TOiouToç xal irveufta iroçàxXiQTCv eauTov Xs-Ytiv,
àXXoTt ^8 àirooToXov Iviaou Xpicrrou iauTbv lirt^Yipl^ei, Épiphane, Hœ~
res,, Lxvi, § 19. MàvYi; 6 lauTov finm to irvEû(i.ft, Cyrille de Jéru-
salem, Opéra, p. 228, Cateches., xvi, § 4. Eusèbe, Hist, eccks.^
lib. VII, cap. 31 . Augustin, Contra epistoL fundament.^ § 6.
2. Ce mot se trouve très-souvenl dans ces livres, soit seul :
mainiy esprit (mens en latiu), soit accompagné de qualificatifs :
Cpento Maini, le Saint-Esprit, aubro-maini, le méchant esprit
(ahriman). Eug. Burnouf, Comment, sur le Yaçna, p. 442. Ad.
Pictet, les Origines indo-européennes, t. ii^ p. 656.
3. Cyrille de Jérusalem raconte que le père du manichéisme
s'appelait Cubricus, et prit plus tard le nom de Manès, nom, dit-
il, qui^ dans Tidiome des Perses, signifie discours, comme s'il
avait voulu se donner pour un excellent orateur; Cyrille de Jé-
rusalem, Opéra, p. 93. L'explication que donne Cyrille du nom
de Manès manque d'exactitude ; elle est cependant, en un cer-
tain sens, sur la bonne voie. Il serait curieux de savoir comment
celte tradition était arrivée à la connaissance de l'évoque de
Jérusalem. Epiphane, Hœres^ lxvi, § 4 et 4*
182 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Ce nom, Temprunta-t-il aux Évangiles? Certai-
nement noû ; il le prit dans la langue sacrée de son
pays. Il se donna pour Manès {Maint, l'Esprit),
quand il s'annonça comme un nouveau révélateur,
iîomme un de ces hommes inspirés, qui, d'après
une croyance très-répandue dans l'Orient, vien-
nent, lôûs les mille ans, renouveler et purifier la
foi des humains, retoucher les cultes antiques et
ouvrir une nouvelle période, un Hazare,
Que plus tard ses disciples, répandus parmi les
chrétiens, aient rapproché ce nom du mot Saint-
Esprit employé dans les Évangiles et aient essayé
de faire croire par ce rapprochement que la pro^
messe de Jésus-Christ à ses apôtres s'était réalisée
dans la personne de leur maître, je le veux bien ;
ils trouvaient là un moyen dé rattacher leur doc-
trine aa christianisme. Mais là qualification d'Es-
prit que se donna le père du manichéisme , n'est
pas plus d'origine chrétienne que son système.
Si le manichéisme se forma dans une indépen-
dance complète du christianisme, les événements ne
tardèrent pas cependant à le transformer en une
secte chrétienne. Manès mis à mort, ses disciples,
chassés de la Perse par la persécution, se réfugiè-
rent, pour la plupart, dans la Syrie; ils se répan-
dirent de là dans l' Asie-Mineure, dans TÉgypte et
dans l'Occident. Au milieu de populations dont les
chrétiens formaient l'immense majorité, ils durent
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTUUDAISANTS 183
tejoir compte du christianifinoe, Leur$ propres priu-
cipes leur en faisaient une loi. Leur théorie r€ii-
gieuse prétendait être la conciliation de t<»ute$ les
religions.; elle devait «embrasser La chrétienne ans»
bien que toutes les autres- Le christianisme était
d'ailleurs^ comme leur propre syfi^tème, une doctrine
delà délivrance. Il y avait dans cette comnumauté
de but une cause de rapprochement. D'un autre
côté, UB pouvant dans leur position nouvelle r^ô-
pandre leurs idées que parmi les chrétiens, ils du*^
rent naturellement les présenter sous la forme la plus
propre à faire impression sur l'esprit de ceux qu'ils
voulaient gagner à leur cause. Au milieu des maz^
déens, le manichéisn^e était la doctrine de Zoroai&^
ire rajeunie, perfectionnée et complétée; au milieu
des chrétiens, il fui Tinterprétation ps^faite de
l'enseignement de Jésus-Christ. Ce revirement.,
plus apparent cependwt que réel, était dans la
natiare des choses^
Les Manichéens écrivirent-ils alors des Évangiles
ou remanièrent-ils, dans le sens de leurs principes,
quelques-uns de ceux qui existaient déjà? Il ne le
paraît pas : ce n'était pas d'ailleurs nécessaire. A
en juger par ce qu'en rapporte saint Augustin, le
seul des anciens écrivains ecclésiastiques qui les
ait connus de près, ils attachaient peu d'importance
aux récits de la vie du Seigneur et par suite aux
livres qui les conjtieilnent ; ils n'insistaient que sur
184 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
renseignement, qu'ils interprétaient, bien entendu,
d'après leur propre système. Il ne s'agissait pas
pour eux de croire à ce que Jésus-Christ avait fait ;
il faut, disaient-ils, faire ce qu'il commande ; le
reste n a pas de valeur. L'Évangile, c'est ce que
le Christ a enseigné *.
Il faut ajouter qu'avec leur système arbitraire
d'interprétation, et en rejetant comme des falsifi-
cations tout ce qui, dans les écrits sacrés, ne pouvait
se plier à leur, doctrine ^, ils n'avaient pas besoin
de composer des Évangiles. Tout livre leur était
bon, dès qu'ils en retranchaient ce qui ne leur allait
pas et qu'ils ^pliquaient ce qu'ils en gardaient
comme ils l'entendaient. Aussi admettaient-ils les
Épîtres de saint Paul ', quoique en réalité elles
ne soient pas plus favorables à leur doctrine que les
Évangiles.
Cyrille de Jérusalem assure cependant qu'ils
avaient composé un Évangile de saint Thomas *.
1 . Est nihil aliud quam praedicatio et mandatum Christi, dit
le manichéen Faustus, dans Augustin, Opéra, t. VIII, col. 329 c.
Contra FaiMtum, v, 1 .
2. Dicentes falsa esse in Ëvangelio. Augustin, Opéra, t. VIII,
col. 486 B. Contra Faustum, xvi, 33. Opéra, t. VIII, col. 489 C.
Contra Faustum, xvii, 3. Paracletus, disait Faustus^ ex Novo
Testamento promissus docet quid accipere ex eodem debeamiis
et quid repudiare. Contra Faustum, xxxii, § 6.
3. Paulum apostolum quom nobiscum legunt. Augustin, Opéra,
t. III, col. 1534 A. De sermone montis, lib. I, § 65.
4. Ë'Ypa^l'oiv xal (i.avtxaîoi xarà eo(i.£v EùayyéXiov. Cyrille de Jéru-
salem, Opéra, p. 66, 57, 98, Cateches., iv, § tt, et vi, § 8.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 18»
Mais il se trompe , on peut même dire qu il
commet deux erreurs à la fois. L'Évangile de
Thomas est antérieur au manichéisme. Il était
connu d'Origène * et même dlrénée qui ne le
nomme pas, il est vrai, mais qui en cite une des
légendes ^. Et il faut ajouter que c'était , non
l'Évangile de Thomas, mais les Actes apocryphes
de cet apôtre, que les Manichéens recevaient
comme un livre sacré. Nous le savons par saint Au-
gustin, qui parle de l'importance qu'ils attachaient
à ce livre ^ et qui en cite à trois reprises différentes
une légende qu'ils en rapportaient *^ et qui en fait
encore partie ^. Les Actes de Thomas n'étaient pas
mieux d'ailleurs leur œuvre que l'Évangile apo-
cryphe attribué à cet apôtre. Ce livre porte l'em-
preinte de la gnose des judéochrétiens de la
Syrie. Le Saint-Esprit y est représenté comme un
principe féminin, de même que dans l'Évangile des
i. Evangelium quod appellatur secundum Thomam. Origène,
Homil. I in Lucam,
S. Irënée, Adv. hœres,, Ub. I, cap. 47.
3. Gui scripturse licet nobis non credere; non est enim in
catbolico canone ; illi tamen eum et legunt, et tanquam incor-
ruptissimam verissimamque honorant. Augustin, Opéra, t. III,
col. 4534 B.
4. Augustini Opéra, t. VIII, col. Ut A etB; col. 845 B; col.
631 D; t. III, col. 4534.
5. Ce livre apocryphe a étë publié par Thilo, Leipzig, 4 823,
in-80. On en a une traduction Trançaise dans le Dictionnaire des
apocryphes, t. II, col. 4045 et suiv. La légende dont parle Au-
gustin se trouve dans cette traduction, col. 4049.
186 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Hébreux et dans la doctrine des Elkésaïtes. Il y est
appelé « la mère miséricordieuse, » et « la mère
des sept demeures, qui vient trouver le repos dans
la huitième ^ » Comme dans les Glémentinjes et
rÉvangile des Ébionites, le sacrifice y est déclaré
aboli. « Dieu, dit Thomas au jeune homme qu'il
aressusdté, ne demande pas de sacrifices; pour-
quoi lui sacrifierais-tu? » Ueauy est considérée de
même que dans les Clémentines et dans le livre
sacré des Elkésaïtes, comme Télément purificateur
par excellence; elle guérit à la fois les maux du
<5orps ek ceux de Tâme. Enfin, contrairement à
Tascétisme exagéré des Manichéens, on y recom-
mande les bonnes oeuvres, dans le môme esprit que
dans la plupart des documents judéochrétiens.
« Laissez tos anciennes voies ^t votre coiwiuite
passée, dit Thomas dans un des derniers discours
qu'il prononoe dans «ce livre ; que les voleurs ne
volent plus, mais qu'ils gagnent leur pain par leur
travail et leurs sueurs ; que les débauchés ne se
livrent plus à la débauche, de peur de «e livi'er eux-
mêmes aux châtiments éternels ; car la débauche
est de tous les maux le plus désagréable à Dieu.
Renoncez à l'avarice, au mensonge, à l'ivrogne-
I . Les sept demeures rappellent les sept puissances de Basi-
lide, et la huitième, le lieu du repos, Tôtre primitif, le Dieu
inefifai)le , qui est la fin comme le commencement de -toutes
choses.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTUUDAISANTS 187
rie, à la calomnie, à rendre le mal pour le mal ;
car toutes ces choses sont contraires et antipathi-
ques au Ken que j'annonce. Mais vivez dans la foi,
dans la douceur, dans la sainteté et dans l'espé-
rance, qui sont la joie de Dieu, afin de devenir ses
enfants et de recevoir les bienfaits qu'il ne donne
qu'à un petit nombre *. »
Ce n'est pas probablement par cet esprit pra-
tique que ce livre se recommanda aux Manichéens;
mais la doctrine du dualisme, qui appartient en
propre à la gnose judaïsante de la Syrie, y est très-
prononcée; ce fut sans doute par cette raison que
les disciples de Manès l'adoptèrent comme Écri-
ture Sainte ^.
Timothée, prêtre de Constantinople, au com-
mencement du VII® siècle, place, au nombre des
treize ouvrages des Manichéens, l'Évangile de
Philippe, To KaTa 4>tXi7nrov EuayyéXiov ^. Cet écrit
1. Bictionnaire des apocryphes, L II, col. 1M5 et 1046.
2. S'il est vrai que les Manicbëens baptisassent avec de rbuile^
c'est à ce livre qu'ils ont emprunté cette manière de célébrer
le baptême, cérémonie qui ne faisait certainement pas partie du
-manichéisme pTimitif. Voyez le passage cité par Fabricias, Codex
apocryphm Novi Testamenti, pars 1 , ^ 822.
3. Timothée, Epistola de variis hœreticis. Une traduction latine
de cette lettre se trouve dans les premières éditions de la Biblio-
tlièqoe des Pères. Meursius en a publié le texte grec dans Varia
divina, Leyde, 4649, in-4o; elle est en grec avec ^ne traduction
latine dans Aucîar. Nov., de Gomfbefix, et dans Mommenta
Ecdesiœ grecœ^ de Cotelier. Léontiusde Byzance, ^entomperain
188 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
appartenait à la secte des Ophites. Les Manichéens
Tadoptèrent-ils en eifet pour un de leuj» livres
sacrés? Ce ne serait pas impossible; cependant le
témoignage d'un écrivain du vi® ou du vii® siècle ne
peut avoir une valeur décisive, quand il ne trouve
pas quelque appui dans des écrits antérieurs. On
ne saurait du reste être surpris que les Manichéens
eussent donné leur approbation à un Évangile qui
condamnait absolument le mariage et présentait
la génération comme l'œuvre du mauvais prin-
cipe. Ce furent cependant les Évangiles apocryphes
d'origine syriaque qu'ils paraissent avoir adoptés
de préférence. Faut-il en chercher la raison dans le
fait que ce furent les premiers écrits chrétiens qu'ils
rencontrèrent, quand, fuyant la persécution qui
les chassait* de leur patrie, ils cherchèrent un re-
fuge dans l'empire romain, ou dans cette circons-
tance que ces Évangiles , sans être précisément
empreints de dualisme, étaient répandus cependant
parmi des sectes judéochrétiennes qui, comme
eux, faisaient profession, en quelque degré, de la
doctrine des deux principes ? Je ne sais; mais il est
certain que la plupart des écrits apocryphes chré-
tiens qu'on trouve en leurs mains appartenaient à
de Timothëe, dit également que les Manichéens se servaient de
rÉyangile de Philippe en môme temps que de celui de Thomas;
de Sectis, p. 432, et dans Fabricius, Codex apocr. Novi Testant.^
pars 4^ p. 442*
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 189
des sectes de la Syrie. Tel est le cas des Actes de
Thomas, livre qui ne nous est parvenu que dans
une traduction grecque, mais dont l'original était
syriaque *.
C'est aussi dans la Syrie qu'avait été composé
rÉvangile de la Nativité de la Vierge *, ouvrage
apocryphe dont saint Augustin nous apprend qu'ils
se servaient. On peut du moins le supposer avec
la plus grande vraisemblance, car tous les écrits
apocryphes sur la sainte Famille sont venus de là,
et celui-ci ne faisait pas sans doute exception à ce
fait général. Mais qu'était cet Évangile de la Na-
tivité de la Vierge? Celui qui est arrivé jusqu'à
nous, sous ce titre, dans une traduction latine, faite,
à ce qu'on assure, sur un original hébreu? On ne
saurait l'admettre, car dans cet écrit il n'y a pas
un seul mot qui puisse faire supposer que Joa-
chim, le père de la Vierge, appartînt à la race
sacerdotale ; il y est représenté comme habitant
Nazareth, mais comme étant de la tribu de Juda et
de la famille de David ^. Au contraire, d'après l'É-
vangile de la Nativité de Marie dont les Manichéens
faisaient usage, Joachim était un prêtre et faisait
partie de la tribu de Lévi *. Il est possible toutefois
4, Dictionnaire des apocryphes^ t. II, col. 1021, note 4080.
2. Augustin, Opéra, t. Vlil^ col. 656. Contra Faustum, xxiii^
§9.
3. Évang. de la Nativité de la Vierge^ chap. 4.
4. Ac per hoc iilud quod de generatione Mariae posuit Faustus
190 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
que récrit apocryphe auquel en appelait Faustus,
ne fût qu'une récension quelque peu modifiée de ce-
lui qui nous a été conservé. Peut-être même la
différence qui les sépare sur l'origine de Joachim
était-elle due aux Manichéens qui, dans je ne sais
quel intérêt de parti, voulaient rattacher Jésus-
Christ à la race sacerdotale. Au reste, cette inten-
tion ne saurait nous surprendre ; on la trouve fort
naïvement exprimée dans l'histoire du charpentier
Joseph. Dans cet écrit apocryphe, on raconte que
Joseph, tout en étant de la famille de David,
et, par conséquent, de la tribu de Juda, fut fait
prêtre dans le temple du Seigneur *. On réunissait
ainsi sur Jésus-Christ la dignité royale et la
dignité sacerdotale. 11 est probable cependant que
les Manichéens s'inquiétaient peu de la dignité
royale et qu'ils se proposaient avant tout de
retrouver les marques du sacerdoce dans le Sei-
gneur.
Est-ce seulement de l'Évangile de la Nativité de
Marie, de celui de Philippe et des Actes de Thomas,
que veut parler saint Augustin, quand il dit que les
Manichéens se servaient de livres apocryphes com-
quod patrem habuerit ex tribu Levi, sacerdotem quemdam no-
mine Joachim. Augustin, Ibid, Il n'est d'ailleurs aucun des
Évangiles de TEnfance parvenus jusqu'à nous qui donne Joachim
pour un prêtre, quoiqu'ils ne soient point unanimes sur sa nais-
sance.
4. Histoire du charpentier Joseph^ chap. %.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 191
posés SOUS le nom des Apôtres^ par il ne sait qael
inventeur de fables ^, ou fait-il encore allusion à
d'autres écrits de ce genre? Il est impossible de le
déterminer. Excepté le livre de la Nativité de
Marie et celui des Actes de Thomas^ il ne donne ni
les titres de ces ouvrages^ ni même aucune indication
qui puisse les faire reconnaître. Ce qui est cer-
tain, c'est que les autres livres que quelques anciens
écrivains ecclésiastiques appellent des Évangiles
manichéens n'étaient pas en réalité des Évangiles,
je veux dire des expositions de la vie et des ensei-
gnements de Jésus-Christ. La plupart, et peut7être
faudrait-il dire tous, n'avaient pas le moindre rap-
port avec la doctrine chrétienne et l'histoire évan-
gélique.
On ne saurait voir un Évangile dans l'écrit attri-
bué à Ada et à Adimante, dans l' Anathème contre
les Manichéens ^. Ce livre, y est-il dit, était écrit
contre Moïse et les autres prophètes, xaxà Mouerecoç
xal Tôv aXXcov irpoçnTûv ^, Pierre de Sicile le cite
comme l'œuvre d'Adante et d'Adamente * ; ces
4. Augustin^ Opéra, t. VIII, col. 631 D. Contra Fau$tum,
x)^ii, §79.
2. Àva6s{ibaTil[(o xai rh 'ytfpati.fi.éwiy Â^a xaX Àt^EifxâvTo». Ana*
thematisma Manichœorum^ dans Patres apostoL, de Cotelier, t, I,
p. 537; Fabricius, Codex apocryphus Novi Testamenti^ pars 4,
p. 354.
3. Fabricius, t^td. Cotelier, Patres apostoLj 1. 1, p. 537.
4. Fabricius, Codex apocryphus Novi Testamenti, par84 , p. 4 40.
192 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
noms sont ici évidemment estropiés. Photius Tat-
tribue à Ada seulement, et cette version paraît pré-
férable. Si le nom d'Adimante se trouve joint à
celui-ci dans TAnathème contre les Manichéens,
c'est sans le moindre doute parce qu'Adimante
était un des écrivains manichéens les plus connus
parmi les chrétiens *. Photius ajoute que cet Évan-
gile portait le titre de Modion (Md^iov), par allusion
au boisseau sous lequel il ne faut pas placer la lu-
mière ^. Où le célèbre patriarche grec avait- il
puisé ce renseignement? Il serait utile de le savoir,
avant d'ajouter foi à ses paroles, et il ne le dit pas.
Ce mot parait être plutôt une épigramme lancée
contre le livre manichéen qu'un titre qu'y aurait
inscrit son auteur. Il est difficile de croire en éflfet
que le prédicateur d'une secte nouvelle ait intitulé
un de ses écrits l'éteignoir ; le mot Modion n'a
pas ici d'autre sens. Mais probablement il y a en-
core dans ce qu'en rapporte Photius une de ces
méprises qui se reproduisent sans fin dans ce que
les anciens écrivains ecclésiastiques disent des Ma-
nichéens.
Cet Évangile d'Ada était probablement une imi-
tation des soutras bouddhiques ou peut-être une
4 . Saint Auguslin écrivit un traité contre cet Adimante. Au-
gustini opéra, t. viii, col. S05-260.
2. Matth., V, 45, et les passages parallèles; Marc, iv, 24» et
Luc, XI, 33.
KVANGlLEîî APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 193
dénomination générale de la doctrine bouddhique,
à laquelle en appelait Manès ; ce qui peut le faire
supposer, c'est qu'Ada n'était pour les Manichéens
qu'un autre nom du Bouddha.
Il est vraisemblable qu'il y a aussi quelque mé-
prise dans ce qu'Épiphane nous dit des quatre ou-
vrages de Scythianus , dont un portait le titre
d'Évangile *. Ce Scythianus est une sorte de con-
trefaçon de Simon le Magicien. De même que celui-
ci est pour les anciens écrivains ecclésiastiques le
père du gnosticisme, celui-là est le père du ma-
nichéisme. Il vient à Jérusalem conférer avec les
apôtres ^ , comme Simon le Magicien avait eu
aussi de son côté des conférences avec saint Pierre.
Il n'est pas plus un personnage réel que son pré-
tendu disciple Térébinthe qui fut, selon la légende,
le précurseur et le maître de Mahès. Ce Térébinthe
est tout simplement la personnification de l'élément
bouddhique qui entra dans la composition du mani-
chéisme. On en a la preuve dans la légende qui
raconte que s'étant enfui en Perse, après la mort
de Scythianus, il s'y fit appeler Bouddha ^. Scythia-
nus de son côté est la personnification du mazdéisme,
premier fond de la doctrine manichéenne, et en ce
i. Épiphane^ Hœres., lxvi, § 2.
2. Ibid,, Lxvi, § 3.
3. B',u^av àvo|xaacv éaurov. Cyrille de Jérusal., Opéra, p. 93.
Catéch , VI, § 13 ; Épiphane, Ilœres., lxvi, § 1.
13
194 ÉTUDES SUR LES ÉYAxNGlLES
sens, il peut bien être appelé le père spirituel de
Manès. Des anciens écrivains ecclésiastiques le
font voyager de l'Arabie et de FÉgypte dans
l'Inde, par conséquent à travers les pays où domi-
nait la religion de Zorôastre *. Ils s'accordent tous
à répéter quil n'était ni chrétien ni juif 2, et qu'il
enseignait le dualisme. Il prétendait, dit Thislorien
Socrate, qu'il y a deux natures opposées, l'une
bonne et Tautre mauvaise ^ ; et d'après fipiphane,
il expliquait les oppositions qui se rencontrent par-
tout, par la supposition de deux principes con-
traires^. Ces deux écrivains chrétiens croient qu'il
avait emprunté ce dualisme à Empédocle et à Py-
thagore. Mais à cette époque les antiques théories
d'Empédocle n'avaient pas la moindre autorité, et
les pythagoriciens n'étaient pas dualistes. Ce qu'on
nous dit de ses voyages et de son système, nous
ramène à la Perse et à la religion dans laquelle
Manès naquit et fut élevé.
Y eût-il eu toutefois un écrit connu sous le nom
d'Évangile de Scythiaiius, cet écrit n aurait pas
été une histoire de la vie et des enseignements de
1 . Épiphane, Hœres,, lxvi, § 1 .
2. OuTi XpicTTiavoî; cuu.9epo(i.£vcç, xai ta 'Icu^aîwv ci Tcpooifaavc;.
Pholius, Biblioth., lib. I; Cyrille de Jérusalem, Opéra, p. 92,
Catech.,y\,§i3.
3. A'jo çoaEi; eiTTwv, à-ysôiiv T8 xal 7:cvy.fxv. SocralC, Hist. eccJfS.,
lib". I, cap. 22.
4. Fpipliano, Hœres,, lxvi, §2. Arehclaiafin. p. 9*i.
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTIJUDAISANTS 19S
Jésus-Chrisl. Les Manichéens l'appelaient l'Évan-
gile vivant *. Cette dénomination indique moins un
récit des faits évangéliques qu'un ouvrage consacré
à l'exposition de la doctrine manichéenne, doctrine
qui, aux yeux de ses sectateurs, était la seule ca-
pable de donner la vie. Et, en effet, Cyrille de Jé-
rusalem dit qu'on y trouvait, non la vie du Christ,
mais seulement un discours sur ce système 2.
C'était peut-être cet écrit que Manès présenta,
dit-on, à Hormisdas et qui contenait, à ce quil
paraît, sa révélation. Ce livre, dit Beausobre,
était enrichi de très-belles peintures ^. C'est cet
écrit qu'on nomme et qu'il nommait peut-être lui-
même son Évangile, c'est-à-dire sa doctrine, sa
prédication ; ce n'était pas certainement une fausse
histoire de Jésus-Christ, comme Photius le pré-
tend, mais l'exposition des idées religieuses de
ce sectaire *.
1. Eua-f^lXiov offgpîwv xaXoOai. Anathematisma Manichœorum^
dans Fabricius, Codex apocryph, Novi Testamentin pars 1,
p. 354. Timothée, prêtre de Constantinople, le désigne sous le
nom de to î;«v Eùa-^sXicv, Fabricius, Ibid., pars 1, p. 138-140.
2. 00 Xpiatoû wpàÇEiç, àXX' àTrXw; (i.ov&v rh wpccr/i-j'opiav. Cyrille
de Jérusalem, Opera^ p. 92 et 93, Catech.^ vi, § 13.
3. Manès parait avoir eu quelque habileté dans les arts ùut
dessin. « Il était peintre et graveur de sa profession, dit d'Her-
belot. Il avait la main si juste qu'il tirait des Jignes et décrivait
des cercles^ sans règle et sans compas. Il ût aussi un globe ter-
restre avec tous ses cercles et ses divisions. » Biblioth, orien^
taie, t. IV, p. 82.
4. Boau^obre, Histoire du mankhèismej l. î, p. 195.
TROISIÈME PAU/TIE
EVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES
Les Évangiles apocryphes que nous avons main-
tenant à examiner n'ont jamais été regardés par
l'Église catholique comme des documents officiels;
elle a même déclaré qu'ils étaient apocryphes, et
que, sous ce rapport, ils ne peuvent ni ne doivent
être mis sur la même ligne que les écrits canoni-
ques, ni, par conséquent, avoir la moindre autorité
en matière de foi. Elle les a laissés cependant se
répandre sans opposition, reconnaissant impli-
citement par là qu'ils n'offrent aucun danger,
qu'ils ne sont de nature ni à renverser, ni même
à affaiblir la saine doctrine; qu'ils peuvent être, au
contraire, de quelque utilité pour l'édification des
198 KTTDES sua LES ÉVANGILES
fidèles. Des docteurs catholiques donnent la plupart
d'entre eux pour des ouvrages d'auteurs orthodoxes
qui n'ont rieu de méchant *.
Il convient de faire remarquer qu'il n'est presque
pas une seule des légendes qui y sont rapportées,
qui n'ait été citée comme un fait historique par
quelqu'un des anciens écrivains ecclésiastiques, ou
qui ne soit admise par l'Église et n'ait donné lieu
à quelque cérémonie ou à quelque fête. Il en est
très-peu qui ne soient pas passées dans la Légende
Dorée et qui ne soient pas entrées d'une manière
ou d'une autre dans les croyances catholiques. On
en aura la preuve plus loin.
C'est en considération de ces diverses circons-
tances que j'ai cru pouvoir, par opposition aux
Évangiles des deux catégories précédentes, les
désigner sous le nom d'Évangiles apocryphes or-
thodoxes.
Ce n'est pas à dire toutefois que ces livres et les
légendes qu'ils contiennent, aient pris naissance
dans le sein de l'Église catholique. Presque toutes
les légendes relatives à la sainte Famille sont d'o-
4. Ellies Dupin, Dissertât, prléimin, ou prolégomènes sur la
Bible^ i. Il, p. 87. Fulbert, évoque de Chartres au commence-
ment du xio siècle, tout en reconnaissant que TÉglise n'a pas
reçu dans le canon lÉvangile de la Nativité de la Vierge,
ajoute qu'elle n'en défend pas cependant la lecture à ceux qui
aiment à lire : Quae tamen volentibus et amantibus légère, non
denegat fidelium industria. Sermo in ortu almœ Virginis Ma-
ries inviolatœ^ dans Biblioth. Patrum^ t. XVIll, p. 40.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 199
rigine judéochrétienne, et la plupart des Évan-
giles de l'Enfance, dans lesquelles elles sont
recueillies, ont vu le jour dans la Syrie et furent
écrits dans le principe en syriaque. Mais ces lé-
gendes d'abord, et bientôt après, les livres qui les
rapportent, se répandirent rapidement dans les
Églises grecques qui les ^transmirent ensuite à
celles de l'Occident. De très-bonne heure, ceux de
ces Évangiles qui avaient été écrits en syriaque
furent traduits en langue grecque, et à leur tour,
les traductions grecques furent traduites ou imitées
en langue latine. L'Évangile de Thomas, dont il
a déjà été question et qui sera examiné plus loin
avec plus de détails, nous en fournit la preuve.
Tout ce qui se rattache au nom de cet apôtre vient
des chrétiens syriaques. L'Évangile, aussi bien
que les Actes de cet apôtre, portent le cachet de
celte origine, et cependant, avant la fin du second
siècle , le premier de ces deux écrits était connu
d'Irénée * qui parle d'une des légendes qui y sont
rapportées. 11 en existait donc une traductiqn
grecque dans la seconde moitié du second siècle, et
ce n'était pas certainement le seul écrit de ce genre
qui eût été transporté à cette époque des Églises
de la Syrie au milieu des Églises grecques.
Les Évangiles apocryphes de cette troisième
catégorie n'ont pas subi le sort de ceux des deux
4, Irénée a vécu de l'an 120 à Tan 202.
200 • ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
catégories précédentes. Tandis que ceux-ci ont dû
disparaître avec les sectes qui en faisaient usage,
ceux-là, rapportant des légendes qui étaient entrées
dans les croyances du monde chrétien tout entier,
n'ont jamais cessé d'être reproduits par de nou-
velles copies et sont parvenus jusqu'à nous. 11 est
probable que plus d'un ouvrage de ce genre est
encore enfoui en manuscrit dans la poussière des
bibliothèques; mais les plus considérables, comme
aussi les plus répandus dans les premiers siècles de
l'Église, ont été publiés. Il faut citer entre autres le
recueil qu'en a donné Thilo ', et celui qui est dvi
aux soins de M. Tischendorf ^. Traduits au moyen-
âge dans presque toutes les langues de l'Occident,
ils l'ont été de nouveau de nos jours en français ^
et en allemand *.
Quoique ces écrits aient été mis par là à la
portée de tous les lecteurs, il convient d'en donner
4. Codex apocnjphiis Novi Testamenti, opéra et studio J . C,
ïhilo, Leipz., 1832, in-8«, de ci.x et 896 pag.
2. Evanijelia apocrypha edidit Gonflant. Tis^chendorf, Lcipz.,
1853, in-80 de lxxxviii et 463 png.
3. Colleciion d'anciens Évangiles, par l'abbé B***; Londres,
1709, in-8o, et dans les (Euvres de Voltaire, Paris, 1821,
t. XXXIV, p. 1-192. Les Évangiles apocryphes, traduits et an-
notés par Gust. Brunet; 2e édit., Paris, 1863, in-12, et dans le
Dictionnaire des apocryphes, collection de M. l'abbé Migne;
Paris, 1856 et 1858, 2 vol. in-4«.
4. K. F. Borbcrg, Bibliothek der neuteslament, ApokrypJicn,
SliiUgart. 1810, 2 voL in 8^
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 201
d'abord une analyse. La connaissance des lé-
gendes qui y sont rapportées est indispensable. Elle
est nécessairement le point de départ des considé-
rations que j'aurai à présenter sur ces ouvrages ;
elle est de plus ce qu'il y a ici d'essentiel. L'étude
de ces Évangiles apocryphes n'a pas, en effet,
d'autre intérêt ni d'autre utilité que de nous mettre
en état de nous rendre compte de la nature et de
l'origine de ces légendes, ainsi que de l'action
qu'elles ont exercée sur les croyances et les pra-
tiques chrétiennes.
I.
Les légendes recueillies dans les Évangiles apo-
cryphes orthodoxes peuvent se classer en trois
groupes distincts.
Les unes se rapportent à la sainte Famille et à
l'enfance de Jésus- Christ ;
Les autres sont relatives à la Passion ;
D'autres enfin racontent la descente du Seigneur
aux enfers, dans l'intervalle qui s'écoula de sa
mort à sa résurrection.
J'en présenterai l'analyse dans cet ordre.
I 1.
Celui des Évangiles sur lequel il faut d'abord
appeler T attention est connu sous le nom de Prot-
ÎOÎ ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
évangile de Jacques-le-Mineur *. Guillaume Postel,
qui l'apporta de TOrient 2, lui donna le titre de
Protévangile, parce qu'il y est raconté des faits
antérieurs à ceux dont il est fait mention dans les
Évangiles canoniques. 11 y est parlé du père et de
la mère de la sainte Vierge, et de celle-ci jusqu'au
moment où Hérode cherche à faire périr l'enfant
Jésus.
Un homme riche en troupeaux, nommé Joachim,
et sa femme Anne, étaient avancés en âge et
n'avaient pas de postérité. Pendant que le premier,
retiré dans le désert, y jeûne quarante jours et qua-
rante nuits, l'ange du Seigneur apparaît à sa femme
et lui dit : « Anne, Dieu a entendu ta prière, lu
concevras et tu enfanteras, et ta race sera célèbre
dans le monde entier. » En même temps deux anges
annoncent à Joachim que Dieu a exaucé ses vœux,
et que sa femme Anne mettra au monde un enfant.
Cet enfant du miracle est Marie qui, consacrée
au Seigneur même avant sa naissance, fut élevée
comme une colombe dans le temple de Jérusalem
1. 11 est en grec. Le tilre varie selon les divers manuscrils.
Thilo, Codex apocryphus Novi Teslamenti, p. 161-273; Tischen-
dorf, Ëvangelia apocrypha, p. 1-49; Brunet, Évangiles apocry*
phesy 2e édit., p. 114 138; Dictionnaire des apocryphes^ t. I, col.
1013-1030.
2. Cet Évangile était cependant connu au moyen-âge; on en
aura plus loin la preuve; et il en existait, bien avant que Postcl
en eût apporté trois exemplaires de l'Orient, de nombreux ma-
nuscrits dans diverses bibliothèques'^de la France et de Tltalie.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 203
et nourrie de la main des anges. Quand la jeune
fille eut douze ans, l'ange du Seigneur ordonna
au prince des prêtres de convoquer tous ceux qui
étaient veufs dans le peuple d'Israël ^, afin que
Dieu pût désigner par un signe auquel d'entre eux
il voulait confier désormais la garde et le soin de
Marie. Tous ces hommes réunis reçurent chacun
une baguette de la main du grand-prêtre; une
colombe sortit de celle que tenait Joseph et alla
se placer sur sa tête. C'était le choix de Dieu, et
malgré que Joseph représentât qu'il avait des en-
fants et qu'il était vieux, il lui fallut accepter la
garde de la jeune fille.
C'est en allant puiser de Teau à la fontaine que
Marie entendit pour la première fois la voix céleste
qui la saluait au nom du Seigneur. Six mois après,
Joseph qui, du moment qu'il avait été chargé de
veiller sur elle, avait quitté sa maison et était allé
au loin exercer son état de charpentier, revint, et,
la trouvant enceinte, lui adressa de vifs reproches,
et se trouva dans une grande perplexité jusqu'à ce
que l'ange du Seigneur lui apparût pendant son
sommeil et lui dît : « Ne crains pas de garder cette
femme. Celui qui naîtra d'elle est Tœuvre du Saint-
Esprit. Tu lui donneras le nom de Jésus ; il rachè-
tera les péchés de son peuple. » Bientôt après, cités
4. ÊxxXnaïaacv t&ù; x^pguovra; rcu Xoccu. Protkv(xngUe^ chap. 8.
204 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
l'un et l'autre devant le grand-prêtre, et con-
damnés à prouver leur innocence en buvant l'eau
de la conviction du Seigneur, ils sortent sains et
saufs de cette épreuve, et sont renvoyés absous.
Quand l'édit du dénombrement eut été publié
par l'empereur Auguste, Joseph fit monter Marie
sur une ânesse pour se rendre à Bethléhem. En
chemin, Joseph, s'étant retourné, vit que Marie
était triste. « Peut-être, pensa-t-il, ce qui est en
elle l'afflige. » Mais, s'étant retourné de nouveau,
il vit qu'elle riait. « Marie, lui dit-il alors, d'où
vient donc que ta figure est tantôt triste et tantôt
gaie ? — C'est parce que je vois de mes yeux,
répondit-elle, deux peuples, dont l'un pleure et
gémit, et l'autre rit et se livre à la joie. » Quels
sont ces deux peuples ? Il est facile de le deviner.
Nous verrons plus loin qu'un autre Évangile apo-
cryphe a pris soin de Texpliquer.
Le moment des couches de Marie survint avant
d'avoir atteint Bethléhem, loin de toute habitation,
en plein désert. Une caverne s'ouvrait en cet en-
droit; Joseph y fit entrer Marie, et la laissant sous
la garde d'un de ses fils, il courut à Bethléhem cher-
cher une sage-femme. Ici l'auteur de cet Évangile
veut dépeindre le trouble qui s'étendit en ce mo-
ment sur la nature entière, dans Tattente du grand
événement qui allait s'accomplir. Le tableau qu'il en
trace trahit, non un esprit naïf, mais un esprit à la
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 805
fois vulgaire et prétentieux. « Joseph, en marche
pour Bethléhem, vit, dit-il, le pôle ou le ciel arrêté;
l'air était obscurci ; les oiseaux s'arrêtaient au mi-
lieu de leur vol. Portant les yeux sur la terre, il
vit une marmite pleine de viandes préparées et des
ouvriers qui étaient couchés et dont les mains
étaient dans la marmite; et en disposition de
manger, ils ne mangeaient pas, et ceux qui éten-
daient la main ne prenaient rien, et ceux qui vou-
laient porter quelque chose à leur bouche n'y por-
taient rien, et tous tenaient leurs regards élevés en
haut. Les brebis étaient dispersées; elles ne mar-
chaient pas; elles demeuraient immobiles. Le ber-
ger avait levé la main pour les frapper de son
bâton, mais sa main restait sans s'abaisser. Regar-
dant ensuite du côté du fleuve, il vit des boucs
dont la bouche touchait l'eau, mais ils ne buvaient
pas, car toutes choses étaient en ce moment détour-
nées de leur cours *. »
La sage-femme se présenta bientôt d'elle-même
à Joseph ; mais ses soins étaient déjà devenus su-
perflus. Quand elle arriva à la caverne, l'enfant
était venu au monde ^ et sa mère lui donnait le
sein. La sage-femme sort alors de la caverne, en
1. Protêvangile, chap. 18.
2. « On montre encore aujourd'hui, à Bethléhem, dit Origène,
la grotte où Jésus naquit, et, dans la grotte, la crèche où il fut
déposé emmaillotté. » Contre Ceise, trad. de Bouhereau ; Ams-
terdam, 1700, in-4o, p. 30.
206 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
exprimant à haute voix son admiration d'avoir vu
une vierge qui a engendré et qui, après avoir mis
un enfant au monde, est encore vierge. Salomé,
qui la rencontre, s'écrie aussitôt : « Vive le Sei-
gneur mon Dieu , si je ne m'en assure par moi-
même, je n'en croirai rien. » Elle s'en a&sura,
en effet; mais son incrédulité fut aussitôt punie ; sa
main fut brûlée d'un feu dévorant. Sur le con-
seil de l'ange, elle prit l'enfant Jésus dans ses
bras, et fut immédiatement guérie.
Bientôt après arrivent les mages. Le Protévan-
gile n'est ici qu'une sorte d'abrégé de Matthieu.
Mais l'accord ne dure pas longtemps. L'apocryphe
raconte que Marie sauva son enfant des mains des
envoyés d'Hérode, en le cachant dans la crèche des
bœufs. Elisabeth prit au contraire la fuite en em-
portant Jean qu'Hérode faisait aussi chercher pour
le faire périr. Une montagne qu'elle ne pouvait
gravir s'entr'ouvre et les reçoit * ; une lumière les
4 . Les Coptes ont sar la sainte Vierge une légende à peu près
semblable; seulement, c'est un sycomore, et non une monta-
gne, qui s'ouvre pour lui offrir un asile. « Dans un grand jar-
din, près du Caire, raconte Thévenot, il y a un gros sycomore
fort vieux qui porte toutefois du fruit tous les ans. On dit que
la Vierge, passant par là avec son fils Jésus, et voyant que des
gens la poursuivaient, ce figuier s'ouvrit, et la Vierge étant en-
trée dedans, il 80 referma; puis, ces gens étant passés, il se
rouvrit, et resta toujours ainsi ouvert Jusqu'à Tan 4656, que lo
morceau qui s'était séparé du tronc fut rompu. » Voyage an Le-
vant, liv. II, chap. 8.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 207
éclaire dans cet asile et l'ange du Seigneur resta
avec eux et les garda. Quant à Zacharie, sommé
de déclarer où était Jean , et ne pouvant le dire,
puisqu'il l'ignorait, il fut assassiné dans le vestibule
du temple, auprès de la balustrade de l'autel; lé-
gende certainement inspirée par ce que dit Jésus-
Christ d'un prophète Zacharie assassiné dans le
temple, entre la porte et l'autel *.
Un autre Évangile connu sous le nom d'Évan-
gile de la Nativité de Marie 2, Evmigelium de
Nativitate Mariœ^ reproduit, avec d'assez nom-
breuses variantes, les mêmes faits que le Protévan-
1. Hfatth,, XXIII, 35; Luc, xi, 51. Ce n'est pas le lieu de nous
occuper de la difficulté que soulèvent ces paroles du Seigneur.
Mais il convient de rappeler que l'Évangile selon les Hébreux
ics fait disparaître, en remplaçant les mots des Évangiles cano-
niques : a Zacharie, fils de Barachie, » par ceux de ; <r Zacharie,
fils de Jebojadah. » 2 Chroniq., xxiv, 20 et 22. La légende rap-
portée ici est sans doute une autre manière de résoudre la diffi-
culté. Le plus simple serait d'admettre un lapsus de la tradi-
tion qui, à propos d*un Zacharie tué dans les parvis du temple,
s'arrêta à ce Zacharie, fils de Barachie, tué par les zélateurs au
milieu du temple, peu avant le siège de Jérusalem par Vespa-
sien. Josèphe, Guerre des Juifs, liv. XIV, chap. 19.
2. Cet Évangile est en latin. Thilo, Codex apocrijphus Novi
Testamentiy p. 319-336; Tischendorf, Evangelia apocrypha,
p. 106 112; Brunet, Évangiles apocryphes, p. 157-167; Diction-
naire des apocryphes, t. I, col. 1049-1050.
i08 lÎTUDES SUR LES ICVANGILES
gile. L'histoire de Joachim et d'Anne sa femme y
est un peu plus développée et présente quelques
légères différences avec celle qui est racontée dans
l'Évangile précédent. L'ange annonce la naissance
d'un enfant à Joachim avant d'en parler à Anne.
Marie est également ici élevée dans le temple. Mais
la légende s'est embellie de nouveaux détails.
Et d'abord son entrée dans le temple est signalée
par uû prodige. « Gomme le temple était bâti sur une
montagne, il fallait, dit cet Évangile, monter des
degrés pour aller à l'autel de Tholocauste qui était
au dehors. Les parents placèrent la petite bienheu-
reuse vierge Marie sur le premier degré, et comme
ils quittaient les habits qu'ils avaient eus en che-
min et qu'ils en mettaient de plus propres selon
l'usage, la Vierge du Seigneur monta tous les de-
grés un à un sans qu'on lui donnât la main pour
la conduire ou la soutenir, de manière qu'en cela
seul on eût pensé qu'elle était déjà d'un âge parfait;
car le Seigneur, dès l'enfance de la Vierge, opérait
déjà de grandes choses et faisait voir d'avance par
ce miracle quelle serait la sublimité des merveilles
futures ^ »
Pendant le temps qu'elle passa dans le temple,
« tous les jours elle recevait la visite des anges, et
jouissait de la vision divine qui la préservait de
1. Étang, de h Noticitè, chap. 6.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES S09
tous les maux et la comblait de tous les biens ^ »
Enfin^ quand toutes les j eunes allés de son âge qui
étaient élevées comme elle dans le temple, sont ma*
riéeSy elle déclare qu'engagée par ses parents au ser-
vice du Seigneur, elle avait, elle aussi, de son côté,
voué à Dieu sa virginité et qu'elle ne violerait pas
ce vœu. Grand fut l'embarras du grand -prêtre qui
fut enfin éclairé sur la conduite qu'il devait tenir
en cette circonstance, par une voix qui sortit du
propitiatoire et qui le renvoya à la prophétie
d'Isaïe : « Il sortira une vierge de la racine de
Jessé,'et de cette racine il s'élèvera une fleur sur
laquelle se portera l'Esprit du Seigneur, l'Esprit de
sagesse, etc. ' » En conséquence, le grand-prêtre
convoqua tous ceux de la maison et de la famille
de David qui étaient nubiles et non mariés. Il ne
s'agit plus ici seulement des veufs, comme dans le
Protévangile; mais si le cercle dans lequel le choix
doit se faire est élargi dans ce sens, il est resserré
sous un autre rapport, car ce n'est plus dans le
peuple tout entier, mais dans la famille de David
seulement que doit être pris l'époux de Marie.
Un miracle désigne Joseph; mais ce miracle
difTère, du moins dans les détails, de celui que ra-
conte le Protévangile. Dans l'Évangile de laNati-
i. Évang. de la Nativité, chap. 7.
2. ÉsateyXij 4. G'esl ainsi qu'est cité dans cet apocryphe le
passage d'Ésale.
i4
«10 ÉTtJDES SUR LES ÉVANGILES
vite, tes baguettes ôont déposées sar Tatitel; oeJlè
deJosepk fleurit ^^et aussitôt l'Esprit du Seigneur,
sous la forriie d'tinè colombe, vient du ciel se poser
sur elle*. La prophétie d'Ésaïe n'est donc plus ap-
plit[uée ici au Messie > elle se rapporte au bâton de
Joseph. 'C'est une idée burlesque, mais on com-
prend comment elle est née.
Le i*este de cet Évangile est à peu près conforme
•a^u Protévangile. Ce qui concerne la conception
miraculeuse de Marie y est cependant un peu
plus développé. Marie y a une longue conversa-
tion avec l'Ange qui lui explique que Vierge elte
énfantéi*a et que vierge elle nourrira ^.
Gontrairemeiit au Protévangile, mais confor-
rttément à Matthieu et à Luc, c'est, non dans une
caverne, mais à Bethléhem qu'elle met au monde
l'enfant divin.
Il n'èât pas sans utilité de faire remarquer que,
dans cet Évangile, il n'est pas une seule fois ques-
tion d'Elisabeth et de Zacharie.
4. n y a ici une imitation évidente des Nombres, xvii, 8.
La verge d'Aaron fleurit au milieu des verges des autres chefâ
de fàhiille, ^Ui n'éprouvent pas le mônie changement, et ce pro-
dige fait contiakre que Dieu a choisi Aaron pour exercer le sa-
cerdoce.
'2. Étang, de la Nativité, chap. 8.
3. Ibid.f chap. !9.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES fil
§3.
Un troisième Évangile aipocryphe portant le
nom dn philosophe * Thomas Plsraélite *, raconte,
ce sont ses propres .expressions, les merveilles de
l'enfance de Notre Seigneur Jésus-Christ. La tra-
dition est par conséquent prise ici au point où elle
finit dans les deux apocryphes précédents. Les dix-
neuf chapitres dont se compose cet Évangile pré-
sentent le récit d'autant de miracles ou de faits
extraordinaires accomplis par l'enfant Jésus. On y
chercherait en vain quelque inspiration du senti-
ment chrétien. L'eilfant Jésu3 s'y montre, ainsi
que JBorberg le fait remarquer avec raison, comme
un démon acariâtre, répandant autour de lui la
crainte et la stupeur, pour étaler aux yeux de
ceux qui l'entourent le pouvoir divin dont il est
doué. Là même oli il accomplit quelque miracle
4. Thomas est appelé philosophe, dit Borberg, parce que,
dans le langage ecclésiastique, on désignait fréquemment sous
ce nom ceux qui se distinguaient par' leur piété, et sifrtout par
leur vie ascétique. Biblioth. der neutestamentl. Apokryphen,
p. 66.
2. Cet Évangile est en grec. Le titre n*est pas identique
dans tous les manuscrits. Thilo^ Codex apocryphus Novi Te^ta-
menti, p. 277-345; Tischendorf, J5t>a»flfc/ta opocrypha, p.. 434-
470; Brunet, Évangiles apocryphes^ p. 444-454; Diçimn. des
apocryphes, t. I^ col. 4444-4456.
m ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
bienfaisant, il paraît agir plutôt par caprice ou
par vanité que d'après des sentiments humains*.
Quelques-uns des prodiges qu'on lui prête sont
puérils, celui-ci, par exemple : Marie l'ayant en-
voyé puiser de l'eau à la fontaine et la cruche
s'étant brisée dans la foule, « Jésus étendit le man-
teau dont il était revêtu, il le remplit d'eau et le
porta à sa mère '^. » D'autres sont d'une cruauté ré-
voltante. Un enfant l'ayant heurté par mégarde en
passant, Jésus, « irrité, lui dit : Tu n'achèveras
pas ton chemin; et aussitôt l'enfant tomba et
mourut ^ » Une autre fois il frappe de sécheresse
le corps d'un enfant qui^ avec une branche de
saule, avait dispersé l'eau qu'il avait ramassée dans
un petit réservoir *.
L'auteur de cet Évangile, tout en se complaisant
dans ces scènes cruelles, ne s'en dissimule pas
l'horreur. 11 reconnaît lui-même Qu'elles étaient
plus propres à jeter de l'odieux sur l'enfant Jésus
qu'à le faire respecter, quand il met dans la
bouche des parents dont l'enfant avait été frappé
de mort, ces paroles aussi convenables que sen-
sées : *« Tu as un enfant tel, disent-ils à Joseph,
que tu ne peux habiter le môme village que nous,
4. Borberg, Bihlioth. der neutestamentL Apokryphen^ p. 60.
2. Évang, de Thomas, chap. 44.
3. Ibid., chap. 4.
4. Ibid,^ chap. 3.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES «13
OU bien apprends-lui à bénir et non à maudire,
. car il fait périr nosenfans *. »
C'est dans cet Évangile que se trouve, pour la
première fois, l'histoire, si souvent répétée depuis,
des douze oiseaux que l'enfant Jésus; façonna avec
de la boue. Ici on suppose que ce fait se passa un
jour de sabbat, et peut-être faut-il voir dans cette
supposition une intention dogmatique. « Joseph
étant venu en ce lieu, et ayant vu ce que Jésus avait
faiJ, il s'écria : Pourquoi as-tu fait le jour du
sabbat ce qui est interdit ? Jésus frappa des mains
et dit aux oiseaux : Allez, et ils s'envolèrent en
poussant des cris *. »
C'est encore ici que se trouve rhistoire du
maître d'école Zacchée auquel l'enfant Jésus ex-
4. Évang. de Thomas^ chap. 4.
2. Ibid., cbap. 2. Celle légende étail connue de Mahomet.
Il la cite comme un des prodiges par lesquels Jé^us . doit
prouver aux Juifs qu'il est l'envoyé de Dieu auprès d'eux.
a If leur dira : Les prodiges divins vous alteslerbnt ma mission :
je formerai de boue la figure d'un oiseau; je souillerai dessus;
elle p'ënimera à TiDSlant par la volonté de Dieu, i Koran, cb. 3.
Le Coran traduit par Savary, 1. 1, p. 54. « Les Copies, dit Thé-
venot, ont plusieurs liisloires fabuleuses lirées des livres apo-
cryphes qu'ils ont encore parmi eux. Ils ont bien des particula-
rités sur Jà vie de Notre- Seigneur durant son bas âge; car ils
disent..... qu'il passait le temps à faire^ avec de la terre, de
petits oiseaux, puis il soufflait dessus, et les jetait après en l'air,
et ils s'envolaient. » Voyages de Thévenot^ liv. XI, chap. 79. Il
est ëgaleinent fait mention des oiseaux que Jésus formait avec
de la boue et qu'il^ animait de son souffle, dans le Totdolth Jes-
choua, dans le Telu ignea Satanœ^ de Wagenseil.
S14 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
pliqna les mystères de la lettre alpha *. Cette lé-
gende, qui revient encore dans d'antres Évangiles
de Tenfance, et qui est devenue populaire dans
presque tout TOrient, paraît avoir été du goût de
Fauteur de cet écrit, car il l'a reproduit deux autres
fois, avec quelques différences de détails *.
Cet apocryphe, dans lequel on remarque plu-
sieurs réminiscences des Évangiles canoniques,
d'ailleurs presque toujours fort mal appliquées ^,
se termine par le récit de la conférence de Jésus,
âgé de douze ans, avec les docteurs de la loi, à peu
4. Évangile de Thomas, chap. 6. Cette légende est répandue
parmr les chréliens de l'Orient, mais avec des développements
qui ne peuvent être anlërieurs à la fin du v® siècle. Chardin
rapporte qu'on lit dans un livre arménien intitulé VÉvangile
Enfant (sans doute, TÉvangile de l'Enfance) « que l'enfant
Jésus étant envoyé à l'école pdur apprendre l'a b c, le maître lui
voulant faire dire a, il s'arrêta et dit au maître : Apprenez-moi
auparavant pourquoi la première leltre de l'alphabet est ainsi
faite. Sur quoi, le maître le traitant de petit babillard, il répon-
dit : Je ne dirai pas a, que vous ne me disiez pourquoi la pre-
mière leltre est ainsi faite. Le maître se mettant en colère, Jésus
lui dit : Je vous l'apprendrai donc, moi. La première lettre de
l'alphabet est formée de trois lignes perpendiculaires sur une
ligne diamétrale (l'a arménien est ainsi fait, à peu près comme
un m renversée), pour nous apprendre que le commencement
de toutes choses esl une essence en trois personnes. » Chardin,
Voyages en Perse, éd. Langlès, Paris, 1811, t. IX, p. 124.
D'Herbelot rapporte aussi cette légende, Biblioth. orientale j
1. 1, p. 190, et t. II, p. 354 et 365.
2. Évang, de Thomas, chap. 14 et 15.
3. Luc, II, 19 et 51, dans le chap. 11; Luc^ u, 41-52, dans le
chap. 9; Luc, i, 42, dans ce même chap.; Luc, ii, 50 52, à la
fin de ce même chapitre.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES SIS
près dans les mêmes termes qu'elle est racontée
dans notre troisième Évangile canonique*.
L'Évangile apocryphe attribué à Matthieu, et
connu sous le nom de l'histoire de la Nativité de
Marie et de Tenfence du Sauveur *, embrasse à la
fois ce qui est raconté dans le Protévangile et ce
qui est rapporté dans l'Évangile de Thomas. G^
n'est cependant ni une compilation ni un remanie-
ment de ces deux écrits. Il ne les reproduit pag
littéralement , tant s'en faut ; il en diffère môme
en plusieurs points; il y manque plus d'une des
légendes de l'un ou de l'autre de ces deux Évan-
giles, et il en contient d'autres qui leur sont incon-
nues. En général, les légendes sont ici plus dé-
veloppées, preuve manifeste de l'âge plus moderne
de cet écrit. Voici quelques exemples de ces déve-
loppements.
Lé Protévangile rapporte qu'une colombe sortit
4. Luc, H, 44-52.
2. Il est en latin. Thilo, Codex apocryphus Nom Testamenfif
p. 337-400; Tischendorf, Eoangelia apocrypha, p. 50-405, plus
complet; Brunet, Évangiles apocryphes, p. 480-S07; pkéionnaire
des apocryphes, t. I, col. 4059-1088. Le titre n'est pas le môme
dans tons les manuscrits. Voyez Tischendorf, Evangelia apocry-
pha, p. 50 et 54 .
SI6 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
de Textrémité de la baguette que tenait Joseph. Ici
cette colombe est décrite avec soin, dans l'inten-
tion évidente de prouver qu'elle n'était pas une
colombe ordinaire. Elle était, est-il dit, plus blan-
che que la neige et d'une beauté extraordinaire, et
il est ajouté qu'après avoir longtemps volé sous les
voûtes du temple, 'elle se dirigea vers les cieux *.
L'épreuve de l'eau imposée à Joseph et à Marie
est racontée avec de- nouveaux détails. Un long
chapitre, le douzième, en contient le récit , et se
termine par un discours de Marie destiné à dissiper
les soupçons qui planaient encore sur elle, malgré
que l'épreuve eût prouvé son innocence. Dans ce
discours Marie affirme hautement qu'elle restera
vierge toute sa vie.
Le Protévangile parle d'une vision que la mère
du Seigneur eut sur la route de Bethléhem, de
deux peuples dont l'un riait et l'autre pleurait.
Il est aussi question de cette vision dans le Pseudo-
Matthieu. On n'y trouve pas, il est vrai, les détails
qui, dans le Protévangile précèdent les paroles de
Marie; mais en revanche, on les fait suivre de dé-
tails inconnus à celui-ci et d'une explication de ces
paroles données par un ange. Ce passage est assez
curieux pour mériter d'être rapporté.
« Lorsque Joseph et Marie étaient sur le chemin
4. Évang, du PtiudchMatthieUy chap. 8.
ÉVANGItES APOCRYPHES ORTHODOXES «17
» qui mène à Bethléem, Marie dit à Joseph : Je
» vois deux peuples devant moi, Tun qui pleure et
» Tautre qui se livre à la joie. Et Joseph lui répon-
» dit : Reste assise et tiens-toi sur ta monture, et
» ne profère pas des paroles superflues. Alors un
» bel enfant, couvert de vêtements magnifiques,
» apparut devant eux et dit à Joseph : Pourquoi
» as- tu traité de paroles superflues ce que Marie te
» disait de ces deux peuples? Car elle a vu le
» peuple juif qui pleurait, parce qu'il s'est éloi-
» gné de son Dieu, et le peuple des Gentils qui se
» réjouissait, parce qu'il s'est approché du Sei-
» gneur, suivant ce qui a été promis à nos pères,
> Abraham, Isaac et Jacob, carie temps est arrivé
» où. la bénédiction, renfermée dans le sein de la
» race d'Abraham, va s'étendre à toutes les na-
» tions. Et lorsque l'ange eut dit cela, il ordonna à
» Joseph d'arrêter la bête de somme sur laquelle
» Marie était montée, car le moment de l'enfante-
» ment était venu*. »
La naissance de Jésus est racontée presque dans
les mêmes termes que dans le Protévangile, seu-
lement le nom de la sage-femme est connu; elle
s'appelait Zélémi, et Salomé l'incrédule était aussi
une sage-femme *. Mais, un détail nouveau se
présente ici. « Le troisième jour après la naissance
4. Évang. du Pseudo-Matth., chap. 43.
I. Ihid.
2i8 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
» du Seigneur, Marie sortit de la caverne, et, en-
» trant dans une étable, elle mit l'enfant dans la
» crèche, et le bœuf et l'âne l'adoraient. Alors fut
^ accompli ce qu'avait dit le prophète Ésaïe : Le
» bœuf connaît son maître et l'âne la crèche de son
» Seigneur*. Ces deux animaux, l'ayant au milieu
» d'eux, l'adoraient sans cesse. Alors fut accompli
» également ce qu'avait dit le prophète Habacuc :
» Tu seras connu au milieu de deux animaux ^. »
On ne peut douter qu'on n'ait remanié la légende
de la naissance de Jésus dans une caverne , dans
l'intention de la mettre enharmonie avec le récit de
Luc qui dit que l'enfant fut placé dans une crèche ^,
et probablement aussi par le désir d'avoir deux pro-
phéties de plus en faveur de la vérité et de la divi-
nité de l'histoire évangélique.
Enfin on trouve ici pour la première fois le récit
de la fuite de la sainte Famille en Egypte ^. L'Évan-^
gile canonique de Matthieu mentionne ce fait *'*.
L'Évangile apocryphe qu'on attribue à cet apôtre en
raconte les divers incidents. Pendant le voyage, la
sainte Famille voit les dragons sortir des cavernes ^,
1. Ésme, I, 3.
2. Évang. [du Pseudo-Matthieu, chap. U; HahaGUC, m, t,
d'après les LXX et la Vulgate, car le texte hébreu dit aqtre
chose.
3. Luc, II, 7.
4. Évang. du Pseudo -Matthieu^ chap. 48-24.
5. Matth., 1IJ3-46.
6. Évang. du Pseudo-Matthieu, ch. 48. '
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES ÎW
les lions et les léopards de leurs repaires*, pour ado-
rer l'enfant Jésus. Déposant leur férocité, toutes les
bêtes sauvages se mêlent aux boeufs et aux agneaux,
et se mettent à sa suite, comme pour lui former
une escorte d'honneur. Les arbres abaissent d'eux-
mêmes leurs branches, pour mettre leurs fruits à la
portée de la main de la Vierge; des so.urces surgis-
sent d'entre leurs racines pour la désaltérer^. Les
idoles des Égyptiens tombent à terre, sur leur face,
et se brisent ^. I^e gouverneur de la ville où entre
la sainte Famille, s'écrie^ en se prosternant devant
Jésus : « Si cet enfant n'était pas un Dieu, nos
* dieux ne seraient pas tombés sur leur face à son
» aspect; ils ne se seraient pas prosternés en sa pré-
» sence; ils le reconnaissent ainsi pour leur Sei-
» gneur. Et si nous ne faisons ce que nous avons
» vu faire à nos dieux, nous avons à craindre
» d'encourir son indignation et sa colère, et nous
» tomberons tous en danger de mort, comme il
» arriva à Pharaon qui méprisa les avertissements
» du Seigneur *. »
§5.
L'Évangile de l'Enfance le plus étendu est en
4. Évang, du Pseudo- Matthieu, cliap. 49.
2. Ihid,, cbap. 20.
3. Ibid.y chap. 23.
4. J6tf., chap. «4,
MO ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
arabe K L'original était vraisemblablement en
syriaque, Henri Sike le publia pour la première
fois à Utrecht en 1677, d'après un manuscrit pro-
venant de la bibliothèque dii savant arabisant
Gôlius. Depuis, on en a trouvé d'autres exemplaires
dans diverses bibliothèques d'Europe.
Des cinquante-cinq chapitres dont il se compose,
les neuf premiers rapporiènt les mêmes légendes
que lés chapitres 17-21 du Protévangile, mais avec
de.nouveaux développements; les vingt-six suivants,
consacrés au récit de la fuite en Egypte > sont un
tissu de fables, dans lesquelles les possessions dé-
moniaques et les enchantements jouent un rôle
considérable et qui ne semblent avoir pu naître que
dans la patrie des Mille et une nuits ^; enfin les
vingt derniers présentent le tableau des miracles
opérés par l'enfant Jésus, après le retour de la
sainte Famille dans la Terre-Sainte, et contiennent
à peu près les mêmes légendes que l'Évangile de
Thomas.
Dans cet Évangile arabe, les légendes sont à la
fois plus nombreuses et plus extravagantes. Celles
qui se trouvent dans les; Évangiles précédents
sont surchargées de détails encore plus puérils ou
1 . Thilo, Codex apocryphus Novi Teslamentï, p. 65-1 58 ; Tis-
chendorf, Emngelia apoGrî^pha,p. ilA-tOtihfu^ei, Évangiles
apocryphes, p. 64-98; Dictionnaire des apocryphes, t. I, col.
983-1008.
2. Entre autres, celles des chap. 15, 19, 20, 2.1, SS et 24.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 2«i
plus bizarjres. J'en citerai quelques exemples;
Jésus parle dès sa naissance et déclare tout de
suite ses qualités dans une petite allocution à sa
mère. « Moi que tu as enfanté, lui dit-il, je suis
» Jésus, le fils de Dieu, le Verbe, ainsi que Fange
» Gabriel te l'a annoncé, et mon Père tn'a envoyé
» pour le salut du monde *. »
Huit jours après sa naissance, Jésus est circoncis
dans la caverne. La vieille Israélite que Joseph avait
rencontrée sur le chemin et amenée pour pré-
sider aux couches de Marie, recueillit le prépuce ^,
et le mit dans un vase d'albâtre rempli d'huile de
vieux nard. Elle le donna plus, tard à un de ses fils •
qui faisait le commerce des parftims. « Garde-toi
» bien, lui dit-elle, de vendre ce vase rempli de
» nard, lors même qu'on t'en offrirait trois cents
» deniers. » Il paraît cependant que celui-ci ne tint
pas compte de cette recommandation, car c'est
le même parfum que Marie la pécheresse répandit
sur la tête et les pieds du Sauveur ^.
Il est raconté dans cet Évangile que le voyage
4. Évang, arabe, chap. 1. La légende que Jésus parla dès
qu'il fui né est éguiement connue des musulmans. II en est fait
mention dans le Coran. Thilo, Codex apocryphus Novi Testa^
menti^ p. 43^ et 433. Ils ont sur Moïse une légende semblable.
Ils racontent^qu^il marcha aussitôt qu'il fut venu au monde, et
qu'il dit à sa mère : « Ma mère, ne sois pas inquiète de moi, car
Dieu est avec nous. »
2. D'autres traditions disent que ce fut le cordon ombilical*
3. Évang, arabe, chap. 5.
«« ÉTtJDES SU» LES ÉVANGILES
des Mages à Jérusalem avait été motivé par une
prédiction de Zoroastre qui avait annoncé bien long-
temps à l'avance la naissance du Sauveur du monde.
En retour des présents que les sages de l'Orient lui
offrirent, Marie leur donna un des linges dans
lesquels l'enfant Jésus avait été enveloppé *, et
' quand, après être retournés dans leur pays, ils
jetèrent ce linge dans le feu sacré, en présence des
rois, des princes et de tout le peuple accourus pour
s'informer du résultat de leur voyage, les flammes
ne l'entamèrent poirrt et le laissèrent entièrement
intact. Ils se mirent alors à le couvrir de baisers
et à le poser sur leurs têtes et sur leurs yeux , en
s'^crianut : « Voici sûrement la vérité. Quel est donc
» le prix de cet objet que le feu n'a pu ni consumer
» ni endommager? » Et ils le déposèrent avec une
grande vénération dans leurs trésors 2.
Sur la route d'Egypte, les miracles se multiplient
a chaque pas. Les langes de l'enfant Jésus, l'eau
dans laquelle il a été lavé, le lit dans lequel il a été
couché, produisent, parle seul contact, des guérisons
inespérées ^. La plupart des légendes relatives à ce
voyagç sont d'origine orientale.
En Egypte, la sainte Famille rencontre dans
1 . Évang. arabe, chap. 7.
t. Ihid., chap. 8.
3. Ibid , chap. 44, 47, 48, 27, 88, 30, 34, etc. De8 miracles
de ce genre se retrouYent dans les Évangiles canoniques, par
exemple, dans Matth.j ix, 80-22.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 'ftRJ
ttne maison où elle avait reçu l'hospitalité , un
jeune homme que des sorciers avaient changé en
mulet. Sa mère et ses sœurs se désolaient; aucun
enchanteur n'avait pu lui rendre sa forme naturelle.
Marie mit l'enfant Jésus sur le dos du mulet, et
aussitôt le charme fut rompu et le jeune homme
reprit la ligure humaine *. Ce n'est pas le seul
enchantement de ce genre que cet Évangile raconte.
En voici un autre ^ tout aussi extravagant. A
Belhléhem, des enfants qui ne voulaient pas jouer
avec Jésus, s'étaient enfuis et cachés dans un four.
Jésus, à leur poursuite, demande aux femmes de la
maison où les enfants sont allés. Celles-ci ayant ré-
pondu qu'elles l'ignorent: « Qu'est-ce donc que je
» vois dans ce four? leur dit l'enfant Jésus. — Ce
».sont, répliquent-elles, des chevreaux de trois
» ans. — Eh bien, dit le Seigneur Jésus, sortez,
» chevreaux, et venez vers votre pasteur. » Aussitôt
les enfants, changés en chevreaux, sortirent et
se mirent à bondir autour de lui; mais sur les sup-
plications des femmes présentes qui, avec les paroles
mêmes d'un passage de l'Évangile de saint Jean ^,
lui témoignèrent la confiance qu'il était venu pour
guérir et non pour détruire, il rendit aux enfants
leur forme naturelle ^.
4 . Évangile arabe, chap . 20 et 24 .
2. Jean, ii, 24; xvi, 30; xxi, 47.
3. Évang. arabe, chap. 40.
tu ÉTUDES SUn LES ÉVANGILES
Les miracles burlesques racontés dans les autres
Évangiles de l'Enfance ne sont pas oubliés ici. On
y trouve entre autres celui de la pièce de bois
qui, coupée trop courte par Joseph, est allongée
à la dimension voulue par Jésus et Joseph qui la
tirent chacun par un bout. Mais ici la pièce de bois
est destinée, non à un meuble vulgaire, mais à un
trône que le roi Hérode avait commandé au char-
pentier de Nazareth *. Au reste, Joseph n'est pas
épargné dans^ cet Évangile. Il y est représenté
comme très-peu entendu dans son métier. Aussi
avait-il soin, y est-il dit, de se faire accompagner
par Jésus qui, chaque fois que le maladroit char-
pentier avait fait quelque ouvrage trop long ou
trop court, trop étroit ou trop large, étendait la
main et donnait aussitôt au meuble la forme con-
venable *.
Aux prodiges que l'Évangile de Thomas rap-
porte de Jésus enfant, après le retour de la sainte
Famille à Bethléhem, l'Évangile arabe en ajoute
quelques autres du même genre. J'ai déjà parlé de
celui des enfants changés en chevreaux et rendus
ensuite à leur figure première; je citerai encore
4 . Évang, arabe, chap. 39.
2. Ibid., chiip. 32. II est dit danis cet Évangile que Joseph
faisait des portes, des pois à lait, des cribles, des coffres. Jus-
tin Martyr (Dta/o^. cum Thryph.f% 88) assure que Jésus avait
exercé la même profession^ et qu'il faisait des charrues, des
jougs et d'autres ouvrages semblables.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES t2S
celui que Tenfant Jésus accomplit en faveur d'un
teinturier auquel il avait joué le mauvais tour de
jeter dans une seule chaudière un grand nombre
de pièces d'étoffes qui devaient recevoir diverses
couleurs. Le teinturier, voyant ses étoffes perdues,
se lamentait ; mais Jésus se mit à les retirer de la
chaudière, et il se trouva que chaque pièce était
précisément de la couleur qu'elle devait avoir *.
Cet Évangile se termine, comme celui du Pseudo-
Thomas, par le récit du fait rapporté par Luc y ii,
41-51, mais surchargé d'une foule d'incidents
nouveaux et surprenants. On a d'abord intercalé
dans ce récit le passage de Matthieu^ xxii, 42-45 2.
On représente ensuite l'enfant Jésus comme égale-
ment versé dans toutes les sciences. « Il se trou-
» vait là, est-il dit, un philosophe savant dans
» l'astronomie. Il demanda au Seigneur Jésus s'il
» avait étudié la science des astres. Et Jésus, lui
» répondant , exposa quel était le nombre des
» sphères et des corps célestes, quelle en é!ait la
4. Évang, arabe, chap. 37. Cette légende est également con-
mie des musulman-!. Thilo, Codex apoa^phus Novi Testamenti,
p. 150 et \'M; Brunet, Évangiles apocryphes, p. 106 et 107. « Il
est relaté dans un livre apocryphe des Perses, intitulé V Enfance
de Jèsus-Christ, que le Sauveur a exercé le métier de teinturier,
et qu*avec une seule teinture, il donnait aux étoffes diverses
couleurs. C'est pourquoi, chez les Persans, i} est vénéré des
teinturiers comme leur patron. » Ange de la Brosse, Lexicon
persicum, au mot Tinctoria ars,
2. Et dans les parallèles, Lmc, xx, 41-44, et Marc,xii, 37.
126 ÉTUDBS SUR LES ÉVANGILES
» n^iture, ce qui concernait leurs expositions, leur
» aspect trine, quadrat et sextile, leur progression et
» leur raouvement rétrograde, ce qu'était le com-
» put et la prognostication, et bien d'autres choses
» que la raison d'aucun homme n'a scrutées *.
» Il y avait aussi parmi les docteurs un philo-
» sophe très-savant en médecine et dans les
» sciences naturelles. Il demanda au Seigneur
» Jésus s'il avait étudié la médecine, et aussitôt
» celui-ci lui exposa la physique, la métaphysique,
^ l'hyperphysique et l'hypophysique ; il lui dit les
» vertus du corps et les humeurs et leurs effets,
» le nombre des membres, des os, des artères, des
» nerfs, les divers tempéraments chaud et sec,
» froid et humide, et quels en sont les résultats,
» quelles sont les opérations de l'âme dans le corps,
» ses sensations et ses vertus, les facultés de la
* parole, de la colère, du désir, la composition et
» la décomposition, et d'autres choses que Tintel-
» ligence d'aucune créature n'a pu saisir ^. »
Trois des personnages qui devaient figurer plus
tard dans l'histoire évangélique sont mentionnés
dans cet Évangile,
C'est d'abord Judas Iscariote. Il n'est encore
ici qu un enfant; mais il est présenté sous des cou-
leurs qui annoncent déjà ce qu'il sera plus tard. 11
4. Évang, arabe, chap. 51.
t. Ibid., chap. 52.
ÉVANGILES APOCRYPHES tmTHODOXES ÎÎ7
était possédé d'un esprit malin. Un jour que l'en-
fant Jésus était assis auprès de Joseph, devant
la maison qu'il habitait, Judas Iscariote vint s'as-
seoir à sa droite. Satan commença aussitôt à l'a-
giter, et Judas chercha à mordre l'enfant Jésus.
Ne pouvant y réussir, il lui donna des coups de
pied dans le côté droit; l'enfant Jésus se mit à
pleurer, et en ce moment Satan sortit de Judas
sous la forme d'un chien enragé. C'était là un
signe que Judas trahirait le Seigneur, et FÉvan-
géliste fait remarquer que le côté de l'enfant Jésus
qui avait été frappé fut celui qui plus tard fut
percé d'un coup de lance *.
Ce sont ensuite les deux brigands qui furent
crucifiés avec le Sauveur. La sainte Famille, en
traversant le désert, tomba au milieu d'une troupe
de voleurs. Us étaient endormis, mais deux d'entre
eux se réveillèrent; ils se nommaient Titus et
Dumachus^. Le premier dit à l'autre. Je te prie
de laisser ces voyageurs aller en paix, de peur que
nos compagnons ne les aperçoivent. Dumachus s'y
refusant, Titus lui dit : Je te donnerai quarante
drachmes^ voilà ma ceinture pour gage. Il la lui
présenta en même temps, en le priant de ne pas
4. Évang. aràbe^ chap. 35.
2. Ces deux voleurs sont appelés Dismas et Gestas dans l'É«
vangile de Nicodème, chap. 9; Matba et ioka, dans Bède le
Vénérable, et aillcuis, Juslin et Visimus.
M8 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
appeler et de ne pas donner l'alarme. Voyant ce
voleur si bien disposé à leur égard, Marie lui dit :
Que Dieu te soutienne de sa main droite et qu'il
t'accorde la -rémission de tes péchés. Le Seigneur
Jésus dit alors à sa mère : « Dans trente ans, ô
* ma mère, les Juifs me crucifieront à Jérusalem;
» ces deux voleurs seront mis en croix à mes côtés,
» Titus à ma droite et Dumachus à ma gauche, et
» ce jour-là, Titus me précédera au paradis *. >»
§6.
A ces Évangiles relatifs à la sainte Famille et à
l'enfance du Sauveur, il faut joindre une histoire du
charpentier Joseph ^ , qui nous est parvenue en
arabe, mais dont l'original était vraisemblable-
ment en copte. La bibliothèque du Vatican en
possède, dit-on, quelques exemplaires dans cette
dernière langue. Le texte arabe en fut publié, pour
la première fois, à Leipzig, en 1722, par George
Wallin;i d'après un manuscrit de la bibliothèque
royale de Paris.
4. Évang, arabe^ cliap. 23.
2. Thilo la donne en arabe avec une Iraduclion latine. Codex
apocryphus Novi Tesiamenti, p. 3-61; Tischendorf seulement en
latin, Èvangelia npocrypha, p. 445-433; Brunet, Évangiles apo-
cryphes, p. 49-44; Dictionnaire des apocryphes, 1. 1, col. 4029-
4044.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 229
Ce livre est moins une histoire de Joseph, qu'un
récit de ses derniers moments. La forme n'en est
pas moins étrange que le fond ; le narrateur est
Jésus-Christ lui^-^même, et c'est à ses apôtres qu'il
raconte comment mourut ce saint personnage.
Joseph n'est plus ici le maladroit ouvrier de
l'Évangile arabe de l'Enfance. Il est de la race
royale de David * ; et comme il était profondé-
ment versé dans la connaissance des saintes Écri-
tures, on l'avait reçu prêtre ^. Il exerce encore, il est
vrai, le métier de charpentier, mais accessoirement
et sans doute comme une simple distraction. Dans
rÉvangile de la Nativité, il est représenté comme
un homme fort âgé, au moment où il est désigné
pour l'époux de Marie ^, et dans celui du Pseudo-
Matthieu, comme veuf et ayant des enfants d'un
premier lit ^. Ici, on donne des détails précis sur
ce premier mariage. Il l'avait contracté à l'âge
de quarante ans, et en avait eu quatre fils, Juda,
Juste, Jacques et Simon, et deux filles, Assie et
Lydie ^. Joseph perdit sa femme après avoir vécu
quarante-neuf ans avec elle. Ce fut alors qu'il reçut
Marie de la main du grand -prêtre; mais il ne de-
4 . Hist. du cliarpentier Joseph^ chap. 2 et 7.
2. a 11 était Savant dans la doctrinu de la loi, et il fut reçu
prêtre dans le temple du Seigneur. » Ibid., chap. 2.
3. Évang, de la NaHoitéy chap. 8.
4. Évang, du Pseudo- Matthieu, chap. 8.
B. Hist. du charpentier Joseph, chap. 2.
230 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
vait l'épouser que plus tard. Elle était depuis trois
ans dans sa maison, quand elle mit au monde
Jésus. A ce moment, Joseph avait quatre-vingt-
douze ans; mais, malgré ce grand âge, il était
exempt des infirmités de la vieillesse *.
On chercherait en vain quelques traits simples et
touchants dans le récit de la fin de ce vénérable
vieillard. Tout y est entaché de mauvais goût; la
sécheresse s'y allie à une déclamation puérile, un
dogmatisme étroit y étouffe partout le sentiment.
Les regrets que Joseph éprouve sur son lit de mort
au souvenir de ses péchés sont exprimés en termes
baroques ^; Tallocution qu'il adresse à Jésus, qu'il
invoque comme son protecteur, son libérateur et
son Sauveur, est aussi extraordinaire que pleine
d'invraisemblances 3, et les consolations que Jésus
fait entendre à sa mère, sont en style de li-
turgie.
« ma mère chérie, lui dit-il, comme toutes
» les créatures engendrées en ce monde , il tombe
* sous la nécessité de mourir. La mort a des droits
» sur tout le genre humain. Et toi aussi, ô ma
» mère vierge, tu dois, comme le reste des mor-
» tels, t'attendre à voir finir ta vie; mais ta mort,
* aussi bien que celle de ce pieux vieillard, ne
4. Hist, du charpentier Joseph^ chap. 29.
2. I6id.,chap. 46.
3. Ibid., chap. 47.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 231
» sera pas la mort, mais la vie impérissable jusque
» dans Téternité. Il faut même que je meure quant
» au corps que j'ai reçu de toi *, »
Cependant la Mort arrive avec la Géhenne et
tout son lugubre cortège. A cette vue, Joseph se
trouble; mais Jésus repousse la Mort et ses agents,
et invoque son Père céleste. Aussitôt Michel et
Gabriel descendent du ciel pour recevoir Tâme du
mourant, l'enveloppent dans un involucre lumi-
neux et l'emportent dans l'habitation des hommes
pieux, à travers la foule des esprits de ténèbres
qui se pressent sur leur passage .
Celte histoire se termine par une conversation
4. Hist, du charpentier JosefA, chap. 48.
2. Ibid., chap. 24-23. Telles étaient les croyances des anciens
chréliehs coptes sur la fin des hommes pieux, comme on le voit
dans ce curieux passage du second des fragments traduits du
copte par M. Dulaurier. « Lorsqu'un homme de bien vient
à mourir, y est-il dit^ quatre anges se rendent auprès de lui.
Crs quatre anges occupent tous un rang égal dans la hiérarchie
céleste. L'un se tient debout près de la tête, l'autre auprès^
de ses pieds, dans Tallitude d'hommes qiii de leurs mains frotte-
raient d'huile te mourant, jusqu'à ce que l'âme s'élève dégagée
des liens du cot-ps; un autre tend un linge immense et d'une
substance incorporelle, pour y recueillir celte âme sainte, qui
elle-même s'y précipite. Un des anges prend les deux extrémités
de ce linge par derrière; uiî autre saisit celles de devant, de la
même manière que sur la terre les hommes disposent un corp.^
qu'ils veulent transporter. Un troisième ange les précède
chantant des hymnes. Le cortège qui accompagne l'âme s'élève,
avec elle au travers des airs en se dirigeant vers l'Orient. >
Fragment des révélations apocryphes de saint Barthélémy, trad.
du copte par Ed. Dulaurier, p. 46-'|8,
232 ÉTUDES SLIl LES ÉVANGILES
étrange, et qui n'est pas cependant hors de propos,
entre Jésus et ses apôtres. Ceux-ci s'étonnent, non
sans raison, qu'un homme que le Seigneur avait
appelé son père selon la chaiç ait été moins favora-
blement traité qu'Hénoch et qu'Élie et n'ait pas été
enlevé au ciel, comme eux, sans passer par la
mort. Le Seigneur leur apprend alors qu'Hénoch
et Élie ne sont pas plus exempts que le reste des
humains de la nécessité de la mort. A la fin des
temps, ils reviendront sur la terre pour mou-
rir *.
Il ne fallait rien moins que cet enseignement
pour que Joseph ne fût pas tenu pour inférieur
aux personnages de l'Ancienne Alliance que Dieu
avait comblés de ses faveurs 2.
4. Hist. dti charp, Joseph, cliap 30 et 31.
2. J'ai déjà fait remarquer que d'après Irénée, ni Hénocli ni
Ëlie ne devaient goûter la mort, parce qu'ils avaient été supé-
rieurs au péché, qui est la cause de la mort. La tradition sur ces
deux hommes pieux de TAncien-Testament a donc complète-
ment changé du u^ au iv^ siècle; elle a changé, parce que les
idées sur le péché se sont modifiées; on ne croit plus qu'il puisse
y avoir d'exception à la condamnation qui a été la suite du pé-
ché du premier homme. Saint Éphrem parle déjà du retour
d'Ilénoch et dlËlie sur la terre à la un des temps, pour y satis-
faire à la loi qui veut que tous les descendants d'Adam passent
par la mort; dans Photius, Cod,, 229^ éd. Bekker^ p. 252; Thilo,
Codex apocryphus Novi Testamentiy p. 756-761 . Saint Augustin
s'exprime dans le même sens. 11 dit d'Hénoch et d*Élie : Qui
sane creduntur in exiguum temporis redituri in has terras, ut
etiam ipsi cum morte confli^ant et quod primi hominis propa-
gini dcbelur exsolvant. Contra Julian,^ iib. YI, cap. 30.
ÉVANGILES APOCRYPHES OUTHODOXES 233
§7.
S
Les derniers moments de Marie ont été, comme
ceux de Joseph, l'objet de la légende. Ici, comme
partout ailleurs, elle s'est très-peu inquiétée de la
vraisemblance et elle n'a pas moins dédaigné tout
sentiment poétique. Les fictions dont elle a sur-
chargé un sujet en lui-même assurément fort tou-
chant, sont pour la plupart puériles et ridicules.
Elles sont reproduites dans plusieurs écrits ^ . Je les
exposerai d'après celui qui me paraît le plus com-
plet. C'est un opuscule arabe publié, pour la pre-
mière fois, il y a dix ans, par M. Max. Enger,
d'après un manuscrit de la bibliothèque de Bonn ^,
mais qui paraît avoir été connu, du moins au moyen-
âge, dans presque tout l'Orient. Il en existe en effet
une traduction , ou, pour mieux dire, une imitation
en grec 3, et peut-être aussi avait-il été traduit ou
imité en copte. Un fragment d'un ouvrage en cette
langue sur la mort de la Vierge , rapporté par
L Dktionnah-e des apocryphes, t. li, col. 534-537 et 587-
598. ,
2. Joannis apostoli de transitu beatœ Mariœ Virginis liber ex
recensione et cum interpretatione Maxim. Engeri. Ëlberfeld,
1854, in 80 de xix et 107 pag. On en a une traduction française
dans le Dictionnaire des apogryphesy t. II, col. 503-532.
3. Tbilo, Actœ S. Thomœ,^. xvili; Dictionnaire des apoery^
phes, t. II, coK 596 o99.
i34 ËTUDES SUR LES ÉVANGILES
Zoega * et traduit en français par M, Dulaurier *,
offre des analogies frappantes avec l'écrit arabe sur
le même sujet.
Les six chapitres dont il se compose sont pré-
cédés d'un long prologue dans lequel il est raconté
comment on arriva à la possession de ce livre, et
qui a pour but évident de nous apprendre qu'il est
l'œuvre de l'apôtre saint Jean. Les prêtres du
mont Sinaï ayant écrit à Gyriaque, évêque de Jé-
rusalem ^, pour lui demander une copie de l'histoire
de la vie et de la mort de la sainte Vierge, celui-ci
leur répondit que, d'après un livre de la main de
Jacques, frère du Seigneur, l'apôtre saint Jean
avait écrit, en six chapitres, le récit des* derniers
moments et de l'Assomption de Marie, et que cet
ouvrage devait se trouver à Éphèse. On envoya
aussitôt du mont Sinaï des messagers dans cette
ville. La Vierge, touchée de leur piété, apparut
alors à saint Jean et lui dit : « mon fils, donne
» ton livre qui contient l'histoire de ma sortie de
» ce monde, à ces hommes venus à toi depuis le
4. Zoega, Catalogus codicum coptkorum in musœo Borgiano.
2. Fragment des révélations apocryphes de saint Barlhè'
hmy, etc., trad. du copte par Dulaurier; Paris, 4835, p. 20-22.
3. Il n'y a jamais eu cTëvéque de ce nom à Jérusalem; mais
il a exislë un Gyriaque ou Hëriaque, évoque de Bahnèse en
Egypte^ grand amateur de fables pieuses. On en fait ici un évê-
que de la ville sainte. Il sera plus d'une fois question de lui plus
loin.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES «33
» mont Sinaï, afin que ce soit pour Dieu un sujet de
» gloire. » L'apôtre, se rendant à ces vœux, fit
connaître aux envoyés du mont Sinaï qu'il allait
leur remettre son livre; et, en effet, ceux-ci étant
entrés dans Téglise consacrée à saint Jean, le trou-
vèrent sur l'autel. « Us le prirent avec une joie
» extrême, et ils le donnèrent à un homme pour le
» lire à la foule. Le témoignage des Pères, des
» prophètes et des autres disciples y était écrit en
» hébreu, en grec et en latin. »
Le récit du passage de la sainte Vierge de ce
monde au ciel est digne de cette préface. Il com-
mence par nous montrer Marie, allant chaque jour,
le matin et le soir, prier au saint sépulcre, sur le
Golgotha. Les Juifs forment le dessein de la faire
périr, pour mettre fin à cette dévotion de mauvais
exemple. Sur ces entrefaites, ils ont connaissance
d'une lettre adressée à l'empereur Tibère par Ab-
gare, roi d'Édesse, pour le prier de ne pas trouver
mauvais qu'il aille, à la tête d'une armée, châtier
les Juifs de l'attentat qu'ils ont commis en faisant
mourir le Seigneur. Lesprêtres de Jérusalem, renon-
çant alors à user de violence, prient Marie de se re-
tirer à Bethléhem, et pour éviter une sédition, elle
quitte la ville sainte, suivie de trois des vierges qui
la servaient.
Le vendredi suivant, se sentant malade, elle
demande à Jésus de faire venir auprès d'elle Jean et
236 KTVDES SIR LES ÉVANGILES
les autres apôtres. Jean arrive aussitôt, transporté
sur une 'nuée. La sainte Vierge lui explique alors
dans quel lieu il faut l'ensevelir et quelles précau-
tions on doit prendre pour déjouer le complot formé
parles Juifs de brûler sa dépouille mortelle. Paul
et Pierre sont également transportés miraculeuse-
ment de Rome à Bethléhem, Thomas de l'Inde,
Matthieu et Jacques de contrées qu'on ne nomme
pas. Ceux des apôtres qui étaient déjà morts
sont ressuscites : ce sont Philippe , André frère de
Simon Géphas, Luc, Simon le Cananéen, Marc et
Barthélémy. Il est assez étrange que l'auteur de
cet écrit mette Luc et Marc au nombre des apôtres
et laisse de côté Jacques, fils d'Alphée, et Labbée,
surnommé Thadée *. Les Évangiles canoniques
étaient-ils donc tombés déjà dans un si profond
oubli qu'une aussigrossière confusion fût possible?
Une fois arrivés sur les nuées du ciel, avec la
protection des anges qui leur servaient d'escorte,
les apôtres célèbrent tous ensemble les louanges
du Seigneur, et pendant ce temps les anges, se
mêlant à leurs chants, montaient continuellement
de la maison de la Vierge au ciel et descendaient
du ciel auprès d'elle. La voix du Christ se fit même
entendre au milieu de ces pieux concerts. Les Juifs
de Bethléhem, épouvantés à la vue de ces prodiges,
1. Matth.^n, 2 cl 3.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 237
se hâtèrent d'en instruire les prêtres de Jérusalem.
Il accourut aussitôt une foule immense de la ville
sainte à Bethléhempour assister à ce spectacle extra-
ordinaire. En môme temps, les malades affluaient de
tous côtés auprès de la Vierge et s'en retournaient
guéris de leurs maux. Il venait des femmes de tous
les pays, de Rome, d'Alexandrie, des lieux les plus
éloignés. Les filles des grands, des princes, des rois
arrivaient, apportant de riches présents. Celle du roi
d'Alexandrie était couverte d'ulcères; elle en fut dé-
barrassée. Le fils de Sophron, roi d'Egypte, fut guéri
d'une blessure qu'un lion lui avait faite à la tête.
Bien d'autres guérisons eurent lieu. Environ deux
mille huit cents malades furent rendus à la santé *.
Cependant une foule de Juifs partirent de Jéru-
salem pour chasser Marie de Bethléhem et se saisir
des disciples du Christ. Mais à peine avaient-ils
fait un millier de pas qu'il se produisit un miracle
étrange. Leurs pieds furent arrêtés, et ne pouvant
aller à Bethléhem, ils retournèrent à Jérusalem.
Les prêtres, de plus en plus troublés, implorèrent
l'aide du préfet de l'empereur, et comme celui-ci
ne voulait pas. se rendre à leurs désirs, ils le mena-
cèrent de le dénoncer à Tibère. Il céda alors et fit
4. Tous ces faits sont présentés de telle sorte qu'ils semblent
se passer dans la journée du vendredi. L'auteur de cet écrit ne
lient pas le moindre compte du temps ni des dislances. Ses
récits sont ceux d'un enf.int qui n'a pas encore une idée de la
réalité des choses.
138 ÉTUDES SUR LES ÉVAxNGILES
partir pour Bethléhem une armée de trente mille
hommes. Mais tandis qu'elle y entrait, les apôtres,
portant la sainte Vierge, étaient transportés sur les
nuées à Jérusalem. « Ils passèrent au-dessus de la
» tête de leurs ennemis qui ne les virent même pas. »
Ces prodiges répétés ne peuvent convaincre les
prêtres de la vanité de leurs coupables complots.
Ils veulent brûler la maison dans laquelle la sainte
Vierge avait été déposée à Jérusalem *• « Ayant
pris du feu et du bois, ils se rendirent, suivis d une
grande multitude, à Tendroit où était la bienheu-
reuse Marie. Le préfet et ses compagnons regar-
daient de loin ce qu'ils faisaient. Et lorsqu'ils furent
venus aux portes de la maison, un grand feu sortit
de la porte et quiconque s'approchait était brûlé.
Beaucoup de Juifs périrent à cette heure et les
autres furent frappés de frayeur. » Saisi de terreur,
le gouverneur reconnaît que Jésus est le fils de Dieu,
et ayant réuni les habitants de Jérusalem , il fait
ranger d'un côté ceux qui croyaient en Jésus et de
l'autre ceux qui niaient qu'il fût le Christ. Là-dessus,
il s'engage sur la messianité de Jésus une contro-
verse qui ne se termine pas à l'avantage des Juifs.
Cependant le fils du sultan, qui avait été miraculeu-
sement guéri d'une maladie, monte à cheval, et
Court à Rome raconter ces merveilleux événements
4 . Cet écrit nous apprend que celle maison appartenait à
Marie et calait située sur la monlagne de Sion,
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES i39
aux disciples que Pierre et Paul avaient laissés
dans cette ville-
Le matin du vendredi suivant, l'Esprit saint
ordonna aux apôtres de porter Marie à Gethsémané.
Un Juif nommé Japhia, ayant voulu saisir le lit
sur lequel elle était couchée, un ange lui coupa les
mains avec un glaive de feu. Les mains du Juif
restèrent attachées au lit. « Alors, Japhia se mit à
» implorer les disciples et à pleurer, et, la face
» contre terre, il dit : Ayez pitié de moi, ô disciples
» de Jésus-Christ rédempteur. Et ils eurent com-?
» passion de lui, et ils lui dirent : In^plore la vierge
» Marie dont tu as voulu briser la litière et la pré-
» cipiter dans la vallée. Et il se mit à crier et à
» dire : ma Souveraine ! ô Mère du salut, aie
» pitié de moi. Et elle dit à Pierre : Rendez-lui ses
» poignets, et Pierre les prit et les remit en place,
» en disant : Au nom de Jésus le Nazaréen, et par
» les prières de sa mère, que ces mains reviennent
» à leur place sans douleur, et elles furent réta-
y* blies dans l'état où elles étaient, et il n'éprouva
» aucun mal*. »
Voici cependant venir Eve, la mère des humains,
Anne, la mère de la Vierge, et Elisabeth, la mère
de Jean-Baptiste. Chacune d'elles salue à son tour
Marie. Puis vient la foule des patriarches, Adam,
\. De transilio, heaiw Mnri(r, chap. 4.
Î4Ô lÎTtDES Stft*LES ÉVANGILES
Seth, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, David, et tous
les propfcètes et tous les saints, portés sur les nuées.
Ils la saluent également. Hénoch, Élie, Moïse et
les prophètes arrivent aussi sur des chars de feu,
précédant le Christ qui apparaît enfin, accompagné
de douze chars pleins d'une multitude infinie d'anges
et entouré des Séraphins et des Vertus.
« Marie, célébrée dans l'univers entier, dit-il,
» me voici. — Seigneur, répond celle-ci. Et Jésus
» reprend : « Lève-toi et vois les dons que j'ai
» reçus de mon Père. » Et se levant, elle vit la
> gloire et la lumière que les yeux ne pouvaient
* supporter et qu'il est impossible de décrire. —
» Seigneur, dit Marie, prends-moi avec toi. » Et
» le Seigneur lui dit : « Tu seras en ton corps
» dans le paradis jusqu'au jour de la résurrection;
» les anges te serviront, et ton esprit pur brillera
» dans le royaume du Père des béatitudes. »
Les disciples lui demandent alors de prier pour
eux et pour le monde, et, se rendant à leurs vœux,
elle prie Jésus d'accorder sa grâce aux justes et aux
pécheurs, et de veiller d'une manière plus spéciale
sur ceux qui se sont réunis sous l'invocation de son
nom. Le Seigneur lui répondit qu'il sera fait selon
ses désirs.
Le moment suprême était cependant arrivé. Le
visage de la Vierge brilla d'une nouvelle splendeur,
et le Seigneur, étendant la main, prit son âme pure
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 241
qui fiit portée aussitôt dans les trésors du Père.
Jésus étant remonté à son royaume étemel, escorté
par les anges, le corps de Marie fut placé (Jansiine
caverne, à Tei^trée de laquelle les apôtres posèrent
une pierre. Mais pendant qu'ils étaient en prières,
la Vierge sans tache fut portée en triomphe au
Paradis sur des chars de feu. « Alors une nuée sou-
leva tous les assistants et chacun revint à Tendroit
d'où il était parti. Il ne resta que les disciples qui
restèrent trois jours en prières, entendant toujours
le chant des cantiques célestes. »
Cependant, Tauteur qui a oublié qu'il a fait déjà
arriver Thomas de l'Inde à Bethléhem, le fait ap-
paraître en ce moment pour avoir occasion d'imiter
la scène racontée dans l'Évangile de Jean, xx,
24-29, mais non sans l'embellir de nombreuses con-
tradictions. Thomas en effet, qui, dans son voyage,
porté sur une nuée a rencontré au milieu des airs
le corps de la bienheureuse Marie sur les épaules des
anges^ et leur a même crié de s'arrêter pour qu'elle
le bénît, ne laisse pas en arrivant au milieu des
autres apôtres, de vouloir à tout prix s'assurer que
le corps est dans la caverne, afin, ajoute-t-il, de
pouvoir affirmer la vérité de ce qu'on lui raconte.
« Tu te défies toujours de ce que nous te disons, lui
» font remarquer les autres apôtres, de môme que
» tu n'as pas eu confiance en nos paroles au temps
» de la résurrection du Seigneur, jusqu'à ce qu'il
16
242 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
» t'eût montré lui-même les traces des clous dans
» ses mains et de la lance dans son côté. » Et Tho-
mas répond : « Vous savez que je suis Thomas; je
» n'aurai pas de repos jusqu'à ce que j'aie vue le
» sépulcre où a été enseveli le corps de Marie, sinon
» je ne croirai pas. » On ouvrit alors la caverne,
et grand fut l'étonnement des apôtres qui crurent
que les Juifs avaient enlevé le corps. Heureusement
qu'en ce moment, Thomas se ressouvient qu'il a vu
la Vierge portée au ciel par les anges, qu'elle Ta
béni, et qu'elle lui a même donné sa ceinture *.
Marie arrivée dans le Paradis et après qu'elle eut
reçu les hommages d'Hénoch, d'Élie, de Moïse,
des prophètes, des patriarches et des élus, le Sei-
gneur lui montra les biens qu'il a préparés pour les
saints, c'est-à-dire des demeures belles et éclatantes,
4. De transitu beatœ Mariœ, chap. 2. Celte scène a depuis
été un peu mieux arrangée, t Thomas, incrédule à la résurrec-
tion de Jésus-Clirist, refusa également de croire à la résurrec-
tion el à Tassomplion du corps de Marie. Lorsqu'il vint au tom-
beau de Marie avec les autres ap6tres et qu'il le trouva vide
&ù corps qu'on y avait déposé trois jours auparavant, il ne vou-
lut pas croire à la résurrection delà Vierge; mais il porta ses
yeux au ciel, et il y vit Marie qui montait lentement au milieu
des acclamations des anges et des saiuts. Au même moment,
la ceinture de Marie lui tomba du ciel, comme autrefois tomba
sur Elisée le manteau d'Élie. Saint Thomas crut alors plus fer-
mement que les autres. On voit celle jolie scène dans un vitrail
qui orne la chapelle latérale de l'église de Brou. • Didron, 4fa-
nuel d'iconographie chrétienne, p. 287. Dictionnaire des apocry-
phes, t. II, col. 525 et suiv., note 505.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 243
des couronnes splendides et des arbres superbes et
parfumés. Il lui fit ensuite visiter les différents
deux, et à mesure qu'elle s'élevait dans les espaces
célestes, elle était saluée et louée par les anges, les
chérubins, les séraphins, la foudre et le tonnerre^
la lumière, la pluie et la rosée, le soleil, la lune et
les étoiles, les âmes des disciples, des prophètes et
des justes. Alors, « le Seigneur lui fit voir beaucoup
de choses telles que Foôil ne peut les apercevoir, ni
l'oreille les entendre, ni la langue en parler, ni
l'esprit des hommes les comprendre; et ces choses
seront données aux fidèles qui viendront au dernier
jour et qui en jouiront dans tous les siècles *. »
Marie levant ensuite les yeux, vit des taberna-
cles innombrables, d'où s'élevaient à la fois une
odeur d'encens et le chant dès cantiques. « Mon
» maître et mon Seigneur, dit-elle à Jésus, qui sont
» ces hommes qui se tiennent là? — Ce sont les
» justes, répond le Seigneur, et cette lumière indi-
» que en quel honneur ils sont auprès de moi', »
1. De transitu beatœ Mariœ , chap. 5. Cette ascension de
Marie à travers les différents cieux pourrait bien être une imi-
tation de divers passages du Livre d*Hénoch» L'archange Michel
montre aussi au patriarche c toutes les choses cachées des limi^
» tes du ciel, les réceptacles des étoiles, des rayons lumineux,
» qui venaient éclairer les visages des saints », et le saint ange
Uriel lui explique c le cours des luminaires célestes, selon leurs
» ordres, Icors époques, leurs noms />, etc. Livre d^Hènoch, lxx,
4 et suiv.; lxxi, 1 et suiv.
%. Ce qu'il y a ici de tàk^a singulier, c'est qu'il est dit de ces
2U ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
« Et voici que la bienheureuse Marie vit une
* autre région, très-obscure, d'où sortait une
» épaisse fumée, ainsi qu'une odeur fétide comme
» celle du soufre; un grand feu y brûlait,. et un
» grand nombre d'hommes y étaient et poussaient
» des cris en pleurant. Et la bienheureuse Marie
» dit : mon Seigneur et mon Diea, quels sont ces
» gens qui sont dans les ténèbres et qui souffrent
» de l'ardeur du feu? » Jésus lui répond que c'est
la géhenne, ouverte aux pécheurs et préparée pour
leur punition *. Marie, qui avait ressenti une grande
joie en apprenant le bonheur des justes, « fut saisie
» de tristesse lorsqu'elle vit ce qui était préparé
» pour les pécheurs, et elle pria le Seigneur d'en
» avoir pitié et de les traiter plus doucement, car la
» nature de l'homme est débile, et il le promit.
« Alors, la prenant par la main, Jésus la con-
» duisit dans le paradis saint et splendide, accom-
homnies qu'ils ne sont pas encore ressuscilés; ce sont leurs
âmes qui se trouvent au ciel, en allendanl le jour de la résur-
rection qui leur rendra leurs corps, et alors, dit Jésus-Christ à
Alarie, c ils seront en possession d'une joie plus grande encore
D que celle qu'ils goûtent en ce moment. » Hénoch eut aussi le
bonheur de contempler les demeures des saints. Livre d'Hé-
nochy XXX iz, 4 et suiv.
4. Hénoch vit aussi c le séjour destiné aux âmes des hommes
» injustes et pécheurs, aux âmes de ceux qui ont commis Tini-
» quilé et qui se sont mêlés à la société des impies, auxquels
» ils ressemblent. Leurs âmes ne seront point anétinties au jour
» du jugement ; mais, enfermées dans ce lieu, elles n'en sorti-
» ront jamais. > Livre d'Hénoch^ xxii, 14; un, 4 et suiv.
EVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES i45
» pagnée de totisles saints et de tous les justes *. »
Il est raconté ensuite quelques-uns des nombreux
miracles opérés par l'intercession de lasainte Vierge.
Puis l'auteur de cet écrit fait remarquer que Marie
vécut cinquante-neuf ans sur la terre , savoir trois
ans avant d'entrer au Temple, douze ans et trois
mois dans le Temple, neuf mois enceinte de Jésus,
trente-trois ans avec le Seigneur, et enfin onze ans
après qu'il fut monté au ciel ^, et il termine par ces
paroles qui portent l'empreinte des croyances de son
temps : « Nous espérons en son intercession auprès
» de son fils bien-aimé pour le salut de nos âmes au
» siècle des siècles. Amen. »
- §8.
L'histoire de la passion ne pouvait manquer de
1. Liber de transita Mariœ, chap. 6.
2. Ces nombres sont entièrement arbitraires. La tradition
n'avait pas conservé la moindre donnée historique sur la mère
de Jésus. C'est ce que prouve le silence que gardent sur elle et
les écrits canoniques ot les pères apostoliques qui, la naissance
miraculeuse de Jésus exceptée, ne disent pas un mot de la
sainte Vierge. Ce qui le prouve encore mieux, ce sont les sup-
putations différentes qu'on trouve dans les autres apocryphes
sur la mort et i'assOmption de Marie. L'écrit attribué à Méliton
la fait mourir vingt-deux ans après Jésus-Christ (Méliton, Livre
du passage de la très-sainte Vierge^ chap. 3), et le fragment du
livre copte sur la mort de la Vierge, traduit par M. Dulaurier,
« quinz»^ ans après que le Seigneur fut ressuscité d'entre les
morts. » Dictionn, des apocryphes, 1. 11, col. 535.
246 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
parler à rimagination des premiers chrétiens et de
donner naissance à un cycle de légendes. Elles
sont moins nombreuses toutefois que celles qui sont
relatives àla sainte famille etàrenfanceduSeigneur.
Et cela se comprend. Les Évangiles canoniques
ne disant presque rien ni de la famille ni des pre-
mières années de Jésus, il y avait ici un champ à
peu près complètement vide; la légende pouvait
s'y développer librement, sans être arrêtée par des
textes bibliques. Le récit de la Passion, au con-
traire, est raconté au long dans les Évangiles
canoniques; la légende se trouva par conséquent
enfermée, sur ce sujet, dans un cadre qu'elle ne
pouvait ni briser ni dépasser. Ainsi limitée, elle
ne put qu'ajouter quelques détails aux faits déjà
connus, dont elle ne pouvait changer le fond et
avec lesquels elle ne pouvait pas mieux se mettre
en opposition.
Tous les écrits apocryphes relatifs à la Passion,
d'ailleurs peu nombreux, se rattachent au nom de
Pilate et ont eu, sans le moindre doute, pour pre-
mier fond, un prétendu rapport du procurateur
romain à Tibère, sur le jugement, la mort et la
résurrection de Jésus-Ghrist ^ Dans cette pièce,
4 . Ce rapport est en grec. Thilo, Codex apocryphus Novi Tes-
tamenti^ p. 804-813; Tischendorf, Evangelia apocrypha, \), 414-
425; Dictionn. des apocryphes, t. Il, col. 757-760; Fabricius,
Codex apocryphus Novi Tesiam., pars 4, p. 300.
EVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES M7
la plus naïve ignorance des moeurs, des opinions
et des préjugés d'un administrateur romain éclate
à chaque ligne. « Je suis obligé, très-puissant
Empereur, y fait-on dire à Pilate, quoique saisi de
crainte et de terreur, de vous apprendre par ces
lettres ce qu'un tumulte a causée dernièrement et ce
que fait prévoir la fin de cet événement. A Jéru-
salem, ville de cette province, que j'administre, la
foule des Juifs m'a livré un homme nommé Jésus,
l'accusant de plusieurs crimes, sans pouvoir le prou-
ver par de solides raisons. Ils s'accordaient tous
cependant à dire qu'il avait enseigné qu'il ne fallait
pas observer le sabbat. » Vient alors l'indication
de la plupart des miracles rapportés dans les
Évangiles canoniques, « miracles, fait remarquer
Pilate, plus grands que ceux des dieux que nous
adorons. » Le gouverneur romain ajoute que, pour
apaiser le tumulte, il a fait flageller Jésus et qu'il
l'a fait ensuite crucifier, quoiqu'il n'eût trouvé en
lui aucune trace de méfait et de crime. Aussitôt que
Jésus fut attaché à la croix, la nature entière fut
bouleversée; le soleil s'obscurcit, la lune prit une
couleur de sang, les ténèbres couvrirent la terre,
le sol s'entrouvrit, des morts ressuscitèrent en
grand nombre ; Pilate cite parmi eux Abraham,
Isaac, Jacob, les douze patriarches. Moïse et Jean-
Baptiste. Trois jours après, le soleil jeta une clarté
extraordinaire, et au milieu des éclairs, des hommes
S46 ETUDES SUR LES EVANGILES
couverts de vêtements brillants, environnés d'une
grande gloire et suivis d'une grande foule, firent
entendre ces mots d'une voix aussi éclatante que le
tonnerre : « Le Christ crucifié est ressuscité. » Et
aussitôt un grand nombre de Juifs qui avaient
accusé Jésus furent engloutis dans les entrailles
de la terre, toutes les synagogues de Jérusalem
furent renversées et des fantômes terribles se mon-
trèrent en tous lieux.
Cette pièce est suivie d'une note qui nous
apprend qu'à la lecture de ce rapport, Tempereur
fut indigné de l'injustice de Pilate, et qu'il envoya
immédiatement des soldats pour qu'on le lui amenât
chargé de chaînes.
A ce rapport écrit en grec, il faut joindre deux
lettres latines du procurateur romain. L'une porte _
cette suscription : Pontius Pilatv^ régi Claudio
svx) salutem; elle est placée d'ordinaire à la fin de
l'Évangile de Nicodème *. L'autre, plus courte, a
pour suscription ces mots : Ponims Pilatus Judeœ
procurator Tiherio Cœsari imperatori S. P., et
elle est datée du quatrième jour du mois d'avril. Elle
a été imprimée pour la première fois en 1571 par
Barth. Chassanié dans la quatrième partie de son
Catalogus gloriœ mundi. Abr. Gronovius la trouva
plus tard dans un manuscrit de Tacite de la biblio-
1. Thila, Codex apocryphus Novi Testant., p. 796-800; Tis-
chendorf^ Evangelia apocrypha^ p. 392-395.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES S49
Ihèque Bodléienne et Tinséra dans la préface de
son édition de cet écrivain latin, Leyde, 1721,
in-4 *.
Enfin on a, sous le nom d'Actes de Pilate *, un
récit plus étendu du jugement, de la mort et de la
résurrection de Jésus-Christ. Cet écrit, dont il existe
un grand nombre de copies manuscrites dans les
principales bibliothèques d'Europe, se trouve tantôt
séparé, tantôt joint à un autre, contenant le tableau
de la descente de Jésus-Christ aux enfers. Ces deux
pièces forment par leur réunion, l'ouvrage connu
sous le titre d'Évangile de Nicodème.
Les Actes de Pilate sont-ils une amplification du
rapport de Pilate à Tibère, ou bien ce dernier
écrit est-il un abrégé du premier, ou bien encore
n'y a-t-il aucun rapport de dépendance entre eux?
Ce n'est pas le moment de rechercher laquelle de
ces trois hypothèses est la plus probable. Mais ïl
importe de faire remarquer que les deux pièces
sont conçues dans le môme esprit et sont em-
preintes du môme caractère.
Dans les Actes de Pilate, le procurateur romain
4. Thilo, Codex apocryphus Novi Testamenti, pars 4, p. 804
et 802; Tischendorf, Evangelia apocrypha^ p. 444 et 442.
2. Les Gesta Pilati sont en grec, mais on en a une ancienne
traduction latine aropliBëe et modifiée. Tbilo, Codsx apocryphus
Novi Testamenti, pars 4, p. 490-665; Tischendorf, Eoangelia
apocrypha, p. 203-300 et p. 312-367; Brunet, Évangiles apocry-
phes^ p. 230-254; Dictionn. des apocryphes, 1. 1, col. 4404-4420.
«M) ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
s'exprime à peu près comme dans son rapport à
Tibère et dans ses deux lettres. Il parle en homme
versé dans la connaissance de l'Ancien Testament ;
il en fait des citations fréquentes; il reproche plus
d'une fois aux Juifs leur désobéissance à Dieu ; il
leur rappelle les bienfaits dont ils ont été comblés
constamment, et tout cela en des termes qui se
comprendraient très-bien dans la bouche de Jésus-
Christ ou dans celle de Jean-Baptiste, mais qui ne
peuvent s'expliquer sous la plume d'un gouverneur
romain. Il ne trouve rien de répréhensible en Jésus,
il le renverrait absous de l'accusation portée contre
lui, s'il ne craignait une sédition. Les prêtres juifs,
au contraire, appuyés de la majorité du peuple,
poursuivent le Seigneur à outrance. Ils ne l'ac-
cusent pas seulement de violer le sabbat et d'être
un magicien, mais encore de se donner pour le roi
des Israélites et pour le fils de Dieu. Jésus n'est
pas cependant sans défenseurs. Ses apôtres, il est
vrai, gardent ici le silence, ou pour mieux dire, ils
ne figurent pas même dans cet écrit *. Mais douze
personnes considérables de la nation juive, à la
tête desquels se place Nicodème, élèvent la voix
en sa faveur. Us sont appuyés de tous ceux que le
Seigneur avait délivrés de quelque maladie, et qui
viennent raconter leurs guérisons, dans les mêmes
1. Probablement par suite de ce qui est dit Matth*, xxvi, 31.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 251
termes qu'elles sont rapportées dans les Évangiles
canoniques,
l^s continuelles invraisemblances de langage
de Pilate, de Nicodème, des autres défenseurs de
Jésus et môme des prêtres juifs, mises de côté, le
récit du jugement du Seigneur ne s'écarte pas trop
de celui des Évangiles canoniques. La seule addi-
tion notable qu'on y remarque est la légende des
étendards romains qui s'inclinent d'eux-mêmes de-
vant Jésus-Christ, à son entrée dans le prétoire *.
Le récit de la crucifixion est bref. Plusieurs
des détails donnés par les Évangiles canoniques y
sont omis ; mais on y trouve les noms des deux
brigands qui s'appellent ici, celui de droite Dimas
et celui de gauche Gestas ^, ainsi que celui du soldat
romain qui perça de sa lance le côté de Jésus et qui
est appelé Longin 3.
Ce qui suit est, au contraire, un tissu de fables
imaginées principalement dans l'intention de ré-
I.Chap. *.
t. Chap. 40.
3. Ce Longin est devenu un personnage légendaire. D'après
la Lègeiide dorée, il était le cenliirion qui resta auprès de la
croix du Seigneur par ordre de Pilate. Les noiraclés arrivés à la
mort de Jésus le convertirent à la foi chrétienne. Il renonça
alors au service militaire, devint disciple des apôtres et se re-
tira à Césarée, en Cappadoce, où il mera pendant vingt-huit
ans une vie monastique et convertit un grand nombre de per-
sonnes à Jésus-Christ, soit par ses exhortations, soit par son
exemple. La légende dorée,' trad. par M, Gust» Çrunet, î8« série,
p. 49 et 60,
«M ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
pondre aux objections que les Juifs élevaient contre
la réalité de la résurrection du Seigneur. Nicodème
et Joseph d'Arimathée, accusés par les prêtres
d'avoir p;'is parti pour Jésus, les accablent de leur
côté de reproches. « Savez-vous, scribes et docteurs,
leur dit celui-ci, que Dieu dit par le prophète : la
vengeance m'appartient. Le Dieu que vous avez
mis en croix est puissant ; il m'arrachera de vos
mains. Tout le crime retombera sur vous, car le
gouverneur a dit , après s'être lavé les mains : Je
suis pur du sang de ce juste; et vous avez répondu
à grands cris : Que son sang soit sur nous et sur
nos enfants. Puissiez-vous, comme vous l'avez dit,
périr à jamais 1 » A ces mots, les Juifs irrités jettent
Joseph en prison; mais, ainsi qu'il l'avait annoncé,
Dieu le sauva de leurs mains. Miraculeusement
délivré, il fut transporté dans son habitation à
Arimathée.
Les soldats qui avaient été placés à l'entrée du
sépulcre, viennent ensuite annoncer que Jésus est
ressuscité. Aux reproches des Juifs ils répondent
avec une rare présence d'esprit : Donnez-nous Joseph
que vous gardiez en prison, et nous vous donnerons
Jésus que nous gardions dans le sépulcre. Les Juifs
achètent alors à prix d'argent leur silence; précau-
tion inutile, car aussitôt arrivent un prêtre, un
maître d'école et un lévite qui annoncent qu'ils ont
rencontré Jésus en Galilée. Ils l'avaient trouvé assis
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 2K3
au milieu de ses onze apôtres sur le mont des Oli-
viers*, et après l'avoir entendu ordonner à ceux-ci
d'aller prêcher sa doctrine dans le monde entier et
de baptiser toutes les nations au nom du Père, du
Fils et du Saint-Esprit, ils l'avaient vu monter au
Ciel. Les prêtres donnent également de l'argent à
ces trois hommes pour les engager à se taire et se
hâtent de les renvoyer dans leur pays.
Cependant ni les soldats ni les trois hommes de la
Galilée ne gardèrent le silence sur les événements
extraordinaires dont ils avaient été les témoins. La
consternation se répandit parmi le peuple. Ce fut
en vain que pour le. rassurer, les prêtres lui repré-
sentèrent que les trois Galiléens ne méritaient aucune
confiance et que les soldats avaient été gagnés par
les disciples de Jésus qui avaient enlevé eux-mêmes
son corps. On ne réussit pas à le calmer. Sur le
conseil de Nicodème^ on se décida à faire venir
Joseph à Jérusalem pour apprendre la vérité de sa
bouche. Mais le récit que fit celui-ci de sa délivrance
et d'une entrevue miraculeuse qu'il avait eue avec
Jésus-Christ ressuscité, jeta le trouble dans l'âme
des prêtres. On fit revenir à Jérusalem les trois
Galiléens; on les interrogea l'un après Tautre avec
le plus grand soin, et Anne et Gaïphe reconnaissant
que, d'après l'Écriture elle-même, la parole de
4. Le mont des Oliviers est dans la Judée, et non dans la
Galilée.
254 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
deux OU de trois témoins qui s'accordent ensemble,
ne saurait être contestée, restèrent convaincus delà
vérité de la résurrection de Jésus.
§9.
Un troisième groupe de légendes se rapportant
à la descente de 'Jésus-Christ aux enfers se trouve
réuni dans un écrit qui, joint aux Actes de
Pilate, forme l'Évangile de Nicodème *. Mais cet
écrit a d'abord été indépendant des Actes de Pilate;
il en est encore séparé dans de nombreux manus-
crits, et c'est sous cette forme que M. Tischendorf
en a publié, dans sa collection d'Évangiles apocry-
phes, le texte grec et deux traductions, il vaudrait
peut-être mieux dire, deux imitations en latin, pré-
sentant entre elles des différences notables *.
Carinus et Leucius, fils du grand-prêtre Siméon,
étaient ressuscites en même temps que Jésus-Christ
et par sa puissance. Anne, Gaïphe et d'autres juifs
de distinction, instiniits de ce prodige, vont les trou-
ver à Arimathée et leur demandent comment et par
qui ils ont été rappelés à la vie. Les deux frères
4 . Le récit de la descente de Jésus-Christ aux enfers com-
mence au chnpitre 47 de cet Évangile et en remplit les onze
derniers chapitres. Thilo, Codex apocryphus Novi Testamentiy^
p. 666-795.
2. Tischendorf, Evangelia apocrypha, p. 304-344 et 368-
440.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 251
demandent du papier, écrivent, chacun de son côté,
ce qu'ils ont vu et entendu S et leurs écrits déposés
en des mains différentes, se trouvent complètement
identiques, ni plus ni moins grands l'un que l'autre
et sans qu'il y eût même une lettre de différence *,
preuve évidente de la vérité des événements extra-
ordinaires qui y étaient racontés. Tel est le cadre
dans lequel est présentée la légende de la descente
de Jésus-Christ aux enfers.
La scène se passe dans le lieu souterrain où sont
retenus, après leur mort, les saints personnages de
l'Ancienne Alliance. Au moment où le drame com-
mence, ils s'entretiennent de leur espérance de voir
bientôt la lumière se manifester dans le sombre
empire de la Mort. Siméon les confirme dans cette
pensée en leur annonçant qu'il a tenu dans ses bras
l'enfant qui doit être la lumière des nations et la
gloire du peuple d'Israël ^. Jean -Baptiste, qui sur-
vient bientôt après, leur déclare qu'il est envoyé
pour les prévenir que dans peu le fils de Dieu viendra
visiter ceux qui sont assis dans les ténèbres et
l'ombre de la mort *. Seth raconte alors à cette res-
pectable assemblée ce que Michel , l'ange du Sei-
4. Évangile de Nicodème, chap. 17.
2. Ibid,, chap. 28.
3. Siméon, qui n*est dans Luc, ii, 25-35, qu'un pieux Israé-
lite, est devenu ici un grand-prêtre.
4. Évangile de Nicodème, chap, 49.
256 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
gneur, lui a révélé autrefois touchant ravénement
du Christ 4. '
Tandis que les Êommes pieux se réjouissent
de la prochaine venue du Seigneur , Satan , le
prince de la mort, et Hadès ' s'entretiennent aus-
si de Jésus. Satan déclare à Hadès qu'il s'ap-
prête à s'emparer du prophète de Nazareth qui
lui cause des désagréments sans fin , en gué-
rissant ceux qu'il frappe de maladies et en res-
suscitant ceux auxquels il enlève l'existence.
Hadès, plus prudent, représente à Satan ^ qu'il
pourrait bien se lancer dans une entreprise qui
tournera à son désavantage et lui sera funeste.
« Quel est donc ce Jésus? lui dit-il. S'il est telle-
» ment puissant dans son humanité, je te le dis, en
» vérité, il est tout-puissant dans sa divinité. Per-
» sonne ne peut résister à son pouvoir. Et lorsqu'il
» dit qu'il craint la mort *, il veut te tromper. »
Quand il apprend de Satan que ce Jésus est celui
qui a ressuscité Lazare, il s'écrie : « Je t'en conjure
» par ta puissance et par la mienne, ne l'emmène
1. Ibid., chap. 20.
2. C'est la personniGcation de Tenfer.
3. Satan se montre déjà ici avec ce caractère de fanfaron et
de niais qu'il a constamment dans la littérature du moyen âge^
et qui en l'ait un personnage plus ridicule qu'odieux.
4. Allusion aux paroles de Jésus, Matth.y xxvi, 39 et 42, et
Luc, XXII, 42-44. Seulement, la scène rapportée dans ces pas-
sages n'était pas arrivée au moment où Hadès en parle à Satan.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 257
» pas vers moi ; si tu le fais, ceux que je tiens ici en-
» fermés dans la rigueur de la prison et enchaînés
» par les liens non encore rompus de leurs péchés, il
» les dégagera et les conduira par sa divinité à la
» vie qui doit durer autant que l'éternité *. »
Ils parlaient encore, quand une voix retentit
avec l'éclat du tonnerre et de l'ouragan : « Prin-
ces, élevez vos portes, élevez vos portes éternelles,
et le Roi de gloire entrera ! » A peine a-t-il en-
tendu ces mots qu'Hadès dit à Satan : « Éloigne-
» toi de moi et sors de mes demeures. Si tu es un
» puissant combattant, combats contre le Roi de
» gloire. Mais qu'y a-t-il de toi à lui? » Et jetant
aussitôt Satan hors de ses domaines, il dit à ses im-
purs ministres : « Fermez les cruelles portes d'ai-
rain, poussez les verrous de fer, et résistez vail-
lamment, de peur que nous ne soyons réduits en
captivité, nous qui gardons les captifs. » Ces
ordres sont inutiles ; toute l'armée des saints s'é-
crie : « Ouvre tes portes pour laisser entrer le Roi
» de gloire. »
Alors David rappelle qu'il a prédit les miséri-
cordes du Seigneur et annoncé qu'il briserait les
portes d'airain et romprait les verrous de fer ^.
Ésaïe rappelle également qu'il avait prophétisé que
à . Évangile de Nicodème, chap. 9i\ .
J. Dans le" texte grec, c'est le Psaume xxîv, 7, qui est cité,
et, dans le latin, le Psaume cvii, ^5-17.
47
sm ÉTUDES sua Lks évangiles
les morts se réTeiUeraient et que ceux qui sont
dans le tombeau se relèveraient ^. En ce moment
le Seigneur dé majesté arrive sous la forme d'un
homme; il illumine les ténèbres éternelles et brise
les liens qui retenaient les morts *.
Haîdès, la Mort et leurs impies serviteurs sont
saisis d'épouvante ; toutes les légions des démons
sont frappées de terreur; tous les esprits impurs se
courbent devant le Roi de gloire. Et celui-ci, écra-
sant^ dans «a majesté, la Mort soxm ses pieds et sai^
sissant Satan, dépouille l'Enfer de sa puissance et
commence par amener Adam à la clarté de sa lu-
mière '.
Cependant Hadès accable Satan de reproches et
d'injures : « O Belzébuth, prince de perdition et
» chef de destruction, dérision des anges de Dieu,
> ordure des justes, qu'as-tu prétendu faire? Tu as
» voulu crucifier le Roi de gloire, dans la ruine et
» la mort duquel tu nous promettais de si riches
» dépouilles. Comprends-tu la fdie de ta conduite?
» Voici que ce Jésus dissipe par l'éclat de sa divî-
» nîté toutes les ténèbres de la mort. Il a brisé les
» profondeurs d^ plus solides prisons; il délivre
1. Esaie^ XXX vi^ 49. On met aussi dans la t)oucbe d'Êsaîe
les paroles de saint Paul, 1 Corinth., xv, 55, qu*on a peut-
être confondues avec celles qui se trouvent dans Osée, xiii,
U.
Ji. Évan^e de Nieodèm^, diap. ti.
3. J6R, chap. 23. .
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES im
» les captifs et relâche ceux qui étaient dans les en-
» fers. Nos empires et nos royaumes sont vaincus,
» et nous n'inspirons plus d'effroi à la race hu-
> maine. Satan, prince de tous les maux, père
* des impies et des rebelles , qu'as-tu prétendu
» faire? Ceux qui, depuis le commencement jusqu'à
» présent, avaient désespéré du salut et de la vie,
» ne font plus entendre ni plaintes ni gémisse-
» ments. Leurs larmes ont été essuyées. prince
» Satan, possesseur des clefs de l'enfer, tu as
» maintenant perdu par l'arbre de la croix les
» richesses que tu avais acquises par l'arbre d^ la
» prévarication. Toute ton allégresse a péri, lor&-
» que tu as attaché à la croix ce Christ, Jésus,
» Roi de gloire. Tu as agi contre toi et contre
» moi. Satan, prince de tous les méchants, au-
» teur de la mort, source d'orgueil, pourquoi as-tu
» osé, sans raison, crucifier Jésus injustement et
» amener dans notre région le Saint et le Juste? »
Comme le prince de l'enfer parlait ainsi à Satan,
h Roi de gloire lui dit : « Le prince Satan sera
» ^us ta puissance, dans la perpétuité des siècles,
» à la place d'Adam et de ses fils qui sont mes
> justes *• » Et, étendant sa main, le Seigneur dit :
« Venez à moi, tous mes saints, qui avez mon
» image et ma ressemblance. Vous qui avez été
J. Évangile de Nicodème^ chdi^. Hé
260 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
» condamnés par le bois, le Diable et la Mort,
» vous verrez que le Diable et la Mort seront con-
» damnés par le bois. » Aussitôt il dit à Adam,
dont il tenait la main droite : « Paix à toi et à
» tous tes fils, mes justes !.. » Adam et tous les
saints se prosternant à ses pieds, entonnent un chant
d'actions de grâces.
Le Seigneur, étendant la main, fit le signe de
la croix sur Adam et sur tous ses saints, et aux ac-
clamations des patriarches et des prophètes , il les
enleva de Penfer * et les introduisit dans la grâce
glorieuse du paradis. Deux hommes, anciens des
jours, vinrent au-devant d'eux. C'étaient Hénoch et
Élie, tous deux destinés à reparaître sur la terre
aux derniers temps, pour combattre l'Antéchrist, à
être mis à mort à Jérusalem, et à ressusciter trois
joure et demi après, pour être de nouveau enlevés
vivants dans les nuées ^.
Tandis qu'Hénoch et Élie expliquaient leurs fu-
tures destinées aux rachetés de l'enfer, un homme
d'un aspect misérable, portant sur ses épaules le
signe de la croix, se présenta pour entrer dans le
paradis. C'était le bon larron qui venait, conformé-
ment à la promesse de Jésus, prendre place parmi
les bienheureux ^.
1. Évang. de Nicodéme, chap. 25.
2. Ibid., chap. 26.
3. /6id., chap. 27,
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 261
A louïe de ce merveilleux récit des fils de Si-
méon, les Juifs, vivement impressionnés, rentrèrent
en eux-mêmes. Les prêtres ayant, en présence
de Pilate, consulté la grande collection des livres
qui étaient gardés dans le temple, il fut reconnu,
par la supputation des temps S que Jésus, qui était
apparu au moment prédit par les prophètes, était
bien le Christ, le Fils de Dieu, le vrai Dieu tout-
puissant, et l'on confessa qu'on ne Tavait crucifié
que par ignorance ^.
II
Les légendes rapportées dans les . Évangiles
apocryphes orthodoxes ne sont pas écloses de
rimagination des auteurs des livres qui les rap-
portent. Bien avant d'être mises par écrit, elles
circulaient parmi les chrétiens, qui n'en mettaient
nullement en doute la vérité historique.
Gomment se sont-elles formées? dans quel but?
dans quel milieu? Quelle est leur valeur réelle?
4 . Il n'est pas nécessaire de faire remarquer que cette sup-
putation des temps n'est conforme à aucune chronologie con-
nue.
2. Évang. de Nicodéme^ cbap. 39.
292 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Quelle influence ont-elles exercée? C'est ce q.u'il
convient d'examiner, avant de considérer de plus
près les livres dans lesquels elles ont été re*
cueillies.
§1.
Les Évangiles apocryphes orthodoxes, dont
on vient de lire l'analyse sommaire, se distinguent
des autres Évangiles apocryphes par ce carac-
tère qiji leur est commun, que, tandis que ceux-ci
s'étendent, comme les Évangiles canoniques, sur
l'ensemble de la vie de Jésus, ceux-là n'en embras-
sent chacun qu'un moment particulier. Les uns, et
ce sont les plus nombreux, sont des recueils de lé-
gendes relatives à la sainte Famille et à l'enfance
de Jésus; d'autres, en plus petit nombre, se rap-
portent à l'histoire de la Passion ; un autre enfin,
présente le tableau de la descente du Sauveur aux
enfers,
, Or, sur ces trois moments delà vie du Seigneur,
nos Évangiles canoniques sont bien loin de donner
tous les détails qu'une curiosité bien légitime et
presque invincible désirerait connaître.
De la famille de Jésus ils ne nous apprennent pas
autre chose que le nom de sa mère et celui de
l'homme auquel elle était unie^ et de sa vie jusqu'à
l'âge où il commença son œuvre, que queltjues cir-
ËVANGILES APOGEYPUES ORTHODOXES i»^
constanees relatives à sa naissance et à ce ^ la
suivit inxmédiatement ; Luc seul rapporte un événe-
ment de son enfstnce ^ — Le récit de la Passion
y occupe, il est vrai, une place relativement consi-
dérable; mais que de faits laissés dans un demi-
jour; que ^ détails qu on désirerait plœ étendus;
que d'incidents on peut supposer y manquer! —
La descente aux enfers y est entièrement passée
sous silence ; un seul des autres écrits du Nouveau
Testament en dit quelques mots pleins d'obscurité '.
Et cependant qui n'éprouverait une vive satis-
faction à connaître de près la famille de laquelle
Jésus descendait ? à savoir comment furent remplies
les années qui s'écoulèrent depuis sa naisi^nee jus-
qu'au moment où il apparut comme un prophète en
Israâ? à assister à toutes les péripéties du grand
drame qui termina sa vie ? à suivre dans le reste du
cours de leur existence les divers personnages,
même les plus secondaires, qui y jouèrent un rôle?
à être témoin de l'effet que produisit ^ mort, et
pim encore sa résurrectitm, non pas tant sur ses
disciples, ce que nous savons en partie, que sur
Pilate qui avait été si facile à le condamner, et sur-
tout sur les Juifs de Jérusalem qui Favaient pour-
suivi avec tant d'acbamement? Ce sentiment ne
pouvait être étranger aux premiers chrétiens. Ils
2. 1 Pierre, m, 19 et 20.
aei ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
durent trouver la tradition chrétienne bien réservée * ;
et sous cette impression, par un entraînement facile
à comprendre, ils la continuèrent et la complé-
tèrent.
Ce fut sur ce qu'on pourrait appeler les lacunes
de l'histoire évangélique que Timagination des pre-
miers chrétiens s'exerça. En même temps^ les faits
indiqués seulement par les évangélistes fournirent
des cadres vides que l'on se plut à remplir. C'est
un fait qu'il importe de ne pas perdre de vue, la
légende orthodoxe, je ne parle pas ici de celle qui
se développa dans les Églises, dissidentes et qui
suiyt d'autres procédés, la légende orthodoxe, c'est-
à-dire celle qui se forma parmi la masse compacte
des chrétiens qui constituaient l'Église proprement
dite, ne refit pas la vie de Jésus-Christ el ne toucha
pas à son enseignement. Elle ne poussa que dans
les interstices de la tradition évangélique telle
qu'elle est déposée dans les documents sacrés. Par-
tout où elle put se rattacher par quelques points à
1. Telle est bien la pensée qui se montre au fond de ces pa«
rôles de Tauteur des Quœstiones et responsiones ad ortftodoxos,
quœst, 446 ; « Comme il y a beaucoup de faits et de paroles du
Seigneur qui n'ont pas été conservés dans les saintes Écritures,
il est raisonnable de rechercher comment Jésus s'était procuré
les vêtements qu'il porte après sa résurrection, comme aussi
d'expliquer toutes les autres choses qui ne sont pas relatées dans
THistoire sainte, » Justini Màrtyris opéra, p. 469, B,
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 265
ces documents, elle eut grand soin de le faire, quoi-
que, il est à peine besoin de le dire, avec une absence
complète de sens historique.
Nicodème figure dans le quatrième Évangile
comme un pharisien qui n'est pas hostile au Seigneur;
on exagéra ce fait, et' on fit de ce personnage un
avocat de Jésus auprès de Pilate. Celui-ci ne parait
pas 'avoir eu des préventions malveillantes contre
le Seigneur; on le représenta comme ne cédant qu'à
regret, et après une longue résistance, devant une
révolte imminente. Des deux brigands crucifiés en
même temps que Jésus, l'un manifeste des senti-
ments de justice naturelle et l'autre persiste dans
son endurcissement ; on imagina une histoire de
ces deux hommes pour expliquer la difierence de
leurs sentiments pour le Sauveur *.
Un champ plus libre et plus vaste s'ouvrait pour
tout ce qui concerne la Famille et l'enfance de
Jésus-Christ. L'imagination des premiers chrétiens
pouvait ici se donner les plus grandes libertés.
Aussi est-ce sur ce sujet que la légende a poussé
ses plus vigoureux rameaux.
Qu'était-il advenu à la sainte Famille pendant
cette fuite en Egypte que saint Matthieu se borne à
annoncer? Dieu l'avait sans doute entourée de sa
protection. Que de prodiges avaient été nécessaires,
1. Comparez encore Évangile arabe, chap. 5, et Luc, vu, 36
et suiv.
28ft ÉTUDfRS SUR LE^ ÉVMGIUES
sans dottte^ pour faire surmonter aux faibles fugitife^
un vieillard, une jeune femme et un tout petit enfant,,
les difficultés de tous genres, les inévitables périls
qui les attendaient sur une terre étrangère ! La piété
naïve des- fidèles les suivait, non sans anxiété, à
travers le désert, au milieu des idolâtres deFÉgypte;
elle se plaisait à se représenter les miracles par
lesquels Dieu les avait sauvés de la faim, de la
soif, de la dent des bêtes féroces, des attaques des
brigands, de la superstition, mère de la cruauté.
On se racontait ce qui avait dû arriver dans ce
pénible voyage; on finit par croire que ces récits,
inventés par l'intérêt qu'inspirait la samte Famille,
avaient un caractère réellement historique.
Et Tenfance du Seigneur, comment s'était-elle
passée? Il était impossible qu'elle eôt été semblable
àcelle du commun des humains. A en juger d'ailleurs
par les quelques mots qu'en disait saint Luc, Jésus,
dans ses premiers ans, avait été aussi extraordinaire
que dans son âge mûr. Que de prodiges ne dut*il
pas alors accomplir? Quelles connaissances sur-
humaines ne dut-il pas posséder ? On donna ici, Eest
vraiy dans le travers j on lui supposa une science
tenant plus des puériles erreurs de la magie que des
conceptions de la saine raison, et les miracles qu'on
lui attribua étaient plus propres à manifester sa
puissance que la charité infinie qui distingua ses
enseignements. Mais cette science était celle des
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES Î6?
temps et des lieux où les légendes de Fenfance du
Seigneur prirent naissance, et la force paraissait un
signe plus manifeste de la divinité que la douceur
et la bienveillance. Une fois qu'on se fut imaginé
que l'enfant Jésus avait possédé ces connaissances
et opéré ces miraGles, on fut conduit par une transi-
tion inévitable à croire que ce qui avait dû être,
avait réellement été.
Quelle piété n'avait pas dû marquer la jeunesse
de la Vierge choisie par Dieu pour donner le jour
au Sauveur du monde? De quelles faveurs divines
n'avâit-elle pas dû être entourée dès ses premiers
ans? De quelles bénédictions n'avaient pas dû égale-
ment être comblés ceux de qui elle tenait la vie?
Cette Famille, élevée au-dessus de toutes les autres,
avait sans le moindre doute joui de faveurs excep-
tionnelles. Il ne pouvait en être autrement j on
aimait à en tracer le tableau, et ce tableau, idéal
d'abord, finit par être tenu pour une réalité.
Qu'était devenue Marie après que son divin fils
fut enlevé au ciel? Le quatrième Évangile racontait
que Jésus, en mourant, l'avait mise sous la protec-
tion de son disciple bien-aimé. Mais il n'y avait
pas un seul mot, dans les saintes Écritures, sur ses
derniers moments. Il n'était pas possible que la mère
du Sauveur eût subi le sort commun de la race hu-
maine, que le corps qui avait enfanté le Christ eût
senti la pourriture. Elle avait pu mourir, sans doute^
268 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
mais certainement son divin fils n'avait pas permis
qu elle restât dans le sépulcre. Il ne pouvait en être
autrement ; TAssomption de Marie était une néces-
sité pour le sentiment des chrétiens ; elle fut [bien-
tôt une incontestable vérité.
Et Joseph, quel intérêt ne devait-il pas inspi-
rer? Ce chaste époux de la sainte Vierge avait été
inévitablement un homme hors ligne. Les écri-
vains sacrés ne nous apprennent presque rien de
sa vie. Pourquoi les évangélistes ne font-ils plus
mention de lui, quand ils parlent de la mère, des
frères et des sœurs du Seigneur * ? Sans doute
alors il avait cessé de vivre. Que ses derniers mo-
ments avaient dû être édifiants? La sainte Vierge
et le Sauveur l'assistèrent à cette heure suprême;
les anges vinrent certainement recueillir son der-
nier soupir, et Satan fit de vains eflforts pour trou-
bler la fin de ce juste et se rendre maître de son
âme.
Tel fut le sentiment qui donna naissance à ces
légendes. Dans une pieuse et naïve vénération pour
les divers personnages de l'histoire évangélique ,
on se figura d'abord ce qui avait dû être, on finit
par se persuader qu'il en avait été ainsi qu'on se
l'était figuré.
1. Matthieu, xu, 47; xni, 33; ilfarc, m, 32; Luc, vni, 20;
J^aw, XIX, 33-27.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 269
Il faut maintenant remarquer que, dans la mise
en œuvre de cette donnée première et générale, je
veux dire dans la formation des traits de détail
de la légende, on a mis souvent à contribution les
documents sacrés. C'est ainsi que l'histoire de Joa-
chim et d'Anne, parents de la Vierge Marie, est
calquée d'assez près sur ce que le troisième de nos
Évangiles canoniques raconte d'Elisabeth et de Za-
charie * et en partie aussi sur ce qui est rapporté,
dans r Ancien-Testament, d'Elkana et d'Anne, le
père et la mère de Samuel ^. C'est ainsi encore que
dans ce qu'on raconte dans l'Évangile arabe , des
guérisons opérées parles langes dans lesquels l'en-
fant Jésvis avait été enveloppé ^, on a imité le récit
de la guérison de la femme qui toucha le bord du
manteau du Seigneur ^.
On a aussi plus d'une fois tenu compte des tra-
ditions répandues parmi les Juifs. La légende de
la descente du Seigneur aux enfers entre autres
contient une foule de traits imités des légendes
juives. Ce qu'on y dit des instructions que Seth
avait reçues de l'archange Michel, est emprunté, à
ce qu'il parait, à un livre apocryphe attribué à
Esdras ^. C'était également une opinion générale
^ . Luc, I, 5-25, 57-84 .
2 • 4 Samuel, i, 4-41.
3. Évangile arabe, chap. 30, 33, 34.
4. Matth., IX, 20-22.
5. Dictionnaire des apocryphes, 1. 1, col. 387-389.
t!0 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
parmi les Juifs, qu'Adam ressusciterait le premier
d'entre les morts. Citons encore l'explication que
l'enfant Jésus donne à Zachée , dans l'Évangile
de Thomas, des mystères contenus dans les let-
tres de l'alphabet *. La cabale, dont au moins les
premiers éléments remontent très-vraisemblable-
ment aux premiers siècles de l'ère chrétienne, atta-
chait une grande importance à des explications de
ce genre et trouvait dans les lettres de l'alphabet
une foule de sublimes mystères; on en a la preuve
dans les chapitres 2-5 du Sepher Jetzira.
Un certain nombre des légendes des Évangiles
apocryphes orthodoxes se sont formées sous l'in»
fluence de doctrines ecclésiastiques. Si l'on a fait
de Joseph un vieillard de quatre-vingt-dix ans, au
moment où il reçut Marie dans sa maison, si Ton
raconte qu'il ne fut pas son époux, mais son tuteur,
et comme un second père à la garde duquel les
prêtres la confièrent, si on lui a donné une pre-
mière femme de laquelle il avait eu des fils et des
filles, c'est uniquement par suite de la croyance de
plus en plus dominante que la mère de Jésus était
restée vierge après avoir mis le Seigneur au monde,
comme elle l'était auparavant. Les Évangiles par-
lent des frères et des sœurs de Jésus; on répondit
1. Évangile de Thomas^ chap. 6; Évangile arahe^ cbap. 48.
Irénée, adv, hœres» lib. I, cap. 210.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES «71
à l'objection qu'on pouvait tirer de là contre la
constante virginité de Marie, en faisant naître ces
frères et ces sœurs d'un premier mariage de
Josepli.
L'histoire de l'ascension d'Hénoch et d'Élie, en-
levés au ciel sans avoir passé parla mort, était en
opposition avec la doctrine du péché originel. La
mort esl la conséquence du péché d'Adam ; tous
les hommes doivent mourir, parce que tous ont
péché en Adam, c'est l'apôtre saint Paul qui le
dit *, et voilà cependant deux des descendants
d'Adam qui ne sont pas morts. Oh para à cette dif-
ficulté par la légende qu'à la fin des jours Hénoch
et Élie reviendraient sur la terre et subiraient le
sort commun de toute la race humaine *. Celte lé-
gende paraît avoir été regardée comme fort impor-
tante; elle est du moins reproduite dans deux
Évangiles qui sont entièrement indépendants Tun
de l'autre, savoir, dans l'histoire du charpentier
Joseph (ch. 31) et dans l'Évangile de Nicodème
(ch. 25).
4. 4 Corinth.yXV, 22,
5. Celte légende n'existait pas encore ati n« siècle. Dans
les Quœstiones et re^pomiones ad orthodoxos^ quœst. 32, il n'est
nullement question de la mort future d'Hénoch et d'Élie; ils y
sont, au contraire, déclarés Immortels, parce qu'ils n'ont pas
desobéi à Dieu, k mort n'étant le résultat que de la déso-
béissance aux prescriptions divines. Justini Jlfartyris ofera^
p. 411, A. .
172 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Certains détails de ces légendes ont été inspi-
rés par le désir de mettre la tradition évangélique
en parfait accord avec des croyances universelle-
ment admises par les chrétiens. J'en citerai un
exemple.
Jésus, en sa qualité de Messie, devait descendre
de David. Il est désigné en effet plusieurs fois dans
les Évangiles canoniques comme le fils du roi-pro-
phète *. Saint Matthieu et saint Luc avaient-ils cru
établir cette filiation en rapportant la généalogie
de Joseph ? Probablement, car autrement on ne
s'expliquerait pas du tout la présence d'une pièce
de ce genre dans leurs écrits. On s'aperçut plus
tard qu'elle ne prouvait rien quant à la descen-
dance du Seigneur, puisque aucun lien de pa-
renté ne le rattachait à Joseph. Si Jésus descend
de David , ce dont aucun chrétien ne doutait^ ce
ne pouvait être que par sa mère »• Mais il n'y a
pas, dans les Évangiles canoniques, un seul mot
sur la tribu à laquelle appartenait Marie. Il fallut
suppléer à ce silence. On n'y songea que fort tard.
Saint Augustin fut-il le premier à comprendre que,
pour affirmer l'origine royale de Jésus, il fallait se
rattacher à la filiation maternelle? ou était-il seu-
lement l'écho d'une opinion déjà répandue de son
4 . Matth., IX, 27; xv, 22; xx, 30, 31; Marc, x, 47, 48; Luc,
xvm, 38, 39; J«an, vu, 42.
2. Strauss, Nouvelle vie de Jésus, t. Il, p. 42. j
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES ÎTS
temps? Je ne sais, mais il est certain qu'il protesta
avec force contre le manichéen Faustus qui, sur la
foi d'un Évangile apocryphe, assurait que Joachim,
le père de Marie, appartenait à la tribu de Lévi *.
Cet ouvrage, niétantpas canonique, ne pouvait pas,
disait saint Augustin, le contraindre, et il était dis-
posé à admettre les hypothèses les plus aventurées
sur Joachim ou ses ascendants plutôt que de re-
noncer à croire que le sang royal eût coulé dans ses
veines '. Il fallait à tout prix que la sainte Vierge
fût de la tribu de Juda et de la famille de
David. Au vi« siècle, la légende a suppléé au si-
lence des Évangiles canoniques, et l'Évangile apo-
cryphe de la Nativité de Marie commence par ces
paroles : « La bienheureuse et glorieuse Marie
toujours vierge , de la race royale et de la
famille de David, etc. »
4 . On ne sait quel est cet Évangile.
2. Ac per hoc illud quod de generatione Mariœ Faustus po-
suit quod patrem habuerit ex tribu Levi, sacerdotem quemdam
nomine Joachim, quia caoonicum non est, non me constringit;
sed etiam si hoc crederem, ipsum potius Joachim dicerem ali-
quomodo ad David sanguinem pertinuisse, et aliquomodo ex
tribu Juda in tribum Levi fuisse adoptatum, vel ipsum vel ejus
atiquem progenitorem^ vel certe in tribu Levi ita natum, ut de
stirpe David consanguinitatem aliquam duceret. Augustin,
Opéra, t. VIIl, col. 656; Contra Faustum, lib. XXIil, cap. 9.
18
274 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
§2.
Des souvenirs historiques, conservés par la tra-
dition, n'ont-ils pas eu quelque part à la formation
de ces légendes? On l'a prétendu; mais je ne sau-
rais le croire. Le père et la mère de Marie ne sont
désignés dans aucun document par d'autres noms
que par ceux de Joachim et d'Anne . * Est-ce là un
indice, comme on l'a soutenu, que ces noms^
transmis par une tradition constante, avaient bien
réellement appartenu aux personnages auxquels on
les donne ? En aucune manière. Si la perma-
nence d'une tradition suffisait pour en garantir
la vérité historique, on ne devrait pas s'ar-
rêter aux noms de Joachim et d'Anne ; il faudrait
également tenir pour des faits réels que le soldat
qui perça Jésus de sa lance s'appelait Longin, et la
femme guérie d'une perte de sang, Véronique; que
Joseph était presque centenaire quand il fut uni à
Marie ; que les mages qui vinrent de l'Orient adorer
l'enfant Jésus, étaient au nombre de trois, ni plus
ni moins, etc. Si ces deux derniers traits sont des
fictions manifestes^ des fictions dont l'origine n'est
i. Le père de Marie est désigné chez les Arabes sous le nom
d'Âmran, Le Coran, trad. par Savary, 1. 1, p. 53; mais ce nom
ne se retrouve dans aucune tradition d'origine chrétienne.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES «76
pas douteuse et s'explique sisément*, le caractère de
permanence d'une légende ou de quelque détail
d'une légende ne peut être une présomption de sa
valeur historique. Le nom d'Anne pourrait bien
avoir été emprunté à la prophêtesse qui reçut l'en-
fant Jésus dans ses bras ' et plus probablement
encore à la mère de Samuel ^, dont l'histoire a servi,
en plusieurs points, de modèle à celle de la mère
de la vierge Marie, et celui de Joachim attribué à
son père par suite de quelque circonstance acci-
dentelle, dont le souvenir ne s'est pas conservé.
Peut-être aussi pourrait-on, en tenant compte du
sens étjrmologique de ces noms, supposer, avec
BoUandus, qu'ils -ont été donnés aux parents de
4 . Joseph a été présenté comme un vieillard^ d'un côté, pour
établir (pi'il avait déjà de nombreux eofants , et , d'un autre
côté, pour rendre encore plus certain qu'il avait été étranger
à la naissance de Jésus. Quant aux mages, ce sont vraisem-
blablement, d'après Le Nain de Tiilemont, les trois présents
offerts par eux à l'enfant Jésus, qui ont donné lieu de dire
qu'ils étaient au nombre de trois. Mémoires pour servir à l^his"
toire ecdésiastùiue, t. I, p. 455. 41 est plus probable encore
que le sens mystique que Ton attachait au nombre trois est
entré pour quelque part dans cette détermination du nombre
des mages. EnQn, on voulut aussi voir en eux des représentants
des trois grandes nations de l'Orient. C'est bien évidemment
dans cette intention que l'un d'eux est présenté d'ordinaire
soud les traits d'un nègre; il venait au nom des Éthiopiens
reconnaître la divinité du Sauveur, comme les deux autres au
nom des Arabes et des Perses.
2. Luc, u, 36.
3. i Samuel, i, 10, 41, 49 etsuiv.; u, 4, 44.
276 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Marie pour marquer qu'ils sont les antécédents
directs et, en un certain sens, les préparateurs de
l'économiede la grâce. Anne signifie, en eflTet, la
grâce, et Joachim *, Dieu a dressé, a préparé 2.
La légende a dû nécessairement donner des
noms aux personnages qu'elle mettait en scène. Et
si les noms d'Anne et de Joachim sont toujours attri-
bués aux parents de la Vierge, c'est que la fable
de la sainte famille se répandit de bonne heure
parmi les chrétiens et ne varia plus que dans quel-
ques détails insignifiants. Il n'est pas une seule
donnée historique qui permette de supposer que ces
noms n'aient pas été imaginés en même temps que
le fond même de la légende, ifout nous oblige à
croire que le souvenir des ascendants de Jésus
n'existait déjà plus à la fin du premier siècle.
C'était' de la personne et de l'enseignement du Sau-
veur, de l'œuvre qu'il avait accomplie, que les
apôtres avaient à répandre la connaissance. L'his-
toire de sa famille était entièrement en dehors de
ce cadre, n'y avait rien à faire, et avec d'autant
plus de raison que les cÊrétien^ ne tardèrent pas à
regarder Jésus, non comme le fils d'un homme,
mais comme le fils de Dieu et que dès lors les liens
4. En hébreu a">pn^ a"»D">T> ou a">piW; dans les LXX,
'leoaxifji,, Deu8 erexit^ ou encore Deus stat,
2. Le Nain de Tillemont, Mémoires pour servir à ^histoire
ecclésiastique, t. I, p. 483.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES t77
qui Tavaient rattaclié à l'espèce humaine étaient
chose indifférente, sans la moindre importance. Le
quatrième Évangile se borne à parler de Tincarna-
tion du Verbe en termes métaphysiques, et Tauteur
de Tépître aux Hébreux le compare à Melchisédec,
qui était sans |)ère et sans mère*. La généalogie
de Joseph n'a pris place, dans le premier et le troi-
sième Évangile, que parce qu'il convenait d'établir
que Jésus descendait de David, le Christ devant,
suivant les croyances messianiques des Juifs, être
de la race du roi-prophète. Le nom de Marie,
quoique cité plus d'une fois dans les récits évangé-
liques^, resta longtemps dans l'ombre; on parle de
la naissance miraculeuse du Christ, c'était une
preuve de sa mission divine; on s'occupe fort peu,
ou, pour mieux dire, pas du tout de sa mère. Ce
n'est que quand les pratiques ascétiques se glissent
dans le christianisme, quand on se met, à l'exemple
des ascètes de l'Egypte et de l'Asie, à attacher une
valeur morale à la virginité, que le nom de Marie
reparaît avec éclat, et depuis ce moment grandit
sans cesse.
On chercherait en vain dans les légendes dont se
composent les Évangiles apocryphes orthodoxesf, en
4 . Hébreux, viii, 3.
2. Mais jamais avec le sentiment de vénération profonde qui
se montre dans les Évangiles apocryphes orthodoxes, et même
parfois peu révérencieu sèment. Matth,, xii, 46-50; Jean, n, 4.
rs ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
dehors des quelques passages empruntés aux Évan-
giles canoniques, le moindre fait réellement histori-
que. Les mœurs, les idées, les sentiments des chrétiens
deTâgeapostoliquey font complètement défaut. Ces
écrits sont une preuve aussi triste qu'incontestable
de la rapidité avec laquelle le christianisme primi-
tif dégénéra et tomba dans la vulgarité et la super-
stition. Toutes les légendes relatives à la famille de
Jésus en relèvent la position sociale ; Joachim est
un homme très- riche; Anne, sa femme, a une
suivante, une sorte de dame de compagnie; Joseph
est tantôt un prêtre, exerçant accessoirement, et
paur sa seule satisfaction, Tétat de charpentier,
tantôt Tentrepreneur en chef des travaux d'entre-
tien du temple. Cette vanité puérile n'était pas
dans l'esprit juif. Les rabbins les plus illustres
avaient exercé des métiers manuels, sans que leur
dignité s'en trouvât blessée *. Ce sentiment n'avait
pas été moins étranger aux chrétiens de l'âge
apostolique', Dans le principe, le christianisme
avait été la religion des faibles, des pauvres ; il s'en
4 . Hillel avait, pendant quarante ans, vécu du travail de ses
mains. C'était d'ailleurs une coutume sanctionnée par la religion
en Israël, d'enseigner un état aux enfants^ quelle que fût leur
position de fortune. Quicunque filium suum, dit le Talmud,
non docetaliquod opificium est ac si doceret eunTlatrocinium.
Tosaph, in Kiddusch 1. Winer^ Bihlisch, Redworterbuch^ article
Handwerke,
5. Gomme Hillel, saint Paul avait vécu de son travail. Son
métier était de faire des tentes. Actes^ zvin, 3.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 279
faisait gloire. On n'aurait pas pensé alors à vanter
la richesse et la position relevée de la famille du
Seigneur.
Une piété puérile, mesquine, déjà semblable à
celle qui fleurira plus tard dans la vie cénobitique
et monacale, tient une grande place dans presque
toutes les légendes des Évangiles apocryphes ortho-
doxes, principalement dans celles qui sont relatives
à la sainte Famille. Joseph et Marie, et avant eux
Joachim et Anne, sont des gens confits en dévotion.
On leur prête des habitudes dévotes, étrangères
aux mœurs juives et fort différentes de la mâle
piété des premiers chrétiens.
Pilate n'est plus ici le chevalier romain scep-
tique et incrédule, qui se rit de la simplicité de
ceux qui croient à la vérité. Il tient fort à s'instruire
et ne demande pas mieux que de se convaincre de
la divinité de Jésus. Il connaît à fond l'histoire des
enfants d'Israël, et, du haut de son tribunal, il
adresse aux ennemis du Christ des reproches
dignes d'être mis dans la bouche d'un prophète*.
Dans sa relation à Tibère de la condamnation du
Seigneur, il parle en chrétien et confesse que les
miracles de, Jésus sont bien autrement grands que
ceux des divinftés païennes.
Il n'est pas une seule de ces légendes qui se soit
1 . Évangile de Nkodème, ix ; plusieurs des passages de celte
allocution sont tirés de rËcriture sainte.
fSO ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
formée tout d'une pièce. Sur un premier fond se
sont déposées des couches successives. Chacune
d'elles a crû avec le temps, jusqu'à ce qu'elle ait
atteint son dernier degré de développement.
Crescit eundoj c'est la loi générale de la forma-
tion de la tradition. 11 importe même de remarquer
qu'elles n avaient pas toutes, au moment où elles
furent recueillies dans les Évangiles apocryphes
orthodoxes, reçu leur forme définitive. Il en est
plusieurs qui continuèrent plus tard de s'étendre et
de grandir, comme aussi il en naquit de nouvelles
qui sont par cela même étrangères à ces Évangiles
Il convient de donner une idée du mode de foi-
mation de ces légendes. Ne pouvant les examiner
toutes,, j'en prendrai deux pour exemples : celle
qui est relative à saint Joseph et celle de la des-
cente de Jésus-Christ aux enfers. La première
avait atteint tout son développement, quand elle
fut recueillie dans l'histoire du charpentier Joseph;
la seconde n'est, dans la seconde partie de l'Évan-
gile de Nicodème, que sous ce qu'on peut appeler
sa forme moyenne, elle ne se compléta que plus tard.
Les Évangiles canoniques ne nous apprennent
pas autre chose de Joseph sinon qu'il appartenait
à la famille de David, et qu'il était un artisan * . Il n'y
a pas un seul mot qui puisse faire supposer une
4. Voyez dans l'appendice no 5.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 281
différence d'âge considérable entre lui et Marie.
C'est par ce dernier point que la légende commença.
Il est aisé d'en comprendre la raison. Il fallait
mettre hors de tout doute la virginité constante de
Marie; c'était y réussir en grande partie que de pré-
senter Joseph comme un vieillard de plus de quatre-
vingt-dix ans. 11 n'était plus dès lors que l'époux
nominal de la sainte Vierge, ou, pour mieux dire,
il était son tuteur plutôt que son époux. Tous les
Evangiles apocryphes orthodoxes sont unanimes sur
son grand âge. Cet accord est une preuve que ce fut
là le point de départ de la légende qui le concerne.
Une seconde couche ne tarda pas à se déposer
sur ce premier fait. Dans le Protévangile, les prê-
tres convoquent tous les Israélites veufs, pour
choisir Tépoux auquel la sainte Vierge sera unie ^
Pourquoi donc les veufs? C'est qu'on avait be-
soin d'expliquer que ceux qui, dans les Évan-
giles canoniques, sont appelés les frères de Jésus '
n'étaient pas en réalité ses frères. Comment au-
raient-ils pu l'être, Marie étant toujours restée
vierge? On n'avait pas encore imaginé de préten-
dre qu'ils étaiont les cousins du Seigneur. Cette der-
nière explication, qui ne date que de Jérôme ^, au-
1. Protévangile, chap. 8. Dans VÉvang. du Pseudo-Matth,^
chap. 8, Joseph déclare qu'il est vieux et qu'il a déjà des en-
fants.
2. Matth,, XII, 47; xiii, 55; Marc, m, 32; Luc, viii, 20.
X3. Jérôme, EpUt. ad Helvidiam, S 7 et 8, Augustin, Adv,
S8S ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
rait rendu inutUe la légende du grand âge et du
premier mariage de Joseph. Que sont donc ces
frères de Jésus ? tout simplement des enfants issus
de ce premier mariage de Tépoux de la sainte
Vierge. Il fallait en conséquence qu'il fftt veuf,
puisqu'il devait avoir des enfants quand il épousa
Marie.
Toute cette histoire est encore vague. Elle se pré-
cisa peu à peu ; on y mit des dates, des noms pro-
pres, en un mot, tout ce qui constitue la réalité
vivante. Ces détails étaient arrêtés quand fut écrite
rhistoire du charpentier Joseph. On y raconte en
effet que ce saint personnage avait contracté son
premier mariage à l'âge de quarante ans, qu'il avait
vécu quarante-neuf ans avec sa première femme,
qu'il était âgé de quatre-vingt-neuf ans, quand Ma-
rie lui fut confiée, qu'il ne devait l'épouser que trois
ans après, et que c'est avant l'expiration de ces trois
ans que Jésus naquit, par conséquent avant qu'il
fftt l'époux de la sainte Vierge. On n'avait d'abord
parlé que des fils de Joseph ; on se ravisa plus
tard, 11 est question dans les Évangiles canoniques,
non pas seulement des frères de Jésus, mais aussi
de ses sœurs *. On donna donc aussi des filles à
Fauiitm, lib. XXII, §. 35. In Joann, Homil. X. Pierre Chry-
sologue, 8ermoi9, dans Opéra, ëdit. Theoph. Raynaud, Paris,
4639, p. 45. C'est celte opinion que l'Église a déûnitivement
adoptée.
4. Matth.f XIII, 56; Marc, vi, 3.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES S83
Joseph. Il se trouva alors qu'il avait eu de son pre-
mier mariage quatre fils, Jude, JusteJS Jacques et
Simon, et deux filles, Assie et Lydie ',
La légende n'est pas encore complète; il y
manque un détail. Il n'est parlé de Joseph dans les
Evangiles canoniques que dans les premiers chapi-
ires^. Plus tard, quand Jésus eut entrepris sa
grande mission de révélateur, il n'est plus fait
mention que de sa mère, de ses frères et de ses
sœurs. Et Joseph? sans doute il était mort, puis-
qu'on n'en parle plus; et cela était dans l'ordre de la
nature, puisqu'il était tellement âgé, quand il fut
uni à la sainte Vierge. On pouvait donc raconter
l'histoire édifiante de ses derniers moments; c'est ce
qu'on ne manqua pas de faire ; l'histoire du char-
pentier Joseph en est, comme on l'a vu, le récit.
La légende de saint Joseph se trouva ainsi com-
plète.
La légende de la descente de Jésus-Christ aux
enfers mit plus de tempsàatteindre sa forme parfaite;
elle passa par des phases mieux marquées que la pré-
cédente. Le point de départ en est dans un passage
fort obscur de la première épltre de saint Pierre.
Jésus-Christ, y est-il dit, alla prêcher aux esprits
4 . On trouve Jozes au lieu de Juste dans Matth,^ xiii, 55.
2. Hist, du charpentier Joseph, chap. S.
3. MMh., I, 46, 18, 49, 20, 24; ii, 43, 44; Luc. i, 27; ii,
3, 46, 43; m, 23; jv^22; Jean, i, 45; vi, 42.
Î84 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
qui sont en prison, lesquels autrefois, du temps de
Noé, furent désobéissants *. Le sens de ces paroles
semble déterminé par cette déclaration de l'auteur
de cette épître, au chapitre suivant : « L'Évangile
a été prêché à ceux qui sont morts, afin qu'après
avoir été condamnés selon les hommes dans la
chair, ils menassent selon Dieu une vie spiri-
tuelle *. » On peut conclure de là que, dans l'in-
tervalle qui s'écoula de sa mort à sa résurrection,
Jésus-Christ annonça l'Évangile du salut à ceux
qui étaient détenus dans le sombre empire de la
mort.
Cette croyance avait déjà pris une forme plus
précise au milieu du second siècle. Justin Martyr
la trouve exprimée de la manière suivante dans un
prétendu passage de Jérémie, qu'il accusait les
Juifs d'avoir fait disparaître des écrits de ce pro-
phète : « Le Seigneur Dieu, y était -il dit, s'est
souvenu de ses morts d'Israël,, qui sont endormis
dans la terre des tombeaux, et il est descendu vers
eux pour leur faire connaître la bonne nouvelle du
salut *. » Ceux auxquels Jésus-Christ se serait
adressé dans les enfers sont déterminés avec plus
de précision que dans la première épître de saint
Pierre ; mais le fond de la croyance est le même.
1. 1 Pierre, m, 48-20.
ï. Ibid,, IV, 6.
3. Juslin Mdrtyr, Dialog, cum Tryph.y § 72.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 285
Irénée l'entend dans le même sens *, et de son côté
Tertullien assure que ce n'est pas seulement pour
satisfaire à la loi générale qui pèse sur Thuma-
nité que le Christ est descendu aux enfers, mais
que c'est encore pour s'y faire connaître aux pa-
triarches et aux prophètes et les mettre en état
d'avoir part aux bénéfices de son œuvre *.
Clément d'Alexandrie élargit le cercle, sans
toutefois le briser. Aux hommes pieux de l'An-
cienne Alliance auxquels le Sauveur se manifeste,
il joint les hommes justes d'entre les païens, s'ap-
puyant sur cette raison que Dieu ne fait pas accep-
tion de personne, et que le juste ne diflfère pas
du juste, qu'il soit grec ou "qu'il vive sous la
Loi 3.
Quoi qu'on pense de la vérité historique de la
descente de Jésus-Christ aux enfers, on ne saurait
méconnaître que l'explication qu'en donnent les
écrivains ecclésiastiques du second et du troisième
siècle ne soit une grande et belle conception; et
l'on ne peut qu'applaudir à ces paroles de Cyrille
de Jérusalem : « Voudriez- vous faire participer
4 . Nunc autem tribus diebus conversalus est , ubi erant
mortui. Irénée, Adv. hœres., lib. V, cap. 31. Et propter hoc
Dominum in ea quae sunt sub terra, descendisse, evangt-lizan-
tem ot illis adventum suum, remissione peccatorum existente
his qui credunt in eutn. Irénée, ibid,, lib. IV, cap. 27.
2. Tertullien, de Anima, § 7, 55 et 58.
3. Clément d'Alex., Strom., lib. VI, cap. 6.
286 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
les vivants aux fruits de la grâce et en priver ceux
qui ont vécu antérieurement ^ ? »
Mais au iv^ siècle, cette pensée élevée n'est pins
comprise. Le sens ecclésiastique s'est développé
dans la même proportion que le sens philosophique
s'est amoindri- Encore un peu, et les sages de l'an-
tiquité seront rejetés avec dédain, avec tous les in-
crédules, aux peines éternelles. L'œuvre de Jésus-
Christ aux enfers tourne au concret plus qu'au spi-
rituel, Qu'a-t-il été faire dans les lieux souterrains?
Achever la défaite de Satan , anéantir sa puis-
sance, briser son empire et arracher de ses mains
les patriarches et les prophètes qu il retenait dans
ses ténébreuses demeures. Quant au reste des hom-
mes, on ne s'en occupe plus.
C'est dans ce sens grossier que la légende de la
descente de Jésus-Christ «lUX enfers est exposée
dans les sermons des orateurs chrétiens du rf^siède.
Elle est devenue un thème de rhétorique. Les
prédicateurs en parlent fréquemment, les théolo-
giens très-rarement; Chrysostome, Cyrille de Jéru-
salem, Eusèbe d'Émèse, Éphrem, d'autres encore,
représentent en termes énergiques et pompeux,
Satan vaincu, écrasé sous les pieds du Sauveur, la
Mort, jusqu'alors reine des épouvantements, frappée
à son tour de terreur, les portes d'airain de l'enfer
4. Cyrille de Jérusalem, Opéra, ëdit. Milles, Ozford, 470S,
p. 53, Cateches.y IV, g 8.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES «7
arrachées et brisées, et au-dessus de ces ruines du
royaume souterrain, le Christ victorieux emme-
nant avec lui, vers les demeures éternelles, tous
les hommes pieux de l'Ancienne Alliance.
C'est à ce point de développement que l'auteur
de la seconde partie de TÉvangile de Nicodème
recueillit cette légende. Elle ne s'arrêta pas là ce-
pendant. Il y avait une lacune dans ce tableau.
Grégoire de Nazianze semble s'en être aperçu le
premier. Jésus-Christ tira-t-il des enfers tous les
morts sans exception ou seulement ceux qui avaient
cru *? Poser cette question, c'était la résoudre. Il
est évident que les justes seuls avaient pu être déli-
vrés. Et les autres? Ils restèrent certainement sous
la puissance de la Mort et de Satan.
Les demeures souterraines n'avaient donc pas
été détruites en entier. Une partie en existait en-
core, celle où étaient les impies, les incrédules, les
pécheurs endurcis, les grands criminels. L'enfer se
composait, on ne saurait en douter, de deux dépar-
tements distincts. Il ne pouvait se faire que les
hommes pieux de l'Ancienne Alliance, que même
les pécheurs repentants ou disposés à la repen^ance,
eussent été confondus dans un môme lieu, avec les
hommes pervers, incapables de revenir au senti-
ment du bien, condamnés à des tourments mérités.
4 . Grégoire de Nazianze, Oratio 42 in Pascha,
«88 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Le Sauveur avait brisé les portes de la demeure
souterraine où les premiers avaient été retenus
jusqu'alors; il avait laissé les seconds dans la téné-
breuse prison où ils continuent à subir les peines
dues à leurs crimes.
C'est sous cette nouvelle forme que la légende de
la descente de Jésus-Christ aux enfers est mise en
œuvre dans les Actes de saint André et de saint
Paul, dont M. •Dulaurier a traduit un fragmerit
du copte. Saint Paul, qui a pénétré dans les profon-
deurs de Fabîme, raconte à saint André ce qu'il y
a vu, et termine son récit en ces termes : « J'ai vu
» les rues de TAmentès désertes, personne ne les
» habitait, et les portes que le Seigneur avait bri-
» sées étaient en morceaux. Tu vois ce fragment de
» bois qui est dans "ma main et que j'ai rapporté
» avec moi; il formait le seuil des portes que le
» Seigneur a détruites. J'aperçus aussi dans une
» partie de T Amentès un grand espace dont la vue
» était agréable. En ayant demandé la destination,
» on me répondit : C'est là qu'habitaient Abra-
» ham, Isaac, Jacob et tous les prophètes. J'en-
» tendis ensuite une multitude de coupables criant
» et gémissant dans un autre endroit ; mais je ne
» pus les apercevoir. Ayant demandé alors quels
» étaient ces lieux, on me dit que c'étaient ceux où
» le Seigneur n'avait pas pénétré lors de sa des-
» cente ; c'est le séjour des pleurs et des grince-
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 289
» ments de dents ; c'est là où vont les meurtriers,
» les empoisonneurs, ceux qui précipitent les en-
» fants à Peau *• »
Tel est aussi le sens dans lequel saint Augustin
entend cette légende. Jésus-Christ descendit aux
enfers, d'après lui, pour en retirer Adam, les pa-
triarches, les prophètes et les autres justes qui n'y
avaient été renfermés que par suite du péché origi-
nel. Quant aux hommes, auxquels, en outre de ce
péché originel, on avait à reprocher quelque faute
capitale. Us avaient été laissés dans les peines du
Tartare ; le Sauveur avait ainsi en partie détruit
Tenfer, et en partie il l'avait laissé subsister ^.
Ajoutons enfin que, bientôt, après cette légende
fut rattachée à la doctrine du purgatoire, avec la-
quelle elle n'était pas sans analogie, La partie de
l'enfer de laquelle le Sauveur avait retiré les
hommes pieux de l'Ancienne Alliance, devint le
4 . Fragments traduits du copte par Jf . Dulaurier, p. 28 et
2. Descendit ad inferna, ut Adam protoplastum, et patriar-
cbas, et prophetas, omnesque justes, qui pro originali peccato
ibidem detinebantur, liberaret; et ut de vinculis peccati ab-
solulos, de eadem captivitate et inferni loco suo sanguine re-
demptos, ad supremam patriam et ad perpétuée vitae gaudia
revocaret. Reliqui qui supra originale peccatum principalem
culpam commiserunt, ut asserit Scriptura, in pœnali tartaro
remanserunt..... Partim roomordit infernum pro parte eorum
quos liberavit; partim reliquit^ pro parte eorum qui pro prin-
cipalibus criminibus in tormentis remanserunt. Augustini opéra,
i. VI, coU 1740; Sermo de SymhoU), § 7.
19
WO ÉTUDES SUR L,ES ÉVANGILES
séjour temporaire des hommes pieux de la Nou-
velle, qui allaient s'y purifier jusqu'à ce qu'ils eu
fussent délivrés à leur tour comme l'avaient été
. avant eux ceux des Israélites qui avaient été fidè-
les à la Loi *.
§3.
Il faut chercher la patrie des légendes recueil-
lies dans les Évangiles apocryphes orthodoxes non
en Occident, mais dans les Églises de l'Orient.
C'est des Grecs qu'elles passèrent aux Latins, qui
pendant longtemps ne les connurent qu'imparfaite-
ment, et tinrent la plupart d'entre elles pour des in-
ventions des hérétiques. Saint Augustin s'en dé-
fiait, peut-être parce qu'il voyait les Manichéens en
faire usage, et à la -même époque, Innocent P' les
repoussait, en condamnant les écrits apocryphes
qui les contenaient ^. Quelques-unes, il est vrai,
étaient admises sans contestation ; mais on en fai-
sait peu d'usage. On a vu que TertuUien, et après
lui saint Augustin, n'élèvent pas le moindre doute
sur celle de la descente de Jésus -Christ aux en-
fers. Cependant , tandis que les prédicateurs grecs
i . G. Holger Waage, De œtate articuli quo in symhoîo apos^
tolicQ traditur Jesu Christi ad inferos descenaus, commentatio^
p. 154.
â. Epistola ad Exsuperium*
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES Mi
du' IV® siècle en font fréquemment de brillants ta-
bleaux dans plusieurs de leurs sermons, les écri-
vains ecclésiastiques de l'Occident sont, sur ce sujet,
de la plus grande sobriété. Tertullien n'en fait
mention dans aucune de ses règles de foi; je
crois même qu'il n'en parle que dans le passage
que j'ai rapporté plus haut, et saint Augustin ne
l'expose que dans un seul de ses sermons De Sym-
bolo^ ; dans les autres Un'en dit rien, et quoiqu'il ait
retouché le Symbole des apôtres usité dans les
Églises d'Afrique, il ne paraît pas avoir eu un seul
moment l'intention de l'y introduire. Ce fut près
d'un siècle après lui, qu'on y inscrivit l'article
Descendit ad inferna, « il est descendu aux en-
fers, » qui ne se trouvait auparavant que dans
le Symbole des apôtres de l'Église d'Aquilée.
Dans l'Orient, au contraire, ces légendes furent
connues de bonne heure; elles y devinrent très-
populaires. On en a la preuve dans le grand nom-
bre d'Évangiles apocryphes grecs , syriaques ,
coptes, dans lesquels elles furent recueillies. On
peut supposer avec quelque vraisemblance' que
c'est là où elles se propagèrent d'abord, qu'elles
avaient pris naissance.
On a d'autres raisons de le croire.
\ . Tai cilé plus haut ce qu'il en dit. Ce sermon est le pre-
mier quMI composa; il est de Tannée même où il fut ordonné
prêtre.
m ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Les mœurs et les usages qui sont supposés dans
. plusieurs des légendes rapportées dans les Évangiles
apocryphes orthodoxes, principalement dans les
Évangiles de l'Enfance, appartiennent à TOrient.
Ce n'est que là que des enfants peuvent jouer sur
les toits des maisons, qui sont toujours surmontées
d'une terrasse ' . Ce n'est que dans la Syrie et dans
l'Arabie qu'un homme riche peut garder lui-même
ses troupeaux, comme il est raconté de Joachîm ^.
Ce n'est que parmi les Juifs qu'une grande dou*
leur se manifeste par les démonstrations auxquelles
se livre Joseph, en s'apercevant que Marie est en-
ceinte 3. Ce n'est encore que parmi des descen-
dants d'Israël qu'a pu se former la légende de Za-
chée. L'idée d'attribiier une valeur et un sens
mystique aux lettres de l'alphabet leur appartient
en propre. NuUe autre part que dans les écoles
rabbiniques, on n'a cherché des mystères dans les
ornements des manuscrits et tenu compte des traits
intérieurs, aigus, écartés, redoublés, dont se com-
posaient les caractères de l'écriture ou dont la cal-
ligraphie, si estimée en Orient, les embellis-
sait *•
On pourrait môme arriver à un plus grand
1. Evangile de Thomas, chap. 9.
2. Protévangile, chap. 4.
3. Ibid,, chap. 43.
4. Évangile de ThomaSy chap. 6 et 44.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 293
degré de précision, et répartir les diflFérents groupes
de ces légendes entre les diverses Églises de
rOrient. A certains traits caractéristiques, il me
semble qu'on peut reconnaître une origine syria-
que à la plupart de celles qui sont relatives à la
sainte Famille, tandis que d'autres traits paraissent
indiquer que celles qui se rapportent à la Passion
ont pris naissance à Alexandrie ou dans T Asie-
Mineure. Les légendes qui se rattachent au
nom de Pilate sont empreintes d'un sentiment hos-
tile aux Juifs, qui trahit une origine ethnico-chré-
tienne. Ce n'est guère que parmi des chrétiens sortis
du sein du paganisme qu'on pouvait dépeindre le
procurateur romain, un païen, comme plus favora-
ble à la cause chrétienne que les enfants d'Israël, et
représenter ceux-ci sous les plus noires couleurs,
comme on le fait dans les Actes et les diverses Let-
tres de Pilate. Les Évangiles de l'Enfance, au
contraire, ne renferment pas la moindre allusion
blessante pour les descendants d'Israël; on ne
semble pas même les y tenir pour des ennemis du
christianisme.
Quelques détails semblent indiquer pour ces der-
nières une origine judéochrétienne. On ne saurait
en douter pour la légende de Zachée. Elle est tout
à fait probable pour celle de la naissance de Jésus
dans une caverne. J'ai déjà fait remarquer qu'elle
est connue de Justin Martyr, et ce Père de l'Église
294 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
tenait, selon toutes les vraisemblances, ses pre-
mières notions chrétiennes des chrétiens de la Sa-
marie ou des contrées voisines.
Les légendes relatives à la sainte Famille parais-
sent être parties de la Syrie, pour s'étendre de là
dans l'Arabie, dans la Parse et dans l'Egypte.
Elles constituent encore le principal fond des
croyances chrétiennes des quelques communautés
qui s'y sont maintenues. Elles y éclipsèrent de
bonne heure et presque si complètement la tradi-
tion canonique, que c'est presque uniquement dans
ces légendes que les musulmans ont puisé ce qu'ils
racontent de l'histoire primitive du christianisme.
Enfin on a quelque raison de supposer que la
plupart des plus anciens Évangiles de l'Enfance
ont été composés par des chrétiens appartenant à
des Églises judaïsantes, qu'ils ont même été écrits
primitivement en syriaque. Le nom de Jacques, au-
quel est attribué le Protévangile, était en vénéra-
tion dans ces Églises. L'Évangile arabe a eu
sans le moindre doute pour premier fond des docu-
ments syriaques. Diverses circonstances semblent
indiquer que celui de Thomas était primitivement
écrit dans cette langue. Le texte grec que nous en
avons, porte tous les caractères d'une traduction;
le style embarrassé, confus, incorrect, de plusieurs
passages, en semble un indice certain *.
<. Borberg, Bibliothek der neutestamentl. Apocryphen^ t. I,
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 3QB
Il est plus difficile de se prononcer sur la patrie
de la légende de la descente de Jésus-Christ aux
enfers. Sous la forme qu'elle a dans la seconde
partie de l'Évangile de Nicodème, elle est em-
preinte d'une couleur judaïsante assez bien mar-
quée. L'enfer qui y est supposé ne diffère en rien
du Scheol. C'est bien là les demeures souterraine»
dans lesquelles les enfants d'Israël plaçaient ceux
qu'ils perdaient; ce qui est dit dans cet écrit des
révélations communiquées à Seth par l'archange,
se rapporte à une tradition juive, peu connue sans
doute en dehors de la famille de Jacob ; et il en
était probablement de même de la tradition d'après
laquelle Adam devait le premier ressusciter d'entre
les morts.
Mais en quelque lieu que ces légendes se soient
formées, un fait me parait certain, elles ont pris
naissance dans les classes populaires. On peut déjà
le conjecturer de cette circonstance assurément
fort remarquable, qu'on n'y trouve à peu près point
de traces d'enseignement dogmatique. Je n'ignore
pas qu'on a voulu découvrir dans plusieurs d'entre
elles des intentions théologiques, mais je ne sau-
p. 78, note 33. Thilo, Codex apocryphus Novi Testamenti,
note sur le chap. 43 de Y Évangile de Thomas. Les Actes de
Thomas, qui ont vraisemblablement pris i\aissance dans le môme
milieu que l'Évangile du même nom, ont été certainement
composés en syriaque. Dictionnaire des apocryphes, t. II, col.
4021, note 1080.
296 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
rais partager ce sentiment. Quelques-unes ont été,
il est vrai, alléguées plus tard comme des argu-
ments polémiques contre certaines hérésies; mais
elles ne se formèrent pas dans ce but. Qu'au
IV* siècle on ait trouvé dans la légende de la des-
cente de Jésus-Christ aux enfers, une réfutation
de l'opinion d'Apollinaire, que le Logos tient lieu
d'âme humaine au Seigneur, je le veux bien ; mais
au moment où elle naquit, on ne prévoyait certes
pas la future doctrine des deux natures du Christ,
et l'on ne pouvait songer à forger si longtemps à
l'avance une arme contre l'apollinarisme *. Il ne
faut voir dans ces fables pieuses que ce qu'il y a,
c'est-à-dire des récits naïfs destinés à exalter la
sainte Famille et surtout le Sauveur.
On est confirmé dans Topinion qu'elles naquirent
au sein de la foule, quand on considère la profonde
ignorance qu'elles supposent dans leurs auteurs. Ce
n'est pas aux puérilités qui y abondent que je fais
ici allusion : il est inutile de les signaler; l'analyse
que j'ai présentée des Évangiles apocryphes ortho-
doxes les a mises suffisamment en relief. Je veux
parler ici des incroyables méprises historiques et
géographiques qu'on y rencontre. Chaque fois
qu'il y est question d'histoire ou de géographie,
on est assuré d'y trouver autant d'erreurs que
4 . On verra plus loin que la seconde partie de TËvangile de
Nicodème n'a pas de but dogmatique.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 297
de mots. Il suffira d'en citer quelques exemples.
Dans les Actes de Pila te, le mont des Oliviers, au
pied duquel était Béthanie, bourg situé aune demi-
heure de Jérusalem *, est placé dans la Galilée '•
Dans le prologue de ce même écrit, Joseph et Gaïphe
sont présentés comme les deux grands-prêtres des
Juifs, quand on sait qu'il n'y avait jamais qu'un seul
grand-prêtre. Au chapitre premier de l'Évangile
arabe de l'Enfance, Thistorien juif Josèphe est con-
fondu avec le grand-prêtre Gaïphe, erreur étrange
dont il est difficile de découvrir l'origine. Dans
l'Histoire du charpentier Joseph , cet époux de la
Vierge, tout en étant de la tribu de Juda et de la
famille de David, est un des prêtres du temple du
Seigneur ', au mépris de la loi de Moïse et de la
coutume constante des Juifs, d'après lesquelles ceux
là seuls pouvaient exercer le sacerdoce qui étaient
de la tribiTde Lévi. Dans le Livre de la mort et de
Tassomption de Marie, il est parlé d'un roi d'E-
gypte qui régnait alors et qui s'appelait Sophrin *.
On y trouve aussi que le fils du préfet de Jéru-
salem, après avoir été guéri de douleurs d'entrailles
par la saintiVierge, se hâta d'aller à cheval, de cette
ville à Rome, pour y raconter aux chrétiens les
4 . Jean, xi, 18; Marc, xi, 1; Luc, xix, 29; xxiv, 50.
2. Évangile de Nicodème, chap. 14.
3. Hist. du charpentier Joseph, chap. 2, 6 et 7.
4. Liber de transitu, chap. 3. Dictionnaire des apocryphes,
t. U, col. 518.
»8 ËTUDES SUR LES ÉVANGILES
nombreux miracles opérés par la mère du Christ *.
Il est évident que des erreurs aussi grossières
n'ont pu être commises que par des hommes com-
plètement étrangers à toute culture littéraire.
Eufin la vulgarité de ces légendes est un indice
certain du milieu dans lequel elles prirent nais-
sance. Ce n'est pas la naïveté, comme on l'a sou-
vent répété, qui en est le caractère dominant, c'est
bien plutôt une conception commune^ vulgaire,
parfois grossière. Il y a absence totale de cette
simplicité touchante et de cette profondeur de sen-
timents que recouvrent^ sans les cacher, les formes
rudes et incultes des chants des peuples primitifs.
Elles ne différent presque en rien des noêls et
des mystères du moyen-âge, dont elles sont en réa-
lité les antécédents, et qui d'ailleurs n'en sont d'or-
dinaire que des imitations.
On peut donc regarder comme un fait certain que
les légendes recueillies dans^les Évangiles apocry-
phes orthodoxes n'ont pas pris naissance dans le
monde lettré où la doctrine chrétienne se formait et
se débattait. Elles constituent ce qu'on pourrait ap-
peler le christianisme d'en bas, de la* foule peu
capable de comprendre le spiritualisme chrétien et
1 . Dictionnaire des apocryphes, t. II, col . 522. L'auteqr de
ce récit s'imaginait sans doute qu'on pouvait aller de Jérusa-
lem à Rome comme on allait à Damas ou aux frontièrea de l'A-
rabie.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES Î99
qui le remplaçait par des fables pieuses. Mais c*est
là précisément une des raisons qui les recomman-
dent à notre étude. Ces légendes, expression de la
manière dont la masse des fidèles entendait le
christianisme, sont les seuls documents qui nous
permettent de nous faire une idée de l'état religieux
•des chrétiens des premiers siècles. Les livres des
écrivains ecclésiastiques ne nous font connaître que
le christianisme d'en haut, je veux dire des lettrés
et des savants. Qu'y avait-il au-dessous de cette
couche qui naturellement ne descendait pas très-
bas ? La foi aux prodiges, aux miracles, aux lé-
gendes, et cette foi ne différait en rien de celle du
moyen-âge.
§4.
C'est surtout à cause de l'influence extraordi-
naire que ces légendes ont fini par exercer sur les
croyances et les pratiques de l'Église, qu'il importe
de les considérer de près. Les écrivains ecclésias-
tiques antérieurs au iv* siècle n'en ont qu'une
connaissance très-imparfaite. Quelques-uns d'entre
eux ont entendu parler de la tradition qui fait
naître Jésus dans une caverne aux environs de
Bethléhem. Justin Martyr, Origène et Tertulliei^
savent que le Seigneur descendit aux enfers après
aOO ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
sa mort, mais ces détails n'ont pas à leurs yeux une
importance telle qu'il faille les introduire dans les
symboles ecclésiastiques. IjCS choses changèrent
de face vers le milieu du iv® siècle.
Le christianisme devenu la religion de l'État,
l'Église se trouva dans de nouvelles conditions
d'existence. Il fallut parler publiquement à la.
foule, l'entretenir dans la foi, répandre l'instruc-
tion et surtout l'édification, La chaire chrétienne
fut dressée, et il se forma parmi les chrétiens un
nouveau genre de littérature, la prédication, qui
eut pour mission de mettre à la portée des fidèles
les conceptions métaphysiques des théologiens. On
ne pouvait le faire qu'en leur parlant le langage
qu'ils comprenaient et qu'en tenant compte de ce
qui était leur nourriture religieuse la plus habi-
tuelle, c'est-à-dire les légendes répandues dans les
classes ignorantes qui formaient naturellement le
plus grand nombre.
Les^ nécessités de la prédication tirèrent sans
doute toutes les légendes du cercle des classes
peu éclairées au sein desquelles elles avaient pris
naissance et étaient restées renfermées jusqu'alors.
Ce qui peut le faire croire, c'est que plusieurs
docteurs de l'Église continuèrent à faire peu de
cas de ce cycle de fables longtemps encore après
qu'il avait été comme sanctionné par la poésie et
l'éloquence. Mais si le niveau intellectuel n'avait
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 30i
pas baissé, si Tétude de la philosophie antique
n'avait pas été de plus en plus délaissée par les
directeurs des Églises, si le flot de la superstition,
n'avait pas monté, le christianisme d'en bas n'au-
rait pas si facilement envahi, submergé le chris-
tianisme d'en haut, et les légendes populaires
remplacé les conceptions plus spiritualistes des
Clément d'Alexandrie et des Origène. La plupart
des fictions dont elles ne sont que des développe-
ments étaient déjà des croyances géE^érales ou
allaient le devenir. Les docteurs de l'Église appor-
taient avec eux, du sein de la masse des fidèles,
d'où en définitive ils sortaient, la croyance à la
constante virginité de Marie, à la descente de
Jésus-Christ aux enfers, à l'assomption de la sainte
Vierge, A mesure que le sentiment chrétien per-
dait de son spiritualisme primitif, il inclinait da-
vantage vers les conceptions concrètes dont les
légendes étaient l'expression.
Quoi qu'il en soit, au milieu du iv® siècle, du
moins dans l'Orient, les fables pieuses que nous
trouvons recueillies dans les Évangiles apocryphes
orthodoxes sont partout accueillies sans défiance
et même avec faveur.
Bien différent d'Irénée, qui repoussait comme
une invention des hérétiques tout ce qui n'était pas
constaté par la tradition écrite ou du moins par
une tradition bien établie, et quoique écrivant.
aOI ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
comme lui, contre les hérésies, Épiphane ne voit
aucun inconvénient à admettre que le père de
Marie s'appelait Joachim S et sa mère Anne^.
Il ne s'arrête pas à ce détail qui, quelque insigni-
fiant qu'il fût en lui-même, ouvrait cependant la
porte à bien d'autres fables. Il n'est pas éloigné
d'admettre que la sainte Vierge n'est pas morte,
comme le commun des humains ^, Il sait, comme
l'enseignait la légende, que Joseph était plus qu'oc-
togénaire, quand il épousa Marie *, qu'il ne fut son
mari que nominalement, qu'il avait eu d'abord
six enfants d'une première femme ^.
Grégoire de Nysse fait un usage immodéré des
légendes. On retrouve dans un de ses sermons sur
la naissance de Jésus-Christ ^ la plupart de celles
qui ont été recueillies dans les Évangiles de l'En-
fance. Il y raconte que la sainte Vierge fut élevée
dès ses jeunes ans dans le temple^. Il y assure
4. Adv. hœres,^ lxxviii, § 47.
8, I6t(i., §41.
3. Ihid,, Li, § 20; Lxxxviii, § 8.
4. /6td., LXXVIII, §47 et 20.
5. Ibid., XXVIII, § 7; Li, § 40; Lxxviil, § 8 et 9. Épiphane leur
donne d'autres noms que V Histoire du charpentier Joseph, chap. 2 ;
il dit que, d'après FÉcriture, ils s'appelaient Jacques, José, Si-
méon, Jude, Salomé et Marie. Les frères de Jésus sont bien en
effet désignés par ces noms dans Marc, \i, 3; mais on ne ren-
contre nulle part dans le Nou veau-Testa ment les noms de ses sœurs.
6 . Oratio in diem natalem Domini nostri Jesu Christi, dans
Gregorii Nyssenis operà\ Paris, 4638, t. I, p. 339 et suiv.
7. J6td., t. I, p. 346 et 347.
ÉVANGILKa APOCRYPHïlS ORTHODOXES 309
dans des termes qui ne diffèrent presque en rien
de ceux du Protôvangile * et de TÉvangile de la
Nativité de Marie 2, qu'elle était vierge quand elle
conçut, vierge quand elle enfanta, vierge encore
après avoir enfanté ^, Il y parle du bœuf et de
Tâne qui, placés de chaque côté de la crèche,
adoraient l'enfant Jésus, et il ne naanque pas de
faire remarquer, comme le fit aussi plus tard
l'Évangile du Pseudo-Matthieu *, qu'il y a là l'ac-
complissement d'une prophétie ^. Dans le môme
discours, il parle des parents de la sainte Vierge,
et il ajoute qu'il a appris ce qu'il en dit d'un écrit
apocryphe ^, qui est certainement celui que nous
avons sous le titre de Protévangile.
La légende de la descente de Jésus-Christ aux
enfers lui est également connue. Il en parle dans un
autre de ses sermons 7, et avec des détails assez
analogues à ceux qu'on trouve dans la seconde
partie de l'Évangile de Nicodème, pour qu'on soit
autorisé à croire que cette légende était déjà à cette
époque arrêtée dans ses traits principaux ®.
4. Protévangile, cbap. 19.
2. Évang. de la Nativité de Marie, chap. 13.
3. Grégoire de Nysse, Opéra, t. I, p. 344.
4. Évang. du P8e^^do•Maith,, chap. 14.
5. Grégoire de Nysse, Opéra, t. I, p.
6. 'Hxouca TOivuv à7roxpu<pou tivo; lOTOptaç. Ibid.^ t. I, p. 346, G.
7. In sancto Pascha et de tridm festo HesurrectUmis Christi
oratio.
8. « Les portes de fer de Te^mpirQ de la mort furent alors
301 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
C'est surtout cette légende que les orateurs et les
poètes chrétiens du iv^ siècle aiment à citer et à dé-
velopper. Elle dut cette préférence, on le com-
prend sans peine, au caractère dramatique qui lui
est propre et aux traits énergiques et brillants qu'elle
pouvait fournir à la poésie et à l'éloquence. .
Grégoire de Nazianze ou l'auteur de la tragédie
de Jésus souffrant ç{\ji on lui attribue, représente le
Christ vainqueur de THadès, du Serpent et de la
Mort, et délivrant tous ceux qui avaient été retenus
jusqu'alors dans les lieux souterrains *.
Chrysostome en déroule plus d'une fois le gran-
diose tableau devant l'assemblée des fidèles ^.
M. Alf. Maury qui, dans son histoire de l'Évangile
deNicodème, cite plusieurs passages de ce Père de
l'Église relatifs à. ce sujet, fait remarquer qu'il en
parle en des termes qui rappellent souvent ceux de
l'Évangile apocryphe ^.
brisées, dit-il; ouveTptêvKrav at ai^nipai toû ôavàtou wOXai. » Gré-
goire de Nysse, Opéra, t. I, p. 385, D.
\ , AiQi|/Yi ^à vucpol);, où auXXYi^ÔnioT] vsxpotç,
Poaïj Te wavTttç œv èXeùÔspo; pwvd;
NixTiv Te Xowrbv xaT* tvavTicov exetç,
A^TQV, oçû), ÔàvaTOv to^upw; wavTÔv.
Christus patiens, dans Gregorii Nazianzeni opéra; Paris, 4644,
t. II, p. 279, D.
2. Chrysostomi opéra; Paris, 4738, t. I, p. 564, D; t. II,
p. 399; t. IV, p. 459, A; t. V, p. 474, B.
3. Croyances et légendes de Vantiquitéy par Alf. Maury, 2« éd.,
p. 304, 302, 304, 309, etc.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 305
Cyrille de Jérusalem sait aussi que le Seigneur
est descendu aux enfers pour racheter les justes * ;
que la Mort fut frappée d'épouvante en voyant
arriver dans son empire ce nouveau venu qui n'é-
tait pas lié de ses chaînes, et qu'elle prit la fuite,
tandis que les prophètes. Moïse, Abraham, Isaac,
Jacob, David, Samuel, Isaïe, saint Jean-Baptiste,
accouraient au-devant du Sauveur 2.
Citons enfin un passage de saint Êphrem,
dans lequel cette légende est présentée sous les
couleurs les plus vives ^ « Cependant, tandis que la
» Mort était dans la joie de son triomphe, que
» l'enfer s'enorgueillissait de sa victoire, alors
» qu'ouvrant ses portes, il engouffrait indistincte-
» ment dans son sein les hommes de tous les âges
» et de toutes les générations, et que, comme un
» tyran crael, il sévissait également contre les
» bons et les innocents, n'épargnant pas môme les
» hommes les plus saints, voilà que son audace va
» jusqu'à mettre la main sur celui qui est la sain-
1 . KarnXôgv gi; tol XfltTayôovi* iva xaxEÎÔev XuTpwaeTai tcÙ; Jotaî&u;.
Cyrille de Jérus., Opéra, p. ^^yCateches., iv, § 8.
2. Ê^EirXa-p 6 Oàvaro; Otcopiâoai; xxivov riva MftTcXOovra i{; ^^mv,
^Yi9{Apî; Tci; aÙTo6i {av) xarfixo'p^tvcv... l'^u^tv é OoévaTo;,.., ^poocrpr/cv
cl à-yiot, etc. Cyrille de Jërus., Opéra, p. 497; Cateches,, xiv,
3. J*en emprunte la traduction à M. Alf. Maury, Croyances
et légendes de l'antiquité, 2® édit., p. 320 et 324 . Voyez dans ce
môme ouvrage plusieurs autres passages des Pères^ relatifs à
cette légende de la descente de Jésus-Christ aux enfers.
20
806 ETUDES SUR LES ÉVANGILES
» teté et l'innocence même, jusqu'à vouloir ré-
> duire au nombre de ses sujets celui qui est la
» force et la puissance. Il l'entraîne dans son té-
» nébreux empire; il l'y dépose. Succès éphémère,
> car il n'a pu l'y retenir. Ce roi triomphe de son
» ennemi par son courage, et sort de ce séjour
» dans tout l'éclat de son triomphe. 11 se saisit de
» la Mort, la terrasse dans son propre empire pour
» l'enchaîner ensuite et l'enfermer^ dans un cachot
» éternel. Il saisit en outre et foule aux pieds ce
» lâche brigand qui s'en prend sans cesse à notre
» espèce; il déracine cet Enfer dont l'estomac in-
» satiable dévore tous les mortels et décompose
» tous les corps. Les mauvais démons tremblent à
» sa voix; les antres ténébreux de l'Enfer s'é-
» branlent ; il culbute et l'armée de la Mort et son
» chef. En présence de sa défaite, la Mort pou^e
> des hurlements lamentables qui faisaient reten-
» tir tout l'Enfer.
» Aux rugissements du lionceau, les portes du
» Tartare se sont brisées ; les murs de la cité de
» délices se sont ébranlés; les forts sont tombés dès
» que la voix du Christ, du fils du Très-Saint,
» s'est fait entendre. La Mort a été frappée de
> terreur ; elle a courbé son front orgueilleux qui
» osait s'élever à rencontre du Christ, qui la châ-
» tiée, renversée et foulée à ses pieds. Le Christ a
» appelé à lui Adam qui croupissait au fond de cet
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 1:07
» obscur cachot, il l'a déchargé de ses chaînes et
» rendu à sa gloire première *. *
Les autres légendes tiennent une moindre place
que celle de la descente de Jésus-Christ aux en-
fers, dans les écrits des Pères de l'Église orientale
du iv^ siècle ; elles ne leur sont pas cependant in-
connues. Chrysostôme, en parlant de la virginité
constante de Marie, montre qu'il n'est pas étran-
ger à celles que nous trouvons réunies dans les
Évangiles de l'Enfance ^.
Une fois admises par les écrivains ecclésiasti-
ques, ces légendes ne pouvaient manquer d'exercer
une influence marquée sur les croyances et les
pratiques de l'Église. Elles lui ont donné d'abord
un grand nombre de saints qui, sans elles, n'au-
raient certainement pas eu de place dans la véné-
ration des fidèles, qui môme n'auraient jamais été
connus. Ce sont les légendes recueillies dans les
Actes de Pilate, qui seules nous ont appris que la
femme que le Seigneur guérit d'une perte de
sang^ s'appelait, Véronique*, la femme de Pilate'
Procula ^, le soldat qui perça de sa lance lo
4 . Saint Éphrem, Opéra, t. VI, p. 384 et 382.
2. Chrysostôme, Opéra, t. lî, p. 341, A; t. VIII, p. 241, B.
3. Matth., IX, 20 22.
4. Évang, de Nicodème, chap. 7. Alf. Maury, Croyances et
légendes de Vantiquité, p. 333 et suiv.
5. Évangile de Nicodème^ cliap. 2. Les Grecs célèbrent sa fête
le 23 octobre.
a08 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
côté de Jésus Longin S et le bon larron Dismas* ;
et si leurs noms étaient restés inconnus, les légen-
des postérieures n'auraient certainement pas raconté
leur conversion, leurs vertus et leurs miracles, et,
par suite, ils n'auraient pas été inscrits au nombre
des bienheureux. Ces légendes ont rendu le même
service au père et à la mère de la sainte Vierge.
C'est à elles que l'on doit d'avoir un saint Joachim
et une sainte Anne ^.
Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que,
partout où elles sont en désaccord avec les Évangi-
les canoniques, leur version a été préférée à celle
^des livres saints.
Saint Matthieu fait naître Jésus à Bethléhem,
et saint Luc, plus précis, dans l'étable de l'hô-
tellerie de cette ville; la légende, au contraire,
dans une caverne des environs. C'est à la légende
que s'en rapportent Eusèbe *, Théodoret ^j Épi-
4. Ibid»^ chap. 40. Le Nain de Tillemonf, Mémoires poitr
servir à V histoire ecclésiastique, 1. 1, p. 477-479.
2. ÉvangUe de Nicodème, chap. 40. Sa fête se célèbre chez
les Grecs le 40 mars, et, chez les Latins, le 25 du môme
mois.
3. Les Grecs célèbrent la fôte de sainte Anne, la mère de la
Vierge, le 9 décembre, et les Latins le 26 juillet. Fabricius,
Codex apocryphus Novi Testamenti, pars 2, p. 402. Celle de
saint Joachim est célébrée par les Latins le 20 mars'. Le Nain de
Tillemont, Mémoires, t. I, p. 483 et 484.
4. Busèbe, Demonst. evangel,, lib. III, cap. 2-.
5. Théodoret, de Curandis affectionibus Grœcorum, lib. VïIL
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 309
phane ', Jérôme 2, Chrysostôme ', comme l'avaient
fait d'ailleurs avant eux, Justin Martyr * et Ori-
gène ^. Socrate et Sozomène racontent qu'Hélène,
mère de Constantin, avait fait élever une église
à côté de cette caverne qui avait vu naître le
Seigneur ^.
Les Évangiles canoniques parlent des frères et
des sœurs de Jésus. La légende les donne pour
des enfants de Joseph, issus d'un premier mariage.
Au IV® siècle, cette version est adoptée par les Pères
de l'Église; elle a été suivie par la plupart des an-
" ciens écrivains ecclésiastiques.
Nicodème n'est dans l'Évangile de saint Jean,
le seul des écrits du Nouveau-Testament dans le-
quel son nom soit mentionné, qu'un pharisien
penchant vers le christianisme, mais trop pusilla-
nime pour braver l'opinion publique en se décla-
rant ouvertement pour le Seigneur. La légende,
lui prêtant un courage et une hardiesse qui n'étaient
certes pas dans son caractère, nous le montre plai-
dant résolument devant Pilate la cause de Jésus-
1. Épiphane, Hœres,^ xx, 47, % \.
2. Jérôme, Epistola xiii etxvii, § 27.
3. Chrysostôme, HomiL VIII in Matlh.
4. Justin Martyr, Opéra, p. 303 et 304. Dialog, cum Tryph,,
§78.
5. Origène^ Contre Celse.iràd. franc, par Bouhéreauj Ams-
terd., 1700, in-4^ p. 30.
6. Socrate» Hist eccles., lib, I, cap. H; Sozomène, Hist. ec-
cl$s,, lib. II, cap. 2.
310 ÉTUDES SUR LES âVÂNGILES
Christ^ et ne craignant pas de résister en face aux
chefs de la synagogue et à la foule ameutée. Sur
ce premier fond s'élevèrent plus tard de nouvelles
fables. Nicodôme, défenseur du Seigneur devant le
tribunal du procurateur romain, devint naturel-
lement un chrétien fervent*, et, malgré les récits
contradictoires de la légende sur ses destinées pos-
térieures, l'Église n'a point laissé de l'inscrire au
nombre des bienheureux. La mémoire de l'hon-
nête, mais prudent pharisien, est célébrée toutes les
années le 3 août.
Certains détails de ces légendes avaient môme
pénétré dans la liturgie de l'Église romaine. On
chantait autrefois dans l'office de la Circoncision du
Seigneur : In medio diiorum animalium jacehat
inprœsepio : « Il était couché dans la crèche entre
les deux animaux, » ainsi qu'il est raconté dans l'É-
vangile du Pseudo-^Matthieu ^. .
La fête de l'Assomption de la sainte Vierge n'a
pas d'autre origine que la légende. A cette fête ^,
on chante dans l'Église romaine : Assumpta est
4. Le Nain deTillemont, Mémoires ^ 1. 1, p. 454 et 355; t. II,
p. 40, 25-29.
5. Thilo, Codex apoeryphus Novi Testamenti, p. 384, note.
Dans le Bréviaire romain, on ne trouve actuellement que ces
mots : jacehat inprœsepio,
3. Celte fôte^ qui se célébrait autrefois en janvier, l'est au-
jourd'hui, comme on le sait, le 15 août, Gorî, Th^iaur\^î vête»
rum diptychorum, t. III, p. 343«
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 31i
Maria in cœlum, gaudent angeliy laudantes Do^
minum; Maria virgo assumpta est ad œtherum
thalaînunij in quo Rex regum stellato sedetsolio *.
Les détails relatés dans ces paroles rappellent soit
le livre arabe de Tramitu Mariée^ qui dépeint le
chœjir des anges entourant la Vierge, au moment
où elle est enlevée au ciel, soit celui de Méliton,
dans lequel le Seigneur remet l'âme de Marie aux
anges pour la porter dans le paradis. Les livres ca-
noniques du Nouveau -Testament ne disent pas
un mot de cet événement ; ils n'en font pressentir
en rien l'accomplissement futur ni môme la proba*
bilité. Les écrivains ecclésiastiques des quatre pre-
miers siècles n'en parlent pas davantage, excepté
Épiphane qui, comme je l'ai déjà fait remarquer^
ne semble pas pouvoir croire que la sainte Vierge
ait subi le sort commun de tous les mortels. Ce
n'est qu à la fin du vi« siècle que l'assomption de
la Vierge est passée dans les croyances générales.
Jean Damascène en parle avec tous les détails qu'on
retrouve dans les divers livres apocryphes de
Transita Mariœ ^.
§5.
Un fait moins important, mais digne cependant
d'être noté, c'est que l'art chrétien a cherché plus
1. Gbri, tftid., p. 344.
2. Métaphrasie, dans son de Ortu, viia et ohitu 6ea*« Kir-
312 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
souvent ses inspirations dans ces légendes que dans
les récits des Évangiles canoniques et que, comme
l'Église, il a préféré les premières aux seconds,
quand il y avait désaccord entre eux.
Dans tous les tableaux d'église, sans exception,
anciens ou modernes, Joseph est invariablement
représenté sous les traits d'un vieillard, conformé-
ment à la donnée constante des Évangiles de l'En-
fance *.
Il n'en est pas un seul dans lequel il ne tienne à
la main soit un rameau verdoyant et fleuri, soit
une baguette surmontée d'une colombe. On re-
trouve là la légende du bâton que le grand-prêtre
lui remit, quand il fallut, par un miracle, connaî-
tre la personne à laquelle la vierge Marie serait
confiée ^.
Dans la plupart, sa tête est ornée d'une mitre,
parce qu'il a plii à la légende de transformer en
prêtre le modeste charpentier de Nazareth ^.
M. Tischendorf rapporte que dans un grand ta-
bleau qui se trouve à Venise, on voit la sainte
Vierge tout enfant monter seule, et sans aucune
ginisj reproduit également les diverses légendes recueillies dans
ces écrits. Dictionnaire des apocryphes, t. If, col. 5SI4-536 et
595-598,
^, Protévang., chap. 9; Évangile de la Nativité de Murie,
cbap. 8; Évangile du Pseudù-Matth., chap. 8.
2. Proiévangile, cbap. 9; Évangile de la Nativité de Marie,
chap. 8.
3. Hist, du charpentier Jôteph^ cirap.2, *
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 313
aide, les quinze marches du Temple, au grand
étonnement de ses parents et de la foule. Cette lé-
gende se retrouve dans deux des Évangiles de
l'Enfance *•
Plusieurs églises des monastères grecs ont des
tableaux de l'Annonciation, dans lesquels Marie est
peinte une' cruche àlamaîn, auprès d'une fontaine,
au moment où Tange lui fait connaître les desseins
de Dieu à son égard. Cette scène, qui ne répond en
rien au récit du troisième des Évangiles cano-
niques ^, est au contraire conforme à celui des
Évangiles apocryphes ^.
Le cycle des légendes de la mort et de l'assomp-
tion de la sainte Vierge a élé fréquemment re-
présenté par la peinture et la sculpture, aussi bien
chez les Grecs que chez les Latins. Un anaglyphe
grec, reproduit par Gori, nous montre Marie sur
son lit de mort, entourée des apôtres que Dieu
avait ramenés auprès d'elle, des diverses parties
du monde *. Baronius reconnaît que cette scène
est tirée des livres apocryphes ^. Nous lavons vue
f . Tischendorf, de Evangeliorum apocrypharum origine et
usu, p. 406.
2. Luc, I, 28.
3. Protévangile, chap. M; Évangile du Pseudo-Matthieu,
chap. 9.
4^ Gori, Thésaurus veterum diptychoruvi, t. IIJ, p.. 340 et
341.
5, Baronius, Annal, ctd çinn, 4:J> f U. • •
314 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
dans le livre arabe de Transitu Mariœ; elle se re-
trouve dans l'ouvrage sur le même sujet attribué à
Méliton S dans un fragment sur la mort de la
Vierge, traduit du copte par M. Dulaurier *, et
dans bien d'autres anciens écrits de ce genre.
J.B. Passerusreproduit une peinture grecquedans
laquelle la mort de la Vierge, -h xoifAYictç t9îç Ôsotoxou,
est représentée avec les mômes détails que dans le
livre arabe De transitu Mariœ. Jésus-Christ, en-
touré des apôtres, reçoit dans ses mains l'âme de sa
mère. L'âme est figurée par un tout petit enfant.
Sur le premier plan se trouve le Juif dont les mains
viennent d'être coupées par un ange qui tient une
épée à la main ^.
On trouve également dans une peinture repro-
duite par Gori, la scène de l'assomption de la
Vierge, entièrement conforme au récit qui en est
fait dans le livre arabe de Transitu Mariœ *. Celle
qui se voit sur un vitrail de l'église de Brou * sup-
pose un développement postérieur de cette légende,
puisqu'elle contient un détail qui n'est ni dans
l'écrit arabe publié par M. Enger, ni dans le livre
4 . Dictionnaire des apocryphes, t. Il, coL 589 et 590.
2. Ibid., col. 535.
3. J. fi. Passeras, In monumenta sacra expositiones; Florence,
4759, in-fol., p. 44-44, à la fin du t. Ill du Thésaurus, de Gori.
4. Gon, ibid.y p. 342.
5. Didron, Manuel d'iconographie chrétienne, p. S87; Dicti4>n.
des apocryphes, t. II, col. 52S.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 31K
de la mort et de rassomption de la Vierge attribué
à Méliton.
Il n'est peut-être pas un seul tableau représen-
tant la naissance de Jésus-Christ, dans lequel ne
figurent l'âne et le bœuf, de chaque côté de la
crèche. « Les sarcophages chrétiens des Catacom-
bes, dit M. G. Brunet, offrent divers exemples
de pareilles représentations *. » La légende seule
parle des deux animaux qui adorent l'enfant
Jésus. Les Évangiles canoniques n'en font pas men-
tion. \
La légende de la descente de Jésus aux enfers a
également fourni à Tart chrétien quelques éléments
souvent mis en œuvre. « Plusieurs représentations
de l'école byzantine, dit M. Maury , en rappellent
d'une manière frappante diverses circonstances.
Sur quelques-uns des diptyques décrits par Gori*,
on voit Jésus, les pieds sur les portes de Tenfer,
figuré, comme le Ténare, par un antre, ou sur le
démon qu'il a terrassé, tirer par la main soit Adam,
soit un des saints de T Ancienne Alliance 3. Sur la
4. G. Brunet, Éoangiles apocryphes, 2^ éd., p. 21 i, note 15,
et Touvrage d'Arringhi, auquel il renvoie : Roma suhterranea^
1. 1, p. 185, 347 et 349,
5. Gori, Thésaurus veterum diptychorum, t. III, p. {\2, 264,
344, tahul. xiv^ xxxii et l.
3. Et attraiLÎt Adam ad suam claritatem. Évangile de Nko^
dème, cbap. %i; ThWo^ Codex apocryphus Novi Testantenti,
p. 727, et dans le texte grec, xal U^dmoi xat ïl^it?» tov wpoiç«-
316 ÉTUDES §UR LES ÉVANGILES
porte de la cathédrale de Pise, on a représenté la
même scène, Jésus portant la croix, foulant aux
pieds Satan ou la Mort S et retirant des enfers,
caverne qu'ombrage un palmier, les justes entre
lesquels on reconnaît à leurs couronnes David et
Melchisédec 2.
Cette légende se retrouve dans^des peintures de
divers manuscrits du ix'' au xii® siècle. Sur un
manuscrit grec, publié par d'Agincourt ^, le Christ
est représenté portant la croix grecque et gravis-
sant le sommet de l'empire de la Mort. Au fond
git Satan, lié par des chaînes sur les portes brisées
de son horrible demeure. Le Sauveur amène à lui
les saints *. Sur un Eocidtet latin *"*, le Christ, en-
touré d'une vaste auréole, portant la croix latine
Tepx À^ajA. Évangile de Nicodème, chap. 24; Thilo, Codex apo^
cryphus Noui Testamentiy p. 740; Tischendorf, Evangelia apo-
crypha, p. 379.
4 . Tune rex gloria majestate sua conculcans mortem et corn-
prehenidens Satan principetn. Évangile de Nicodème, chap. 22 ;
Thilo, Codex apocryphus Novi Tesiamenti, p. 727; Tischendorf,
Evangelia apocrypha, p. 379.
2. Th. Mamachius, de Anhnabus justomm in sinu Abrah.,
p. 1020.
3. Seroux d'Agincourt^ Histoire de Vart par les monuments.
Peinture, pi. 59.
4. Asûpo u.eT' l{i.oû Trâvreç caoi ^\% tcù ^ûXoj^ et dans le latin :
Venite ad me, sancti mei omnes. Èoajigile de Nicodème^
ch. 24; Thilo, Codex apocryphus Novi Testamenti, p. 740
et 741.
5. Seroux d'Agincourt, Histoire de Vart par les monuments^
Peinture, pi. 53.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 317
sur son épaule, prend une main que lui tend, un
des justes plongés dans les flammes *. »
ni
Après avoir essayé de donner une idée de l'ori-
gine et du caractère des légendes qui ont été recueil-
lies dans les Évangiles apocryphes orthodoxes, et
de l'influence qu'elles ont exercée de bonne heure,
il convient de jeter un coup d'œil sur ces Évangiles
eux-mêmes. Cet examen ne peut manquer de jeter
encore quelque jour sur les fables pieuses qui y
sont rapportées, et en particulier de nous mettre en
mesure de fixer l'âge de chacune d'elles avec un
plus grand degré de précision.
§ 1-
Les Évangiles que nous avons à considérer ici
ont été composés à peu près de la même manière
que nos trois premiers Évangiles canoniques.
*4 .' Alf. ' Maury, Croyances et légendes de V antiquité, p. 328-
331. . ^
318 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Les auteurs de ces derniers ouvrages ne se pro-
posèrent que de mettre par écrit la tradition chré-
tienne telle qu'elle était de leur temps, ou pour '
mieux dire ce qu'ils en connurent. Remplissant
uniquement l'olOGlce de rapporteur, dans le sens le
plus étroit du mot, ils recueillirent ce que les chré-
tiens au milieu desquels ils vivaient, avaient appris
et racontaient à leur tour de la vie et de l'ensei-
gnement du Seigneur; ils écrivirent en quelque
sorte sous la dictée de la tradition, ou ils réunirent
et coordonnèrent des pièces qui n'étaient elles-
mêmes que la tradition écrite. Sauf la très-courte
préface qui est en tête du troisième de ces Évan-
giles, et dont la langue et le style rappellent le
grec classique, il n'y a rien dans ces écrits qui
porte l'empreinte de la personnalité de ceux qui
les ont composés. La forme même ne leur appar-
tient pas; cela est évident pour le troisième. Celui
qui a écrit la phrase qui sert de préface, aurait
présenté tout ce qui suit dans un autre langage et
dans un autre style, s'il l'avait rédigé lui-même,
c'est-à-dire s'il avait fait autre chose que mettre
en ordre des documents antérieurs, soit écrits, soit
oraux. On peut conclure de là qu'il en est de même
de Matthieu et de Marc, dont les récits ne diffèrent
en rien, quant à la forme, de ceux de Luc.
Les Évangiles apocryphes orthodoxes sont éga-
lement, pour la plupart, des œuvres impersonnel-
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 3i9
les *. Pour tous, sans exception, le fond, et pour
le plus grand nombre la forme elle-même, furent
donnés par la tradition telle qu'elle était à Tépoque
où chacun d'eux a été mis par écrit. Leurs auteurs,
si toutefois il est permis de se servir de ce mol qui,
pour la plupart de ces livres, ne répond en au-
cune façon à la réalité des choses, ne se donnèrent
pas d'autre peine que de recueillir les légendes qui
se racontaient autour d'eux, et que de les transcrira
telles qu'ils étaient habitués à les entendre.
Quelques-uns de ces ouvrages sont, il, est vrai,
le produit d'un certain travail de rédaction ; je
veux parler du Rapport de Pilate, des deux par-
ties qui composent l'Évangile de Nicodème , de
l'Histoire du charpentier Joseph et du Livre de la
mort et de l'assomption de la Vierge. Mais le fond
tout entier en fut également fourni par la tradition,
et la preuve, c'est que les légendes qui y sont
rapportées se trouvent dans une foule d'anciens
écrivains ecclésiastiques qui ne les empruntèrent
pas certainement à ces livres. Ces apocryphes sont
donc comme les autres, des recueils de récits ré-
pandus parmi les chrétiens, à l'époque où ils fu-
rent composés. La forme sous laquelle ils y sont
présentés appartient seule à leurs auteurs, et
sauf en quelques très-rares passages , elle fait
i . C'est ce qu*a parfaitement compris Borberg, Bihliothek
der neutestaméntl, ApocrypheHy 1. 1, p. 6.
320 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
peu d'honneur à leur goût et à leur jugement.
Tous ces écrits ne sont donc, si je puis ainsi
dire, que des transcriptions des légendes nées dans
les quatre ou cinq premiers siècles. Et c'est cette
circonstance précisément qui leur donne quelque
intérêt à nos yeux. Ils lui doivent d'être pour nous
des témoins naïfs et véridiques de la rapidité avec
laquelle la fradition évangélique s'altéra et se char-
gea, comme d'une végétation parasite^ de fables
puériles et ineptes.
On a prétendu que ces Évangiles avaient été
écrits dans des intentions dogmatiques et polémi-
ques, c'est-à-dirç dans le dessein d'établir des
doctrines orthodoxes ou de repousser des opinions
tenues pour hérétiques. Je ne saurais me ranger
à cette opinion. Comme les légendes qui y sont
recueillies, ils n'ont pas pris naissance dans le
monde où se débattaient les questions théologiques.
Ils ont été composés pour la plupart dans les classes
inférieures, et dans tous les cas, dans un milieu qui
ne prenait part aux grandes querelles dogmatiques
que par le mouvement des passions qu'elles ne
pouvaient manquer d'exciter dans l'Église tout
entière, mais qui était incapable de les comprendre,
de s'en rendre compte et de les juger. Quelques-
uns, il est vrai, pourraient bien avoir eu pour auteurs
de hauts dignitaires de TÉglise : je veux parler de
l'Histoire du charpentier Joseph et du Livre de la
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 32i
mort et de Tassomption de la Vierge; mais ils ap-
partiennent à une époque et à un pays où domi-
nait, avec le monachisme, une ignorance profonde
et où la superstition avait de bonne heure envahi
la religion. En somme, ces Évangiles constituèrent
pendant longtemps une sorte de littérature reli-
gieuse inférieure, au-dessus de laquelle se déve-
loppa, dans une indépendance presque complète,
la grande littérature théologique.
Qu^onles examine de près, on n'y découvrira pas
un mot qui trahisse une intention polémique. On n'y
trouve ni anathème contre des dissidents, ni même
la moindre allusion à des adversaires de l'Église.
Les fictions qu'on y raconte et les faits évangéliques
qu'on y môle en une certaine proportion, supposent
sans doute certaines croyances, et ces croyances
pouvaient devenir la base de certains dogmes; elles
le devinrent même plus tard *. Mais on ne voit pas
que les auteurs de ces écrits portent si loin leurs
vues. Ils se meuvent dans le cercle de la foi obs*
cure; ils ne montrent nulle part la moindre préoc-
cupation théologique. C'est leur accorder une portée
d'esprit qu'ils n'avaient pas que de prendre leurs
compilations pour des écrits de tendance. La seule
tendance qui s'y montre est la superstition la plus
aveugle.
4. Par exemple, tout le cycle des doctrines relatives à la sainte
Vierge se trouve déjà en germe dans la plupart de ces écrits.
21
Zîî ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
C'est se créer à plaisir des chimères que de voir
dans les Évangiles de l'Enfance le dessein de réfuter
les sectaires qui soutenaient que Jésus n'était de-
venu le Christ qu'au moment où, après avoir été
baptisé par Jean, il avait reçu le Saint-Esprit. On
prétend en vain que le récit des miracles de l'En-
fant Jésus a pour but de prouver que, dès son
jeune âge, il fut le maître de la nature et, par con-
séquent, participant à la divinité. Ces légendes sont
telles qu'elles excluent toute arrière-pensée dog-
matique. Elles portent en elles-mêmes la preuve
qu'elles ne sont issues que d'une pieuse crédulité,
avide de retrouver dans l'enfance de Jésus des
prodiges analogues à ceux que les Évangiles cano-
niques racontent de son âge mûr. On ne saurait
attribuer d'autre mobile que ce sentiment à ceux
qui les ont mises par écrit.
C'est principalement dans la seconde partie de
l'Évangile de Nicodème qu'on a voulu voir des in-
tentions polémiques et dogmatiques. Cet écrit aurait
été dirigé, assure-t-on, contre Apollinaire. On en
donne deux raisons :
On prétend d'un côté que la légende qui y est
mise en œuvre, implique que ce fut, non la nature
divine de Jésus, mais sa nature humaine qui des-
cendit dans l'empire de la Mort et de Satan, son
corps étant resté dans le sépulcre. Il suivrait donc
de là que Jésus-Christ, contrairement à l'assertion
EVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES «23
d'Apollinaire, avait une âme humaine, une âme de
Tnême nature que la nôtre.
D'un autre côté, on fait remarquer que la se*
conde partie de l'Évangile de Nicodème fut com^
posée, selon toutes les vraisemblances, au iv® siècle,
c'est-à-dire à l'époque à laquelle l'erreur d' Apol-
linaire se produisit et rencontra une vive opposi-
tion *.
Que conclure du rapprochement de la date et du
sujet de cet écrit, sinon qu il fut composé contre
cette hérésie *?
Ces raisons me paraissent insuffisantes. J'ai déjà
fait remarquer qu'Athanase est le seul des anciens
écrivains ecclésiastiques qui ait opposé à l'apollina-
risme la légende de la descente de Jésus-Christ
aux enfers, et qu'aucun autre des Pères de l'Église
qui ont écrit contre cette hérésie n'y a eu recours.
J'ajouterai maintenant que, pour la faire valoir
contre Apollinaire, il faut l'entendre dans un
certain sens, et elle n'est entendue dans ce sens ni
par la majorité des Pères de l'Église, ni dans la
seconde partie de l'Évangile de Nicodème.
Elle ne peut, en eflPet, devenir un argument eh
faveur de l'âme humaine de Jésus-Christ, qu'à la
condition d'admettre que la partie divine du Sau-
4 . Apollinaire mourut probablement en 380.
2. King, Historia symboli aposlolorum^ cap. 4, g 86. Alfred
Maury, Croyances et légendes de F antiquité, p. 3^4 et suiv.
324 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
veur n'a pu descendre dans Tempire de la Mort et
de Satan. Or cette supposition, qui est la base né-
cessaire du raisonnement que Ton en tire, pour
prouver que le Seigneur avait une âme humaine,
ne s'impose pas rigoureusement, bien loin de là.
La plupart des anciens écrivains ecclésiastiques
ne s'y sont pas arrêtés. Justin Martyr ne fait au-
cune distinction entre la divinité et l'humanité du
Christ descendant aux enfers. Celui qui va annon-
cer la bonne nouvelle du salut aux morts d'Israël
endormis dans la terre des tombeaux, c'est le Sei-
gneur-Dieu, Kuptoç ô 0eoç * . Épiphane, le grand
ennemi des hérésies, ne trouve rien de contraire à
l'orthodoxie à soutenir que la nature divine du
Sauveur accompagna son âme aux enfers^ et que
ce fiit par la vertu de cette nature divine qu'il en
fit cesser les douleurs *• Telle est aussi l'opinion
de Gaudence ^, de l'école d'Augustin *, et de
4. Justin Martyr, Opéra, p. 298, Didog. cum Tryph,, § 72.
2. Épiphane, Expositio fidei, § 47; Opéra, éd. Migne, t. II,
col. 846.
3. Gorpore in sepulcro posito, divinitas cum anima hominis
in inferna descendons. Gaudentius, ad Benevol, sermo 4 0.
4. Descendit ad inferna, id est, in anima comitante divinita-
tem, corpore vero in sepulcro quiescente. Augustini opéra, t. v,
col. 2074 , sermo 240, § 4 . Augustin ne trouve rien d'impossible
à la présence de la divinité de Jésus-Christ dans les enfers. Jésus-
Christ, dit-il à Ëvodius, était dès avant sa mort, et dans le {sein
d'Abraham par sa sagesse et sa présence béatiûque, et dans les
enfers par sa puissance vengeresse; car où n'est-il pas, quant à
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 325
presque tous les anciens écrivains ecclésiastiques.
Quel argument peut-on tirer de cette légende
contre Apollinaire, si la divinité du Christ l'a ac-
compagné aux enfers, et, à plus forte raison, si
c'est le Seigneur-Dieu, comme dit Justin Martyr,
qui y est descendu? Et c'est précisément dans ce
dernier sens qu'elle est présentée dans la seconde
partie de l'Évangile de Nicodème. Il n'y est pas fait
une seule allusion à l'âme de Jésus-Christ, le mot
n'y est même pas. Le Sauveur y est toujours le Roi
de gloire*, le Seigneur de Majesté*, le Christ^,
le Seigneur Dieu^; c'est par l'éclat de sa divi-
nité qu'il dissipe les ténèbres de la Mort s, c'est
comme rédempteur qu'il descend dans^Hadès^
Sous cette forme, la légende de la descente de
Jésus-Christ aux enfers, ne peut fournir le moindre
argument contre l'apoUinarisme , et ce n'est pas
ainsi qu'aurait dû la comprendre et la présenter
quiconque aurait eu l'intention de la tourner contre
cette hérésie. Aussi cette intention ne peut être at-
tribuée en aucune sorte à l'auteur de cet écrit. Il
sa divinité qui ne saurait être contenue ni renfermée par aucun
lieu? EpistoLy olxiv, § 8.
1. Évangile de Nicodème^ chap. 22, 23, 24.
2. J6td.,chap. 22.
3. J6i(i.,chap. 23 et 24.
4. Ibid,, chap. 25.
5. Ibid.y chap. 24.
6. Ibid., chap. 25.
32^ ÉTUDES SUH LES ÉVANGILES
parle da Seigneur sur le ton de la foi naïve de son
temps; on ne saurait combiner ses paroles avec la
moindre intention polémique, et l'impression que
laisse la lecture de cette pièce, c'est que celui qui
y a mis en œuvre la légende de la descente de
Jésus-Christ aux enfèrs, ne se proposait pas d'autre
but que de contribuer à l'édification des fidèles.
§2.
. Les Évangiles apocryphes orthodoxes sont,
comme les légendes qui y sont recueillies, d'âges
fort différents. Les trois plus anciens sont le
Protévangile de Jacques, l'Évangile de Thomas
et le Rapport de Pilate sur le jugement, la mort et
la résurrection de Jésus-Christ.
Le Protévangile, recueil de fables relatives au
père et à la mère de la sainte Vierge et à celle-ci
jfusqu au moment où elle mit au monde Jésus,
dont la naissance y est aussi racontée, fut, comme
je l'ai dit, rapporté d'Orient par Guill. Postel qui
lui donna le nom sous lequel il est désigné depuis,
parce que les faits qui y sont racontés sont anté-
rieurs à l'histoire évangélique proprement dite.
Mais il en existait à cette époque bien d'autres
exemplaires en Occident; seulement ils étaient
ensevelis dans la poussière des bibliothèques ^
1. Le Protévangile était connu dans TOccident au moyeu-
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 327
Ce livre est attribué à Jacques, frère du Sei-
gneur. Il est à peine nécessaire de faire remarquer
que c'est sans la moindre raison et contre toute
vraisemblance. Jusqu'au xii® siècle, il n'est cité
que sous le nom de Jacques ou d'un certain
Jacques. Plus tard on supposa que ce Jacques était
le frère du Seigneur. Cette supposition, fruit de
l'ignorance, fut évidemment inspirée par le désir
de relever l'importance et l'autorité de cet écrit.
On ne saurait douter qu'il ne soit très-ancien.
Quelques-unes des légendes qui y sont rapportées,
sont connues de Justin Martyr *, de TertuUien ^ et
de Clément d'Alexandrie ^. Ce ne serait pas là
toutefois une preuve qu'il existât alors, car il pour-
rait se faire que ces anciens écrivains ecclésiastiques
eussent emprunté les faits dont ils parlent, soit à
d'autres écrits *, soit à la tradition orale '. Mais
âge. l\ est cité à cette époque par plusieurs écrivains ecclé-
siastiques, et on en a des imitations dans les langues vulgaires.
Thilo, Codex apocryphus Novi Testamentif p. xcv, o, ci, etc.
1. Justin Martyr, Dialog, cum Tryph., § 78.
S. « Zacharie est égorgé entre le vestibule et Tau tel, laissant
sur la pierre Tineffaçable empreinte du« sang qu'il a versé. »
TertuUien, de Scorpiaco, § 8, comp. Protémng,, chap. 24.
3. Clément d'Alexandrie, Stromat.y lib. VII, cap. 16 : « Quel-
ques-uns veulent qu'ayant été examinée par la sage-femme
après l'enfantement, Marie ait été trouvée vierge. » Comp.
Protévangile, chap. 19 et 20.
4. C'est le cas pour Justin Martyr, qui tenait certainement
la légende de la naissance de Jésus dans une caverne, d'un
Évangile judaïsant.
5. ¥àhnci\xs,Codexapocryph,NoviTestam»,^dirs\jf, 40,note6.
323 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Origène, en rapportant la légende qui donne les
frères de Jésus pour des enfants issus d'un premier
mariage de Joseph, dit qu'il trouve cette explica-
tion dans le livre de Jacques *, et cette légende se
trouve, en effet, dans le Prolévangile ^.
Cet écrit existait donc au commencement du
m® siècle; il remontait certainement bien plus haut,
on ne comprendrait pas autrement comment il au-
rait acquis déjà à ce moment une assez grande no-
toriété pour être cité par Origène.
Était-il alors tel que nous le possédons? Je ne vois
pas de raison d'en douter. Il a pu subir quelques-
unes de ces modifications qui n'ont été épargnées à
aucun ouvrage ancien; mais il n'y a pas lieu de
croire qu'elles en aient troublé sensiblement le fond
ni qu elles en aient altéré le caractère général •
Lorsque Postel assura que le livre qu'il rappor-
tait de l'Orient était lu dans le culte public chez les
Grecs, on n'accueillit ses paroles qu'avec défiance;
on crut assez généralement que ce qu'il en disait
n'était qu'une invention destinée à faire valoir la
découverte qu'il en avait faite ; on alla même jus-
qu'à le soupçonner d'avoir fabriqué lui-même cet
1. a Quelques-uns affirment que les frères de Jésus étaient
les fils que Joseph avait eus d'une première femme, avant d'é-
pouser Marie. Ils se fondent sur l'Évangile intitulé selon Pierre
ou sur le livre de Jacques. » Origenes opera^ t. XI, p. ttZ,
Comment, in Evang, Matth.
2. Prolévangile, chap. 9 et 47.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES^ 329
écrit *. Rien n'était plus vrai cependant que ce qu'il
en racontait. C'est un fait certain que dans plu-
sieurs églises grecques on lisait au xvi® siècle des
passages de cet Évangile à la fête de Joachim
(9 septembre), à celle d'Anne (25 juillet), à celle de
la Conception (8 décembre), à celle de la Naissance
de Marie (8 septembre), à celle de sa présentation
au temple (21 novembre), à bien d'autres encore.
Cet usage remontait vraisemblablement très-haut,
et il ne serait pas impossible qu'il existât encore
aujourd'hui *.
Ce n'est pas à dire que les chrétiens grecs aient
jamais tenu ce livre pour canonique, comme Postel
semblait le croire. Mais ils le regardaient comme
un ouvrage très-ancien, édifiant, recommandable
à plusieurs égards et se rattachant plus ou moins
directement à saint Joseph, dont la mémoire est en
grande vénération parmi eux ^. Ils le rangeaient
parmi ce qu'on pourrait appeler les hagiographes
chrétiens. On ne saurait en douter, quand on voit
que dans la plupart des manuscrits dans lesquels
il se trouve, il est au milieu d'homélies et de
martyrologes qui ont dû servir aussi bien au culte
1. Voyez dans Tappendice le n© 7.
2. Borberg, Bibliothek der neutestamentl. Apokrypiien, t. I,
p. 42. Thilo, Codex apocryphus Novi Testamenti, p. lviii-lx.
3. Kdw. von Murait, Briefe ûber den Goltesdicnst der mor^
gen-landischen Kirche^ 4838, cité par Borberg, ibid., 1. 1, p. 44,
note 43.
330 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
public qu'à Fédification des simples particuliers.
Cette opinion est vraisemblablement ancienne; il
n'y aurait rien d'extraordinaire qu'elle datât des
premiers siècles de l'Église.
Ce n'est pas seulement parmi les Grecs qu'il a
joui de cette haute estime. Il n'était pas moins
considéré dans toutes les autres Églises de l'Orient.
On en a la preuve dans les traductions qui en furent
faites en syriaque et en arabe * et dans les em-
prunts qu'en ont fait les écrivains ecclésiastiques
orientaux, entre autres l'évêque nestorien Salomon
de Bassora ^.
L'Évangile de TEnfance qui porte le nom de
Thomas l'Israélite n'est guère moins ancien que le
Protévangile. Irénée le connaissait certainement.
Il fait mention, en eifet, d'une légende qui était
rapportée dans un ouvrage hérétique ^ et cette
légende se trouve dans cet Évangile *. Origène,
en énumérant divers Évangiles apocryphes an-
ciens, cite celui-ci sous le nom même d'Évangile
selon Thomas^. Il existait donc dans la seconde
1. Tliilo, Codex apocryphus Novi Testamenti, p. lxvii-lxix,
2. Thilo, tbid,, p. lxix-lxxii.
3. Irënëô, Adv, hœres,, lib. I, cap. 47. C'est la légende da
maître d'école Zachée.
4. Évangile de Thomas, çhap. 6 et 44.
5. Origène, HomiL I in Lucam^
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 33i
moitié du second siècle, et vraisemblablement il
remontait plus haut.
J'ai déjà fait remarquer que les légendes qui y
sont recueillies ne peuvent être nées que parmi les
chrétiens de la Syrie et que, selon toutes les vrai-
semblances, cet Évangile, composé dans ce pays,
fut écrit primitivement en langue syriaque. Le
texte grec que nous en avons ne serait alors qu'une
traduction; mais il faut ajouter que cette traduc-
tion serait l'ouvrage d'un homme peu cultivé. Le
langage, en outre des obscurités et des incorrections
sans nombre qu'on y remarque, est plat, trivial,
et bien inférieur à celui du Protévangile. Que les
copistes du moyen-âge en aient en partie corrompu
le texte, comme le prétend Thilo, on peut l'ad-
mettre sans peine; mais on ne saurait les rendre
responsables des défectuosités presque constantes
de la langue, et de la bassesse et de la trivialité
du style.
Cet écrit tel que nous l'avons est certainement
mutilé. Il y a une lacune évidente du chapitre dix-
huitième au dix -neuvième. On dirait même que
celui-ci n'est pas de la même main que ce qui
précède. La langue et le style en ^ont m.eilleurs.
Peut-être cette supériorité a-t-elle sa raison dans
les emprunts qui ont ici été faits à Luc, ir, 50-52.
Mais il ne serait pas impossible que la fin de cet
Évangile eût été supprimée et remplacée par ce
333 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
chapitre dix-neuf qui est une imitation du passage
du troisième Évangile canonique que je viens
d'indiquer. Quoi qu'il en soit, s'il faut s'en rappor-
ter à la chronographie de Nicéphore, cet écrit se
composait de treize cents lignes •; dans sa forme
actuelle, il est loin d'atteindre ce chiffre.
On a déjà vu par l'analyse que j'ai donnée des
légendes qu'il rapporte, que les prodiges qui y sont
attribués à l'enfaiit Jésus sont tous ou ineptes ou
révoltants, et que la plupart sont inspirés par un
déplorable sentiment de vengeance ou par une
méchanceté diabolique. Est-ce à cause de C8 carac-
tère, comme le pense Borberg ^, que cet Évangile
a été vu en général d'un mauvais œil p:r le^ an-
ciens chrétiens, et qu'il a été attribué, au iv^ siècle,
aux Manichéens, les hérétiques les plus odieux à
cette époque ^ ? Ce ne serait pas impossible . Cependant
ces miracles ne paraissent pas avoir excité une ré-
pugnance aussi prononcée qu'on serait tenté de le
supposer. Ils ont été reproduits dans des Évangiles
apocryphes postérieurs, entre autres dans le Pseudo-
Matthieu, et celui-ci n'a pas laissé de jouir d'une
certaine réputation dans les Églises latines;
1. Eùa>f]ftXiov xxTà ôwjAîa ornx«v aï. Stichometria vetus ad cal'
cem chronographiœ Nicephori patriarchœ Constantinopolif cilë
par Fabricius, Codex apocryphus Novi Testament^ pars 4 , p. 4 43.
8. Borberg, Blbliothek der neutestamentl. apokryphen, t. I,
p. 60.
3. Cyrille de Jérusalem, Cateches.y iv, § 22; vi, § 18.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 333
J'incline à croire qu'on l'attribua aux Mani-
chéens uniquement parce que, par suite de circon-
stances que j'ai expliquées *, ces hérétiques en
firent usage. A une époque où les connaissances
historiques étaient à peu près nulles, et où l'esprit
critique faisait entièrement défaut, on tira, du fait
qu'ils s'en servaient, cette conclusion qu'ils en
étaient les auteurs. Mais cet Évangile est anté-
rieur de plus d'un siècle à la naissance du mani-
chéisme ^. Le décret de Gélase contre les apo-
cryphes est plus dans le vrai que Cyrille de
Jérusalem, en disant seulement que les Manichéens
s'en servirent \
Un fait assez extraordinaire, c'est que cet écrit
porte l'empreinte de deux tendances dogmatiques
différentes, contraires même.
Dans un grand nombre de passages, il est parlé
de Joseph comme du père véritable, réel, de l'en-
fant Jésus; on peut même dire que c'est là le ton
général de cet Évangile, « Son père, » est-il tou-
jours dit de Joseph par rapport à l'enfant Jésus : et
4 . 2e partie, iv.
2. Ce qui est manifeste, puisqu'il ëtait connu d'Origène et
même d'Irénëe, et qu'il est par conséquent antérieur à ce der-
nier.
3. Ëvangelium nomine Thomse quo utuntur Manicbœi, apo-
cryphum. Décret de Gélase contre les apocryphes. Je rapporte
dans l'appendice, no 8, ce décret, qui est un document impor-
tant pour l'histoire des apocryphes chrétiens.
334 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
« son fils », est-il toujours dit de l'enfant Jésus
par rapport à Joseph * .
Dans d'autres passages, au contraire, on semble
vouloir établir que Jésus est un être qui n'a rien de
commun avec la nature humaine. « Cet enfant
» n'est pas un être qui ait été fait 2, dit de lui
» Zaehée; il peut dompter le feu; peut-être a-t-il
>> été fait avant la création du monde ^. Il est quel-
» que chose de grand, ou un Dieu, ou un ange, ou
» un je ne sais trop quoi*. » La foule s'écrie ailleurs
en l'adorant : « En vérité, l'esprit de Dieu réside
» en cet enfant ^. » Ailleurs encore : « Cet enfant
» est en vérité un Dieu ou l'ange de Dieu, car tout
» ce qu'il ordonne s'accomplit aussitôt ^. »
Si l'on considère que ces deux manières de par-
ler de Joseph et de l'enfant Jésus ne se trouvent
jamais simultanément dans un même récit, mais
que chacune d'elles ne se rencontre que dans des
légendes d'où l'autre est absente, on sera porté à
croire que l'on a recueilli dans cet Évangile deux
\. Évangile de Thomas^ chap. 2, 3, 4, 6, 42, 13.
2. Dans le texte grec, ToiîTo rh 7ï(4i^wv ^yi^svyj; eux eVti. Thilo,
Codex apocryphus Novi Testamenti^ p. 294.
3. Tdyjx TciîTc irpô rn; )6off(i.o«&ta5 èori •y8-^ivvv)ri,£vcv. Évangile de
Thomas, chap. 7. Thilo, Codex apocryphus Novi Testamenti^
p. 294.
4. ToÛTO T^ TtOTS [Aî-jf* 8<XtIv, ^ Osàj, ^ oij^i\o^, ^ Tl eiTTEV où/-
cl^a. Ibid.
6. Évangile de Thomas, chap. 10.
6. Ibid»^ chap, 47.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 838
séries de légendes d'origines différentes, sinon
quant au milieu dans lequel elles se formèrent, du
moins quant à l'époque à laquelle elles prirent
naissance. On ne saurait douter, ce me semble,
qu'elles ne soient nées, les unes aussi bien que les
autres, parmi les chrétiens judaïsants de la Syrie.
Mais ne pourrait-on pas expliquer la différence
qui les distingue en supposant que les unes sont
antérieures et les autres postérieures à l'introduc-
tion de la théosophie gnostique dans ces anciennes
Églises ?
Celles dans lesquelles Joseph est appelé le père
de l'enfant Jésus, et l'enfant Jésus, le fils de Joseph
indiquent nécessairement la doctrine primitive des
chrétiens judaïsants, doctrine qui ne donnait Jésus
que pour le plus grand et le dernier des prophètes
et qui ne lui attribuait ni une nature surhumaine,
au sens propre du mot, ni une naissance miracu-
leuse. Celles, au contraire, dans lesquelles l'enfant
Jésus est présenté comme un être étranger, par son
^origine et par sa nature, à la terre, impliquent le
docétisme ou toute autre théorie théosophique, d'a-
près laquelle Jésus était un être surnaturel. C'est
un fait certain qu'il y eut des Églises judaïsantes qui,
envahies par le gnosticisme, abandonnèrent la pre-
mière de ces deux doctrines pour suivre la seconde.
Les deux ordres de légendes répondraient à ces
deux moments dogmatiques différents.
336 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
• § 3.
De ces deux anciens' écrits apocryphes dérivent
tous les autres Évangiles de TEnfance.
L'Évangile de la nativité de Marie n'est qu'une
sorte de remaniement, en langue latine, des dix-
huit premiers chapitres du Protévangile, c'est-à-
dire de la partie de cet écrit qui est relative à la
naissance, à la jeunesse et au mariage de la sainte
Vierge. Mais la vénération pour la mère du Sau^
veur y est encore plus prononcée, et par suite le
surnaturel de la légende qui la concerne a pris de
nouveaux développements. Cette circonstance en
déterminerait la date de la composition, si elle n é-
tait déjà marquée très-catégoriquement dans la for-
mule trinitaire par Iquellea il se termine : « Il arri-
va, lorsqu'ils y furent (à Bethléhem), que le terme
étant accompli, elle enfanta son fils premier-né S
comme nous l'ont enseigné les saints Évangélistes,
Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, étant Dieu avec
le Père, le Fils et le Saint-Esprit, vit et règne dans
tous les siècles *. » Or cette formule ne date que
d'Augustin, Un écrit dans lequel elle se rencontre
4 . Peperit filium suum primogenitum est tout simplement la
traduction de Luc, ii, 7, ^Ttxe tgv ulèv aOr^; tbv wpwTOToxcv,
2. Évangile de la Nativité de Marie^ chap. 40; Thilo, Codex
apocryphus Novi Testamenti^ p. 336.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 337
ne peut remonter au delà du milieu du v® siècle *.
Le but de cet Évangile est encore plus manifeste
que Tépoque à laquelle il a été composé. C'est une
glorification de la Vierge. A-t-on voulu y com-
battre l'opinion des Manichéens, opinion qui avait
été aussi, à ce qu'il paraît , celle des Montanistes,
que Marie était de la tribu de Lévi, et établir par
l'autorité d'une sorte de supplément aux livres
saints, qu'elle appartenait à la tribu de Judaet àla
famille de David? On ne saurait l'admettre; mais il
est évident qu'on y a recueilli les légendes relati-
ves- à l'histoire de la sainte Vierge, telles que les
avait amendées le besoin de réfuter l'opinion des
Montanistes et des Manichéens, et que, sans s'être
proposé un but polémique, on y a adopté la thèse
que Marie était du sang royal, thèse que d'autres
circonstances encore que la nécessité de réfuter des
hérétiques, avaient conduit l'Église à supposer et
à recevoir comme une vérité incontestable.
On a dans l'histoire des opinions qu'on se fit,
dans les premiers siècles, de l'origine de la mère
du Sauveur, un exemple frappant des modifications
que les changements dans la croyance apportent
dans la manière de se représenter les faits évaiigé-
liques. C'est un fait incontestable que dans une
^. Tischendorf, de Evangeliorum apocryphorum origine et
mu, p. 46.
sa
338 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
foule de cas, an lieu de modeler les croyances
sur les faits, on a arrangé les faits d'après les
croyances.
Dans le principe, on n*avait pas douté que Jésus-
Christ ne fût le fils de Joseph et de Marie. Joseph
étant de la tribu de Juda et de la famille de Dayid,
on pouvait assurer de ce point de vue que Jésus
était bien du sang royal, ainsi que devait Tôtre le
Mesrfe, L'origine de Marie n'est indiquée dans au-
cun des Évangiles canoniques. La tradition était
par conséquent entièrement libre de la faire naître
danS'la tribu qu'elle voudrait. On jugea conve-
nable de supposer qu'elle appartenait à celle de
Lévî. Ce choix ne fut pas fait au hasard; il fut
dicté par le désir de réunir en Jésus les préroga-
tives de la royauté et celles du sacerdoce. C'est
vraisemblablement dans cette pieuse intention que
les Montànistes prétendaient que la mère du Sau-
veur était de la race sacerdotale. Mais cette opi-
nion, qui pouvait paraître fort orthodoxe aussi
longtemps que, Joseph étant regardé comme le
père de Jésus le Seigneur appartenait par lui à la
tribu de Juda et à la famille de David, devint une
hérésie dès qu'il fut irrévocablement admis qu'il
n'y avait aucun lien de parenté entre Jésus et Jo-
seph; et comme Jésus, en tant que le Messie, devait
être de la race royale, il fallut de toute nécessité
que sa mère fût de la tribu de Juda et de la fa-
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 339
mille de David, puisqu'il ne tenait à l'humanité que .
par elle. Cette nécessité logique ne paraît pas avoir
été aperçue de longtemps * ; on se contentait, pour
rattacher Jésus-Christ à David, des généalogies de
Joseph rapportées dans le premier et le troisième
(les Évangiles canoniques, quoique en réalité elles
ne prouvent rien pour Torigine du Seigneur; mais
elle n'échappa pas à saint Augustin, qui soutint
avec la plus grande énergie que la famille de la
sainte Vierge devait être de la tribu de Juda *.
Ce fait, fondement de la croyance chrétienne
tout entière, puisqu'il nous certifie que Jésus était
bien le Messie annoncé par les prophètes, prit place
dès lors dans la légende de la sainte Vierge. L'au-
teur de rÉvangile de la Nativité de Marie n'eut
garde de l'oublier. C'est par là qu'il entre en ma-
tière, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer. « La
iienheureuse et glorieuse Marie, toujours vierge,
de la race royale et de la famille de David », tels
sont les premiers mots de cet écrit.
L'Évangile de la Nativité de Marie ne reproduit
qu'en partie le Protévangile, en le modifiant toute-
fois d'après des croyances qui s'étaient développées
4. Pour Tertnllien cependant Marie descend de David, D9
came Cbristi, §24.
2. Co7Ura Faustum, lib. XXIU, § 4 et 9, cité plus haut,
p. %n et «a.
340 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
depuis que celui-ci avait été composé. Un autre
Évangile latin, plus complet, embrasse à la fois les
légendes relatives à la sainte Famille et à Marie, et
celles qui concernent l'enfance de Jésus. Il est
par conséquent une sorte de combinaison du Prot-
évangile et de TÉvangile de Thomas l'Israélite.
L'auteur de ce nouvel Évangile apocryphe avait-
il ces deux écrits sous les yeux? c'est fort probable;
mais s'il les suit en général, il ne se borne pas à les
reproduire littéralement. Cet Évangile n'est ni une
traduction latine, ni même un simple remaniement
des deux autres. Il en diffère en plusieurs points : il
y manque des légendes rapportées soit dans l'Évan-
gile de Jacques soit dans celui de Thomas, et on y
en trouve d'autres qui leur sojit inconnues; en gé-
néral les récits y sont plus développés.
Peut-être pourrait-on expliquer les rapports qui
existent entre cet Évangile et les deux autres,
en supposant que son auteur a voulu corriger les
écrits de Joseph et de Thomas d'après les vues
nouvelles qui. régnaient de son temps, et en même
temps les compléter en y ajoutant les légendes
que ceux-ci avaient omises ou qui, plus probable-
ment, s'étaient formées depuis.
Quoi qu'il en soit, ce nouveau recueil de lé-
gendes est désigné le plus ordinairemenf sous le
nom d'Évangile du Pseudo-Matthieu, par cette
raison, que dans la plupart des manuscrits, il est
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 341
donné pour une traduction latine d'un ouvrage
écrit en hébreu par saint Matthieu, bien que, dans
un certain nombre d'autres manuscrits, il soit attri-
bué à saint Jacques, le frère du Seigneur, le même
auquel on rapporte la composition du Protévan-
gile *. Dans les manuscrits.de la première catégo-
rie, il est précédé de deux lettres, l'une adressée à
saint Jérôme par deux évoques, Ghromatius et
Héliodore, et l'autre adressée par saint Jérôme, sous
forme de réponse, à ces deux évêques 2, Ghroma-
tius et Héliodore annoncent à saint Jérôme qu'ils
avaient trouvé dans des livres apocryphes, des dé-
tails sur la naissance de la sainte Vierge et sur la
4 . Dans le^ manuscrits où il est attribué à Joseph, il y a^ à la
place des deux lettres [dont il va être question, une courte pré-
face qui est présentée comme écrite par Joseph lui-même, et
dans laquelle il y assure qu'il a vu, de ses propres yeux, les
événements qu'il raconte. On s'accorde à 'reconnaître que les
manuscrits dans lesquels il est donné pour Tœuvre de saint
Matthieu, sont plus anciens que ceux dans lesquels il est attribué
à Joseph. C'est un des manuscrits de cette dernière catégorie
que Thilo a fait imprimer dans son Codex apocryphus Novi Tes-
tamenti; M. Tischendorf, au contraire, a choisi un de ceux de
la première.
21. Dans quelques manuscrits, ces deux lettres sont en tête
de l'Évangile de la Nativité de Marie. Mais, comme m le verra
par l'analyse que je vais en donner, elles se rapportent bien plu-
tôt à rÉvangile du Pseudo-Matthieu qu'à l'Évangfle de la Nati-
vité de la Vierge. Thilo les joint cependant à celui-ci; mais
M. Tischendorf, qui avait d'abord suivi cette Opinion dans son
de Evangeliorum apocryphorum origine et usu, les joint à l'É-
vangile du Pseudo-Matthieu dans ses Evangelia apocrypha.
342 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
naissance et l'enfance du Sauveur; mais quils
avaient hésité d'y ajouter foi, dans la crainte
d'être trompés par des inventions des hérétiques.
Tandis qu'ils réfléchissaient là-dessus, ajoutent-ils,
deux hommes de Dieu, Arménius et Virginius,
leur avaient appris que lui, Jérôme, possédait un
livre écrit en hébreu par le bienheureux Évangér
liste Matthieu, et contenant le récit de la naissance
et de la jeunesse de la Vierge aussi bien que de
la naissance et de Tenfançe du Sauveur. En consé-
quence, ils le prient de le traduire en latin et de
leur communiquer cette traduction qui, en leur
faisant connaître ce qui est vrai, les mettra en
mesure de confondre les impostures des hérétiques.
Saint Jérôme leur répond que ce livre est en
effet Toeuvre de saint Matthieu qui l'avait écrit en
hébreu, pour qu'il restât inaccessible à la foule et
ne fût connu que des hommes pieux ; mais que,
un manichéen du nom de Seleucus l'ayant publié
en le défigurant, il n'y avait pas d'inconvénient à
le traduire ; qu'il y voyait même cet avantage de
le ' faire connaître tel que l'apôtre l'avait écrit et
de démasquer les erreurs qu'y avait introduites
l'hérésie.
Ces lettres *, destinées à servir de préface à
4 . Dans d'autres manuscrits, on trouve, à la place de la lettre
de saint Jérôme que je viens de rapporter, une réponse toute
différ.ente. Dans celle-ci^ saint Jérôme n'attribue plus ce livre k
ÉVANGILES APOGa¥PHE§ ORTHODOXES 343
rÉvangile du Pseudo-Matthieu, avaient pour bpt
évident de le recommander à' la piété des fidèles^
eu lui donnant un certificat d'authenticité. La
fausseté n'en est pas douteuse; maig, comme Bor-
berg le fait remarquer *, le faussaire a fait preuvo
d'une habileté peu commune en les mettant sous
les noms de Ghromatius, d'Héliodore et de saint
Jérôme.
I^es deux premiers ne sont nullement des per-
sonnages fictifs. Ghromatius était évêque d'Aquilée
et HéUodore d'Altinum, Ils étaient l'un et l'autre
en correspondance suivie avec saint Jérôme qui
leur dédia sa traduction des divers livres bibliques
qui portent le nom de Salomon, et son commentaire
sur Habacuc. C'est sur leur demande qu'en 390
il traduisit en latin le livre de Tobie. Cette circon-
stance a probablement inspiré au faussaire l'idée de
faire demander à saint Jérôme par ces deux évoques
saint Matlhieu; il le donne pour Toeuvre de Seleucus, et il re-
conûait qu'il contient bien des fables. Mais, iait^l remarquer^
comnne en réalité de grands miracles ont dû entourer la nais-
sance et la jeunesse de la Vierge^ il ne voit pas de danger pour
la foi k s'édifîer de la lecture de ceux qui y sont rapportés.
CeU» lettre serait-elle la plus ancienne et aurait-elle été ren^f^a-
cée par Tautre^ parce qu'on ne la prouvait p^s suffisante pour
recommander et faire valoir TÉvangile du Pseudo-Sfattbieu?
J'inclinerais à le croire. Dans toi^s les cas, elle n'est pas plus
authentique que la précédente et que celle des deux ëvé^ues,
CbromaU^gs et Hëliodore,
4. Borberg, ihid., i. I, p. 213 et 2U.
3i4 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
une traduction du prétendu Évangile hébreu dé
saint Matthieu, et la lettre par laquelle saint Jérôme
leur dédia sa traduction de Tobie, et qui en est la
préface, a servi sans le moindre doute de modèle
à la réponse que l'on attribue ici au savant anacho-
rète de Bethléhem.
Si ces lettres ne peuvent pas nous convaincre dô
Tauthenticité de l'Évangile du Pseudo-Matthieu,
elles peuvent du moins nous servir à fixer approxi-
mativement l'époque à laquelle, il a été composé.
Il n'est pas antérieur à la fin du iv® siècle; mais
ce serait, ce me semble, en porter la date de la
composition beaucoup trop tard que de lui donner
pour auteur quelque moine savant du temps de
Gharlemagne *. Le plus vraisemblable, c'est qu'il
est du vi° siècle, époque à laquelle les préventions
des Latins pour les Évangiles apocryphes et les
légendes qu'ils rapportent, avaient commencé à se
dissiper ^.
■û.
L'Évangile arabe de l'Enfance a été pour l'Orient
4 . Doctus quidam monachus circa lempora Caroli magni hu-
jus Evangelii auctor exslitit. Tischendorf , de Evangeliorum
apocryphorum origine et msm, p. 48. On peut croire que M. Tis-
chendorf a renonce à cette hypothèse; du moins il n'en parle
plus dans les prolégomènes de son édition des Évangiles apo-
cryphes.
2. Tischendorf; de Evangeliorum apocryphorum origine et
mu, p. 47.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 348
ce que l'Évangile du Pseudo-Matthieu fut pour les
Églises latines, je veux dire une compilation des
légendes relatives à la sainte Famille et à Marie et
de celles qui se rapportent à l'enfant Jésus. Cette
compilation est toutefois plus étendue et plus com-
plète que celle que l'on a dans le Pseudo-Matthieu.
On a déjà vu que cet Évangile arabe se compose
de trois parties, dont la première et la dernière
sont des imitations^ l'une du Protévangile et l'autre
de l'Évangile de Thomas, et dont la seconde est
un recueil de fables orientales sur l'enfant Jésus.
D'autres éléments y sont encore entrés. On y a
tenu compte de plusieurs données des Évangiles
canoniques, en les travestissant toutefois plus ou
moins*. L'auteur connaissait les Évangiles; il les
désigne en bloc sous le nom d'Évangile parfait ou
complet 2.
Cette compilation est passablement décousue.
On y a rassemblé une foule de récits de miracles,
sans se donner la peine de mettre chacun d'eux à
la place qui lui convient, encore moins de bien
i. Pour les emprunts faits aux Évangiles canoniques, voyez
Évangile arabe, chap. 6, 9, 26, 50 et 53.
2. Évangile arahe^ chap. 25. Lo nom d'Évangile parfait ou
d'Évangile complet, par lequel sont désignés ici les Évangiles ca-
noniques, a ëlë sans doute imaginé pour marquer que ces Évan-
giles embrassaient l'ensemble de la vie du Seigneur, tandis que
ceux des apocryphes, qui étaient connus de l'auteur de cet
écrit, n'en comprenaient chacun qu'une partie.
U6 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
marquer la suite des évéuementô qu'on y raj>porte.
Ainsi au chapitre seizième l'ange ordonne à Joseph
d'aller s'établir dans la ville de Nazareth; aux
chapitra; suivants on voit la sainte Famille à
Bethléhem, et la suite du récit laisse croire qu'elle
y est décidément fixée; ce qui y est raconté sup-
pose constamment qu'elle est dans le voisinage
de Jérusalem, par conséquent à Bethléhem. Il n'en
est rien toutefois, car après la fête à l'occasion de
laquelle Jésus, âgé alors de douze ans, avait été
conduit à la ville sainte, c'est à Nazareth, où l'É-
vangile ne l'avait pas encore amenée, qu'il nous
apprend qu'elle retourne *. Les confusions ou les
sous-entendus de ce genre ne sont pas rares* Ils ne
peuvent s'expliquer que par Tincapacité de l'au-
teur, ab indiligentia compilatorisj comme dit
M. Tischendorf.
Cet Évangile ai;abe n'e^t pas un ouvrage ori-
ginal, mais une traduction. Thilo et M. Tischendorf
ont donné des preuves irrécusables qu'il avait été
traduit du syriaque.
On y trouve de nombreux détails qui ne sont
propres qu'à la Syrie. Ce n'e^ que là que Caïphe
et l'historien Josèphe étaient tenus pour une même
personne; cette bizarre confusion se retrouve au
chapitre premier de cet Évangile. Le titre de
1. Évangik ar(ihe, diap. 53,
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 347
Dame (Mrat), qui y esjt constamment et exclusive-
ment donné à Marie, n'apparaît dans aucun autre
écrit arabe ; il est, au contraire, en usage parmi les
Syriens qui ne désignent pas autrement la sainte
yierge. C'est encore une opinion répandue parmi
eux que Jésus-Christ naquit l'an 369 de l'ère
d'Alexandre *. Cette donnée est admise par cet
Évangile ^.
On y remarque cette singulière particularité
qu'au mot Jésus se trouve toujours jointe la qua-
lification de Seigneur (Rab, domimis, maître, ou
Alrab le maître) ^ et à celui de Messie la qualifi-
cation de prince, de chef (Alsid, dominateur , prin-
ceps) 3. Ces deux locutions, particulières aux Nés-
toriens, sont une conséquence de leur doctrine de
la distinction des deux natures dai^s le Sauveur,
qui est le Christ en tant que Dieu et Jésus en tant
qu'homme. Quand ils parlent du Christ, ou en
d'autres termes quand ils considèrent le Sauveur
dans sa nature divine, ils le qualifient de domina-
teur ; quand ils parlent de Jésus, c'est-à-dire quand
ils considèrent le Sauveur dans sa nature humaine,
ils rappellent le Seigneur *. Cette distinction et les
\ . Borberg, ihid., t. I, p. 145, note 6.
2. Évangile arabe, chap. 2.
3. Alsid Almassyah, Évang. arabe, chap. 6, ii, 15, 46^ etc.
Alrab Issah. Ibid,, chap. 7, 47, 21, 22, etc.
4. Borberg, ibid,, 1. 1, p. i4i, note 2.
348 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
locutions auxquelles elle a donné naissance se
retrouvent dans tous les écrits nestoriens; elles ne
se présenteraient pas certainement dans l'Évangile
arabe, s'il avait été composé au milieu des Coptes
qui sont monophysites. On ne saurait y en expli-
quer la présence qu'en admettant que cet Évangile
fut écrit primitivement en syriaque par un nesto-
rien, et que celui qui le traduisit en arabe en rendit
le texte mot à mot, sans bien comprendre la portée
et la valeur de cette manière de parler de Jésus-
Christ, ou sans y arrêter son attention et y atta-
cher de l'importance.
Il faut encore considérer que la plupart des
fables qui y sont rapportées sont populaires chez les
Nestoriens. Abulfarage et Salomon , évêque de
Bassora, en mentionnent plusieurs dans leurs
écrits. Ce dernier parle entre autres de la prédic-
tion de la naissance de Jésus-Christ par Zoroas-
tre S des deux voleurs que la sainte Famille ren-
contra dans sa fuite en Egypte et qui furent plus
tard crucifiés avec Jésus-Christ, de Tidole d'Her-
mopolis qui tomba et se brisa au moment que l'en-
fant Jésus entra dans cette ville, du roi d'Egypte
qui reconnut l'origine divine du Seigneur, et de
bien d'autres légendes contenues dans cet Évangile.
i. Évangile arahe^ chap. 7.
2. Assemani Bibliotheca orientalis, t. III, pars i, p. 309 et
suiv. Thilo, ibid.j p. xxxii et suiv.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 349
Ajoutez encore que cet écrit existe en syriaque.
On en a un exemplaire parmi les manuscrits de
la Bibliothèque du Vatican *; la Bibliothèque im-
périale en possède un autre ^. Ces manuscrits con-
tiennent sans doute le texte original de cet ou-
vrage. Il y aurait quelque intérêt à les comparer
avec la traduction arabe.
Mais si cet Évangile est l'œuvre d'un Nestorien,
c'est une hypothèse pleine d'invraisemblance de
l'attribuer à Nestorius lui-même , comme on Ta
avancé plus d'une fois. Il est impossible qu'un sec-
taire qui prétendait que Jésus ne différait en rien,
en naissant, du reste des hommes, et qu'il ne
reçut communication de la nature divine que plus
tard, en considération de ses éminentes vertus ^,
ait composé ou seulement arrangé un écrite dans
4 . Assemani Bibliotheca orientaîis, 1. 1, p. 585.
2. No 433 des manuscrits syriaques. Thilo, ibid,, p. xxxi.
3. Par opposition à Apollinaire, qui soutenait que Jésus-
Christ n'avait pas d'âme humaine, le Logos lui en tenant lieu,
Nestorius, patriarche de Constantinople en 428, prétendit d'a-
bord non-seulement que la nature humaine était parfaitement
distincte de la nature divine dans le Sauveur, mais encore
qu'elles formaient en lui deux personnes différentes, ayant cha-
cune ses attributs distincts. Entraîné ensuite par l'ardeur de la
discussion qui s'engagea sur ce point, il en vint à déclarer que
Jésus-Christ, au moment de sa naissance, possédait la nature
humaine seule, et que ce ne fut que plus tard qu'il mérita,
pour ses éminentes vertus, que le Verbe s'unît à lui, non par
une union hypostatique, mais par une simple adjonction, par
une sorte de société morale.
350 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
lequel, contrairement aux principes qu'il soutient,
on représente le Seigneur en possession, dès sa
naissance, de pouvoirs extraordinaires, et qui com-
mence par ces paroles de Jésus au berceau, à sa mère :
« Moi, que tu as enfanté, je suis Jésus, le fils de
Dieu, le Verbe, ainsi que l'ange Gabriel l'a an-
noncé, et mon Père m'a envoyé pour le salut du
monde*.»
Des chrétiens de la Syrie au milieu desquels il
prit naissance, cet Évangile ne tarda pas à passer
aux chrétiens de la Perse, qui étaient presque tous
Nestoriens, comme leurs voisins. On sait par les
récits des voyageurs que plusieurs des légendes
qui y sont contenues sont répandues parmi les
Persans. « Le calendrier des Persans, dit Chardin,
» marque la naissance de Jésus-Christ au troisième
» jour dii septième mois; et quant à sa vie, leurs
» légendes contiennent non-seulement ce qui s'en
» trouve dans les Évangiles, mais encore tous
» les contes qu'il y a dans les légendes des chrê^
» tiens orientaux et notamment dans une légende
» arménienne intitulée l'Évangile-Enfant * » (c'est-
à-dire l'Évangile de l'Enfance).
i. Émng, arahé, chap. 4.
2. Voyages d^ Chardin^ édit. de Langlès, t. IX, p. 424. D*a«
près ce que Chardin rapporte de cette légende, on peut conclure
qu'elle offrait la plus grande analogie avec TËvangile du Pseu-
do-Thomas.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 3M
Ange de la Brosse nous apprend encore qu'un de
ces miracles esl également connu des Persans;
c'est celui qui est raconté dans le chapitre trente-
sept de notre Évangile. Voici comment il esit rap-
porté par cet ancien orientaliste : « Il est dit dans
* un livre apocryphe des Perses, intitulé : TjE'n-
» fhnee de Jésus-Christ, que le Sauveur a exercé
» le métier de teinturier, et qu'avec une seule
» teinture^ il donnait aux étoffes diverses couleurs.
» C'est pourquoi chez les Persans il est vénéré dés
» teinturiers comme leur patron, et une maison de
» teinturier s'appelle la boutique du Christ *. »
Cet Évangile fut aussi connu des Coptes. En
avaient-ils une traduction dans leur langue,
comme le suppose Thilo? C'est possible; mais ils
pouvaient le lire dans notre traduction arabe, et il
est certain que les légendes qui y sont recueillies
ieur étaient familières. Un fragment d'un manus-
crit copte dont parle Zoega *, raconte la chute des
idoles adorées dans une ville d'Egypte, à la voix
de la sainte Vierge ^. Un écrit faussement attri-
bué à Théophile d'Alexandrie et intitulé : Historia
4. Ange de la Brosse, Lexicon persicum, Amsterdam, 4684^
in-fol., au mot Tinctoria ars. Brunet, Évangiles apocryphes,
p. i06.
2. Zoega, Cataîogus codicum coplicorum^ no cxix, p. 323, cité
par Thilo, îb%d,y p. xxxvii.
3. É^mgile arabe, cbap. 10, Évangile du Pseudo-Matthieu,
châp, S3»
352 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
fugœ Deiparœ et S. Josephi in jEgypium *^ les
deux ou trois Homélies de l'évêque Gyriaque sur
des miracles opérés par l'enfant Jésus pendant le
séjour de la sainte Famille en Egypte ^^ et un
opuscule inédit portant.le titre : De miraculis bea--
tœ Virginisy et qui se trouve parmi les manuscrits
de la Bibliothèque Impériale ^, rapportentplusieurs
des légendes contenues dans notre Évangile arabe.
Il parait qu'elles sont encore répandues dans les
Églises de ce pays. « Les Coptes, dit Thévenot, ont
» plusieurs histoires fabuleuses tirées des livres
» apocryphes qu'ils ont encore parmi eux. Nous
» n'avons rien d'écrit de la vie de Notre-Seigneur
» durant son bas âge *; mais eux ils en ont bien
» des particularités ; car ils disent que tous les
» jours il descendait un ange du ciel qui lui appor-
> tait à manger ^, et qu'il passait le temps à faire
» avec de la terre des petits oiseaux, puis il souf-
» fiait dessus, et les jetait après en l'air, et ils s'en-
» volaient ^. »
1. Assemani Bibliotheca orientalis, t. II, p. 517, et t. III,
pars i, p. 286 et 643.
2. Thîlo, Ibid., p. xxxviii-XL.
3. Thilo, /6td., p. XXXVII.
4. Du temps de Thévenot, nos Évangiles apocryphes, si re-
cherchés pendant le moyen-âge, étaient complètement oubliés.
5. Thévenot rapporte ici par erreur, à Jésus-Christ, un mira-
cle qui concerne la sainte Vierge.
6. Voyages de M. ds Thévenot, liv. II, ch. 75. Évang. arabe,
chap. 36. Thévenot parle aussi de la légende du sycomore ou du
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 353
Cet Évangile, qui fournissait l'aliment le plus
ordinaire à la piété et à l'édification des chrétiens
de l'Egypte, était, selon toutes les vraisemblances,
employé, parmi eux, dans le culte public. Ils
avaient de nombreuses fêteS consacrées au souvenir
des principaux événements de la fuite en Egypte.
Le 22 du mois de mai et les deux jours suivants
ils célébraient l'arrivée de la sainte famille dans
leur pays. Le 8 juin était l'anniversaire du miracle
qui fit jaillir la source à laquelle Marie se désal-
téra, et qui rendait encore la santé aux malades qui
allaient y chercher la guérison de leurs maux. Le
25 du mois de mai, jour auquel, d'après la tradition,
l'enfant Jésus avait planté en terre un bâton qui
avait poussé des branches et était devenu un oli-
vier, était consacré à célébrer le souvenir de ce fait
miraculeux* . Il paraît qu'à chacune de ces fêtes on
lisait le passage de cet Évangile dans lequel était
raconté l'événement qui en était l'objet. Il est vrai-
semblable qu'on y ajoutait même des explications ;
de sorte que -chacune de ces légendes devint le
noyau d'un nouveau développement légendaire.
Les homélies de Gyriaque, dont j'ai déjà parlé, et
sur lesquelles j'aurai plus tard à revenir, avaient été
du figuier de Mataréa (Évangile arabe^ chap. H) dans ses
Voyages, liv. Il, chap. 8.
4 . Pendant des siècles, on montra cet arbre à Bak, non loin
de Moharrak.
23
354 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
composées pour des fêtes de ce genre et n'étaient
qu'un tissu de fables relatives à la sainte Vierge.
Cet Évangile était en grande estime dans tout
rOrient ; on le mettait sur la même ligne que les
Évangiles canoniques ; il passait pour l'œuvre de
saint Pierre. « Les chrétiens, dit un écrivain
» arabe, ont cinq Évangiles, dont quatre sont très-
» connus, tandis que le cinquième n'est reçu que
» par un petit nombre d'entre eux. Ce cinquième
» Évangile est appelé l'Évangile de l'Enfance ; il y
» est raconté ce que fit le Messie pendant sa jeu-
» nesse. On l'attribue à Pierre ^ »
Presque toutes les légendes qui y sont rappor-
tées sont connues des musulmans*. Us les ont prises,
sans le moindre doute, dans ce livre qui ne leur était
pas inconnu, comme on vient de le voir par la ci-
tation précédente d'Ahmed Ibn Edris. Il est certain
toutefois qu'ils ont eu encore d'autres sources d'in-
formation sur l'histoire évangélique. On trouve, en
effet, dans leurs écrits d'autres légendes que celles
de l'Évangile arabe , mais elles sont'du même ca-
4. Ahmed Ibn Edris, cité par J. H. Hottinger dans son Hist.
eccles. ^euli xvi, pars 2, p. 76 et 77. Fabricius, Codex apoery"
pkus Nûvi Testamenti, pars 4 , p. 453.
2. Sur les légendes chrétiennes connues des musulmans, on
peut consulter un Mémoire de Schmidt, Sagen von Jesu ans dem
Coran, dans Bibliothek fur die Kritik nnd Exégèse des neuen
Testaments, 4796, 1. 1, p. 4tO et suiv., divers articles de la Bi-
bliothèque orientale de d'Heitelot, et les notes de Thilo et de
M. Gust. Brunet sur les Évangiles apocryphes.
ÉVANGILES APOCKIPHES OaTHODOXES 35S
ractère. Les musulmans n'ont puisé leurs connais-
sancêS singulièrement défectueuses de PhistoiFe pri-
milite dii christianisme que dans d$s apocryphes.
Les Évangiles canoniques ne paraissent pas leur
àyoir été familiers. Probablement ils les trouvaient
trop simples; les fables des apocryphes étaient plus
de leur goût.
§4.
Le Rapport de Pilate à Tibère sur la condamna-^
tion, la mort et la résurrection de Jésus-Christ est
une des plus anciennes pièces apocryphes,
Justin Martyr y renvoie ceux qui mettaiei^t en .
doute la vérité de l'histoire évangélique : « Voilà,
dit-il, après avoir rapporté les traits les plus sail-
lants de la vie du Seigneur, « voilà des faits dont
» vous pouvez encore vous convaincre par vous-
» mêmes, puisque vous avez la relation envoyée
» par Ponce Pilate de tout ce qui s'est passé *• »
TertuUien le donne également pour une preuve
incontestable, non suspecte, du fondement histo-
rique des croyances chrétiennes. Il termine un ta-
Casaubon) [xaôgîv ^uvadOs. Justin Martyr, Apologie f, § a5, dans
Opéra, p. 84, C.
356 ÉTUDES SUR LES EVANGILES
bleau de la vie de Jésus-Christ par ces mots :
< Pilate, chrétien dans le cœur, rendit compte de i
» tout ce que je viens de dire, à l'empereur Ti-
> bère *.
Le Nain de Tillemont prétend, il est vrai, que
la pièce à laquelle ces deux écrivains ecclésiasti-
ques en appellent était le véritable Rapport de
Pilate à Tibère 2, et non celui que nous possédons.
Celui-ci est si manifestement l'œuvre d'un faus-
saire, que, d'après le savant auteur des Mémoires
pour servir à V histoire de V Église ^ Justin Martyr
et Tertullien n'auraient pu le tenir pour authen-
tique. Il suppose, en conséquence, que, le rapport
de Pilate à Tibère s' étant perdu, un faussaire,
pour réparer cette perte regrettable, fabriqua la
pièce que nous avons et qui existait déjà au iv^ siè-
cle. Cette pièce, aussi bien que les deux lettres
latines qui portent le nom de Pilate, étaient tenues
pour fausses, à ce qu'il assure, parles anciens écri-
vains ecclésiastiques. Eusèbe, selon lui, les con-
damne formellement ^.
Ces assertions n'ont pas le moindre fondement *.
4 . Ea omnia sirper Christo Pilatus, et ipse jam pro sua con-
scienlia christianus, Caesari tune Tiberio nuntiavit. Tertullien,
Apologet., cap. 2i .
2. Voyez dans l'appendice no 9.
3. Le Nain de Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire de
V Église, 1. 1, p. i5i-i53, U\ et 542.
4. S'il y eut un rapport de Pilate à Tibère, il dut rester dans
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 357
Les préventions de Le Nain de Tillemont en faveur
des anciens écrivains ecclésiastiques ont ici obs-
curci son jugement. Prétendre que Justin Martyr
et Tertullien n'auraient pu se méprendre sur le
caractère de la pièce qui nous est parvenue sous le
titre de Rapport de Pilate à Tibère , c'est se faire
une idée singulièrement exagérée du tact histo-
rique de ces deux écrivains. On sait ce qu'il faut
penser du discernement de Justin Martyr en fait
d'histoire. Un homme qui avait vu les soixante-
douze cellules dans lesquelles avaient été renfer-
més les auteurs de la version des Septante S la co-
lonne érigée en l'honneur de Simon le Magicien *
et le siège sur lequel s'asseyait la vénérable sibylle
de Cumes, pour rendre ses oracles ^, n'était pas des
mieux qualifiés pour distinguer une pièce supposée
d'une pièce authentique. Tertullien, de son côté,
n'est pas difficile quand il s'agit de témoignages
favorables au christianisme ^.
Qu'on remarque maintenant que ce que celui-ci
dit du document dont il invoque l'autorité convient
les archives de Tempire. Comment alors les chrétiens du ii« siè-
cle en auraient-ils eu connaissance?
4. Justin Martyr, O'peray p. i 48, Ad Grœcos cohortatio^ § i3.
2. Justin Martyr, Opéra, p. 69, G, Apologie \'^, § 56.
3. Justin Marlyr, Opéra, p. 35, A et B, Ad Grœcos cohortatio^
§37.
4. Par exemple, quand il assure que les empereurs eux-
mêmes auraient cru au Christ, s'ils eussent pu être empereurs
à la fois et chrétiens. — Sed et Cœsares credidissent super Gbristo,
358 ÉTUDES SUH LES ÉVANGILES
très-bien au rapport tel que nous l'avons, et nulle-
ment à un rapport tel qu'un gouverneur romain au*
raitpu l'adresser au chef de l'empire* Dans la pièce
queTertuUien avait sous les yeux, Pilate parlait en
chrétien, ipse jam pro sua conscientia ehHstia-^
nus; ce sont les expressions dont il se sert- C'est
bien là le langage que luifait tenir, dans le rapport
qui est parvenu jusqu'à nous, le faussaire qui Ta
composé; mais ce n'est pas certainement celui
qu'aurait tenu Pilate en écrivant à l'empereur.
Qui croira qu'il eût laissé percer des Sentiments
chrétiens, en eût-il été pénétré, dans une pièce offi-
cielle ? Rien n'est plus contraire d'ailleurs à ce que
nous savons de son caractère que le ton général
de cet écrit. Mais Justin Martyr et Tertullien ne
doutèrent pas un seul instant qu'à la vue de la
mort et de la résurrection de Jésus-Christ, le gou-
verneur romain n'eût éprouvé des sentiments
analogues à ceux que la mémoire de ceè deux
grands événements produisait en eux-mêmes.
Quant à la condamnation dont Eusèbe frappe
un rapport apocryphe de Pilate à Tibère, Le Nain
si et christ iani potuissent esse Gsesares. Apolog,, cap. ti. Au
reste, Le Nain de Tillemont, ayant moins d'égards à garder
envers Tertullien qui, après tout, fut un hérétique, qu'envers
Justin Martyr, que TÉglise tient pour un saint, reconnaît que le
premier peut bien n'avoir pas été plus exact dans l'histoire qu'en
beaucoup d'autres choses. {Mémoireé pour tenir i l'hi$toir$d$
l'éslié», 1. 1; p. 447.)
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 359
de Tillemont commet une méprise. Ce que l'évéque
de César ée repousse comme une pièce fausse, c'est,
non celle que nous avons encore, mais un écrit que
l'empereur Maximin avait fait fabriquer sous le
nom de Pilate, écrit rempli de blasphèmes et d'im-
piétés contre le Sauveur et destiné, selon ses
ordres, à être publié en tous lieux, pour prévenir
les esprits contre le christianisme *. Cette pièce
n'avait rien de commun avec celle qui nous a été
transmise comme étant de la main de Pilate, et qui
respire, au contraire, à chaque ligne, une admira-
tion sans bornes pour Jésus-Christ. Selon toutes
les vraisemblances, Eusèbe a tenu celle-ci pour
authentique. Dans tous les cas, il ne doutait pas que
Pilate n'eût fait un rapport à l'empereur et que ce
rapport ne fût favorable au Seigneur ^.
D'un autre côté, M. Tischendorf croit que le
document dont Justin Martyr et TertuUien invo-
quent le témoignage est, non celui qui nous est
parvenu avec le titre et sous la forme d'un rapport
de Pilate à l'empereur, mais l'écrit qui forme la
première partie de l'Évangile de Nicodème et qui
existe séparément sous le titre d'Actes de Pilate ^.
1. Eusèbe, Hist, eccles., lib. TX, cap. 5, 7 et 9; Nicéphore,
Hist, eccles,, lib. VII, cap. 26.
2. Eusèbe, Hist. eccles.^ lib. II, cap. 2; Chronic, lib. Il, éd.
Scaliger^ p. 203. Fabricius, Codex apocryphus Novi Testamenti,
pars i, p. 2.47.219; pars t, p/ 480 et suiv.
3. Tischendorf, Evai^gelia apocrypha, p. l%uI'L\v»
360 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Cette opinion me paraît manquer de vraisem-
blance.
En effet, ce (jue Tertullien dit des sentiments ex-
primés par le gouverneur romain dans cette pièce
convient bien mieux au Rapport qu'aux Actes de
Pilate. Dans le premier de ces deux écrits, Pilate
se présente lui-même comme « saisi de crainte et
de terreur » à la vue et encore au souvenir de ce
qui s'est passé sous ses yeux. Il va même jusqu'à
déclarer les miracles de Jésus supérieurs à ceux des
divinités du peuple romain. C'est bien d'un homme
animé de tels sentiments qu'on peut dire, avec Ter-
tullien, qu'il était déjà chrétien au fond du cœur,
ipse jam pro sua conscientia christianus. On ne
saurait l'affirmer aussi positivement du gouverneur
romain des Actes de Pilate. Il y montre sans doute
une constante bienveillance pour le Sauveur ; mais
il ne se prononce pas toutefois aussi énergiquement
en sa faveur que dans le Rapport.
Ce qui me paraît le plus décisif contre l'opinion
de M. Tischendorf, c'est que Justin Martyr et Ter-
tullien en appellent ou croient en appeler à une
pièce officielle; sans cela, leur argumentation
n'aurait pas de sens. Or, des deux écrits, le rap-
port de Pilate à Tibère est le seul qui affecte cette
forme.
On peut conclure de là, .ce me semble^ que c'est
de ce document que veulent parler Justin Martyr
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 361
et TertuUien, et, par conséquent, que cette pièce
existait déjà vers le milieu du second siècle.
L'Évangile de Nicodème se compose de deux
ouvrages apocryphes qui, dans le principe, étaient
distincts et séparés, qui sont d'âges différents, et
qui n'ont été réunis que fort tard. Le premier est
formé des seize premiers chapitres et, dans un grand
nombre de manuscrits, porte le titre à^ Actes de
Pilate * ; le second comprend les dix derniers cha-
pitres, du dix-septième au vingt- septième^, et con-
tient un récit de la descente de Jésus-Christ aux
enfers^.
Que ces deux écrits aient été séparés dans l'ori-
gine, c'est ce qui ne peut soulever le moindre
doute *. Des douze manuscrits grecs consultés par
M. Tischendorf, deux ou trois seulement ont les
deux parties réunies. La traduction copte ne ren-
ferme que les Actes de Pilate. Les manuscrits latins,
les seuls qui portent le titre d'Évangile de Nico-
dème, contiennent, il est vrai, les deux ouvrages se ,
suivant sans interruption, comme on le voit dans le
1. En grec : 'TffOfJLviiaaTa tc5 Kupîou tq[jlwv liQacû Xpiorou wpax-
ôî'vra 67Pt novTiou niXàrou .
2. Le 28* chapitre, qu'on y trouve dans Thilo, Codex apocry-
phus Novi Testamentif p. 789-795, n'existe pas en grec et n'est
que dans la traduction latine.
3. Cette seconde partie n'a qu'un titre latin dans Tischen-
dorf, Emngelia apocrypha, p. 304 .
4. Thilo, ibid,^ p. cxvui; Tischendorf, ibid., p. lv.
3W ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Codeco apocryphus Nom Testamenti de Thilo, et
dans la traduction française de M. Brune t; mais
primitivement il n'en était pas de môme. Grégoire
de Tours nous en fournit la preuve. 11 parle des
Actes de Pilate, il les cite comme un ouvrage qu" il
avait sous les yeux * ; mais quoiqu'il connaisse la
légende de la descente de Jésus-Christ aux enfers ',
il ne fait mention d'aucun livre dans lequel il en au-
rait vu le récit. Le manuscrit des Actes de Pilate qu'il
possédait ne contenait donc pas la seconde partie de
rÉvangile de Nicodème et n'en portait pas le
nom.
Les Actes de Pilate, dans les manuscrits grecs où
ils se trouvent seuls, comme aussi dans la traduc-
tion copte qui, comme je viens de le dire, n'a pas
le récit de la légende de la descente de Jésus-
Christ aux enfers, ont une conclusion propre ; et
cette conclusion est ou omise ou modifiée dans les
quelques manuscrits grecs qui contiennent les deux
ouvrages, et naturellement aussi dans les manus-
crits latins. De même le livre de la descente de Jé-
sus-Christ aux enfers a un commencement qui lui
est propre dans les manuscrits grecs où il est seul;
et ce commencement se trouve modifié dans les
manuscrits où les deux écrits sont réunis. Cette
4 . Grégoire de Tours, Historia Francorum^ lib. I, cap. 21 et
^4. QusB gesta, dit-il, apud nos hodie retinentur scripta,
3. Grégoire de Tours, de Miraculis, lib* I, cap. 3.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 363
double opération, on le comprend sans peine, fut
nécessaire pour fondreles deux ouvrages en un seul.
Ajoutez qu'il n'est fait mention d'un Évangile de
Nicodème dans aucun des anciens écrivains ecclé-
siastiques. Il est au contraire question, probable-
ment dans quelques-uns d'entre eux, et certaine-
ment dans Epiphane *, de l'écrit qui forme la pre-
mière partie de cet Évangile, et sous le nom môme
d'Actes de Pilate. On lit, il est vrai, dans un Sy-
naxarium Grœcorum: « On dit que Nicodème avait
le premier exposé dans un livre particulier le récit
delà passion et de la résurrection du Christ ^ ».
Mais ce passage a été interpolé ^ ; il se pourrait même
que l'ouvrage lui-môme ne fût que du xiv® siècle.
Enfin on ne saurait comparer les deux écrits,
sans rester convaincu qu'ils sont de deux auteurs
différents. On en donne, entre autres, une preuve
qui me paraît décisive. Deux passages des Évan-
giles canoniques sont cités dans l'un et dans l'autre.
Si les deux ouvrages étaient de la môme main, les
deux passages seraient identiques ; mais il n'en est
rien. Le bon brigand dit à Jésus-Christ, dans les
Actes de Pilate, chap. 10 * : Souviens -toi de moi,
4. Epiphane, Hœres., l, § 4 .
2. Synaxarium Grœcorum, Y enise, 1579, p. 75; Leû Allatius,
De lihrU eeclBêiast, grmiSy Paris, 4645, p. SI35; FabriciUs, Co-
dex apocryphus Novi Testamenti, pars 4 , p. 223.
3. Léo Allatius, ibid.; Tischendorf, Evângelia apocrypha^
p. u:^.
364 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
» Seigneur, dans ton royaume, » Mv^fcÔTiTe pu,
Kupie, èv T-^ paat^éia aou, et dans la Descente de Jésus-
Christ aux enfers, chap. 10: « Seigneur, quand tu
» régneras, ne m'oublie pas, » Kupte, ore paciXsuaeiç,
(jLïî (jLou êTTiXocÔYi. — Dausles Actes de Pilate, chap. 14,
Jésus -Christ dit à ses apôtres : « Celui qui aura
» cru et qui aura été baptisé sera sauvé, mais celui
» qui n'aura pas cru sera condamné, » ô TCicTeuaaç
xai PaTTTicÔeiç awÔyfceTai, 6 Se aTUicTYfcaç xaTocx.pi6Yf<7eTat ;
dans la Descente aux enfers, chap. 2, cette déclara-
tion est présentée -en d'autres termes : « Celui qui
» croira en lui sera sauvé, mais celui qui ne croira
» pas en lui sera condamné, » iva ôgtiç TricTeuav) Tupoç
aÙTOv (jwÔYiceTai, oodTt; Se o6 iriaTeùaei etç aÙTov xaTaxpi-
ÔvfceTat. Il n'est plus question du baptême dans cette
dernière citation, et cette omission est d'autant plus
étrange que ces paroles sont mises ici dans la
bouche de Jean-Baptiste *.
Que conclure de ces différences, sinon que l'au-
teur d'un de ces écrits ne citait pas l'Écriture sainte
avec la même exactitude .que l'auteur de l'autre?
peut-être même qu'ils ne se servaient pas des mêmes
Évangiles? Mais dans un cas comme dans l'autre,
on doit admettre que les deux ouvrages ne sont pas
du même écrivain.
A quelle époque ont-ils été réunis ensemble pour
former l'Évangile de Nicodème? Au plus tôt au
1 . Tliiio, Codex ajH)cryphfi8 Noci Testamentij p. lvi.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 368
VIII® siècle. Du temps de Grégoire de Tours *, ils
étaient encore séparés, je l'ai prouvé plus haut. Ils
sont réunis au x® siècle. Le manuscrit d'Einsiedeln,
le plus ancien de ceux dans lesquels ils se présen-
tent sous cette nouvelle forme, est seulement de
quelque peu antérieur à cette date ^. Depuis ce
moment, l'Évangile de Nicodème est constitué.
Vincent de Beauvais le cite sous ce titre ^, et à
peu près à la même époque, Jacques de Voragine
le met à contribution dans son Historia Lombar-
dica^ (la Légende dorée).
Il est probable que c'est dans TOccident que les
Actes de Pilate et le récit de la descente de Jésus-
Christ aux enfers furent joints ensemble, et que
l'ouvrage qui en résulta fut nommé l'Évangile de
Nicodème. On a même supposé que ce travail avait
été exécuté dans l'Église anglo-saxonne. Il est cer-
tain du moins que les plus anciennes traductions
en langue vulgaire de cet Évangile sont en anglo-
saxon^ et dans l'idiome du Pays de Galles^. Il
1 . Grégoire de Tours vécut de 544 à 596.
2. Primus quidem conjunctas partes latinus codex Einsidlen^
sis testatur, quem sœculo decimo priorem existimant. Tischen-
dorf, Evangelia apocrypha, p. lxii.
3. Vincent de Beauvais mourut en 1 264.
4. Jacques de Voragine mourut en 1298.
5. Guill. Cave, Hist» litter. scriptorum ecclesiast., p. 42.
Celte traduction fut imprimée à Oxford, en 1698, in-4o, par les
soins d'Edouard Thwaites. Thilo, Codex apocryphus Novi Tes-
tamenti, p. cxlii-cxlvi.
6. Archeologia J5n7anmca,p. 256.
aë6 ÉTLDKS SUH LES EVANGILEâ
faut ajouter que pendant le moyen âge il fut, dans
la Grande-Bretagne, un des livres les plus popu-
laires et les plus estimés * ; ce qui s'explique bien cer-
tainement par cette circonstance, qu'un des person-
nages qui y jouent les premiers rôles, Joseph d'Ari-
matfaée, passait pour avoir apporté le christianisme
dans cepays^ et en était regardé comme Tapdtre *.
Mais cette hypothèse ne laisse pas que de soule-
ver bien des difficultés. Si c'est en Occident que
les Actes de Pilate et le récit de la descente de
Jésus-Christ aux enfers ont été réunis ensemble, et
seulement vers le viii® ou le ix® siècle, comment
les trouve-t-on également réunis dans des manus-
crits grecs? Les Églises latines ont copié en beau-
coup de choses les Églises grecques; mais celles-ci
ont fait très-peu d'emprunts à celles-là; elles ont
1. On peut en juger par ce que rapporte Érasme que, dans le
vestibule de la calhëdraie de Canterbury se trouvaient quelques
livres^ parmi lesquels était rÉvangiie de Nicodème. Erasmi
opera^ Lugduni^ t. I, p. 783, Colloq. famiL
2. Il n'y a rien dans cet Évangile lui-môme qui permette de
l'attribuer de préférence à Nicodème, Joseph d'Arimathëe avait
tout autant de droits à lui donner son nom. En réalité, c'est
Pilate qui y est représenté comme le véritable auteur, c Toutes
ces choses que les Juifs avaient dites dans leur «yna^ogue^ e8t4I
dit dans cet Évangile, chap. 28, Joseph ei Nicodème ies commu-
niquèrent aussitôt au gouverneur, et Pilaie écrivit tout ee que
les Juifs avaient dit touchant Jésus, et déposa touies ee* paroles
dans les registres |>ublics de son prétoire. » Thilo, Codex apeery»
phui Novi TestameuH, p. 788. Brunn, Disquùitio idstorico-eri--
tica de indole, œtate et usu libri apocrypki, vulg^ inseripti :
Evangelium Nicodemi^ p. 32,
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 367
même repoussé systématiquement tout ce qui appar-
tenait en propre à l'Occident, depuis le moment que
les liens qui avaient uni les deux Églises dans les
premiers siècles commencèrent à se relâcher.
L'Évangile de Nicodème existe cependant en grec
aussi bien qu'en latin ; le titre en est même men-
tionné dans le-^'i/na^armm grec *, quej 'ai déjà cité.
Gomment ce livre était-il passé des Latins aux Grecs?
On n'a pas la moindre donnée historique de laquelle
on puisse tirer, par induction, une solution quel-
conque de ce problème. Une seule supposition est
possible, c'est que cet Évangile, qui fut très^répandu
en Occident, qui fut même inséré dans un roman de
chevalerie, ayant été porté en Orient pendant les
croisades, quelque Grec érudit arrangea d'après lui
les textes grecs des Actes de Pilate et du récit de
la descente du Seigneur aux enfers.
Quant au motif qui put faire réunir ces deux
écrits ensemble, il n'est pas difficile à deviner. La
descente de Jésus- Christ aux enfers est un épisode
intéressant de la partie de l'histoire du Sauveur
racontée dans les Actes de Pilate. Elle eut lieu
4. Mais seulement, il est vrai, d'après un ouï-dire. Aé-^nan
p.»vTût à; )cai Nad^yiu-oç *outoç X67rrop.6pô; rà Karà to waôoç to5 Xpt-
srm Tuù T7tt àvaara^iy ouvrà'YpiXTt ^t%7ouifr,aè iç^âvoç <vavn«v le Ttç
ovya'YW'Y^ û)v, xal aHpiêsaTÈpov xoù xàç PouXà; rS>v 'Icu^aiwv xat Xo-
'Ycuç xat àipXwç Ta TtàvTa êiîwç. Synaxarium Grœeorum, Venise,
4ë7d, p. 7$; Léo Âihtim^d^Libns ecclesiiuticif Grœcorumt Pa-
ris, 4etô, p« m.
368 ÉTUDES SUH LES ÉVAxNGILES
pendant le temps qui s'écoula de sa mort à sa ré-
surrection. Il était tout naturel d'enjoindre le récit
à celui de ces deux grands événements. Cette raison
suflSt pour expliquer la formation de l'Évangile de
Nicodème.
Examinons maintenant chacune des deux par-
ties qui le composent.
Les Actes de Pilate remontent fort haut, pour le
moins au milieu du second siècle. Brunn fait re-
marquer avec raison qu'il y est parlé de Jésus-
Christ en des termes qui rappellent le langage des
Évangiles synoptiques, et qu'il n'y a pas un seul
mot qui ressemble même de loin aux conceptions
christologiques consacrées au concile de Nicée * ,
il aurait pu ajouter, et à celles des écrivains ecclé-
siastiques du III® siècle et même de ceux de la fin du
second. Jésus y est présenté comme le Messie an-
noncé par les prophètes, mais nulle part comme le
Verbe de Dieu, et encore moins comme Dieu.
On peut conclure de là que cet écrit fut rédigé
avant que ces conceptions christologiques fussent
arrêtées, avant même qu'elles eussent commencé à
se développer.
Cette détermination de l'époque à laquelle ce
livre fut composé, trouve une nouvelle preuve dans
un fait rapporté par Épiphane. Les quartodéci-
4 . Brunn, Disquisitio historica critica de indoUy œtdte et tmi/j^-
bri apocryphij vulgo inscripti: Evangelium Nicodemi, p. 73 et 3.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 369
mans, à ce que rapporte ce Père de l'Église, se
vantaient de trouver la confirmation de leur opi-
nion particulière sur la date de l'institution de la
sainte Cène dans le livre des Actes de Pilate *. Il
y est dit, faisaient-ils remarquer, que le jour de la
crucifixion de Jésus-Christ fut le 8 des kalendes
d'avril, qui est le 25 mars^. Or cette désigna-
tion ne se rencontre ni dans le rapport de Pilate
à Tibère, ni dans sa lettre latine à cet empereur,
ni dans sa lettre latine à Claude; elle ne se trouve
que dans la préface du livre qui est connu sous le
nom d'Actes de Pilate. Ce livre est donc celui
dont les quartodécimans invoquaient le témoi-
gnage. Il existait par conséquent dans la seconde
moitié du second Mècle, époque à laquelle eurent
lieu les discussions entre les chrétiens de l'Orient
et ceux de l'Occident sur le jour auquel Jésus-
Christ avait célébré la pâque.
Tous ceux des critiques qui se sont occupés, de
nos jours, des Évangiles apocryphes, s'accordent à
donner pour auteur aux Actes de Pilate un Juif
4. kfnh Tû)V ÂxTwv ^TÎÔEV niXocTou aùxouai rh àxp(€itav tupr.xtvat.
Épiphane, Hœres., l, § 1 .
2. Gesta^Pilati^ prœf. ; Tbilo, ibid,,i%; Tischendorf, tôR,
p. 205. Êv oXç (les Actes de Pilate) èp.çépeTai t^ «pb oxtw xaXav-
Bm aTïptXXtwv tov Swrîipa Trewovôevai. Épiphane, Ibid, Ghrysostome
dit aussi que les Actes de Pilate fixent le temps de la Pâque, en
racontant que le Sauveur a souffert le huit des calendes d'avril.
Chrysostomi opéra ^ éd. Savil., t. V, p. 942, Homil. VII in
Pascha,
24
370 ETUDES SUR LES ÉVANGILES
converti au christianisme*. Cette hypothèse, mise
en avant par Brunn *, quand on tenait l'Évangile
de Nicodème pour un ouvrage tout d'une pièce et
pour Tœuvre d'un seul auteur, aurait dû, ce me
semble, être abandonnée ou du moins précisée,
depuis qu'il est reconnu que cet Évangile se com-
pose de deux parties primitivement distinctes et
d*époques fort différentes. Brunn l'appuyait sur
des considérations empruntées les unes à la pre-
mière partie et les autres à la seconde. Si ces con-
sidérations avaient quelque valeur^ il s'ensuivrait,
chose étrange, que deux ouvrages, composés l'un
vers le milieu du second siècle et l'autre au moins
deux cents ans plus tard, vers la fin du quatrième,
auraient eu également pour auteurs des Juifs con-
vertis. Cette singulière rencontre donne à cette
4. Brunei, Évangiles apocryphes ^^^^ édît.,p. 214 et 8*5. J.-J.
Hoffmann, dans son Lexicon universaîe^ Taltribue tout simple-
ment aux hérétiques. Puisque ce livre est plein d'erreurs, qui
pourrait l'avoir composé, sinon des hérétiques? L'opinion la plus
singulière est celle qui le donne pour une œuvre de Grégoire de
Tours. C'est sous son nom qu'il était indiqué dans un ancien
catalogue de l'université de Cambridge. In calalogo manuscrip-
lorum Angliae codicum, p. 127, dit Ger. Vossius, Gregorio Tu-
ronensi quoque tribuitur libellus de passione Domini, quem ipse
Gesta Pilati videtur nominasse. Error iste mihi ex eo videtur
abortus, quod codici fuerit Gregorii Turonensis a non nemine
subjectus. De Hist, latin., lib. II, cap. %%, p. 265. Peut-être
aussi cette erreur venait-elle des citations de cet apocryphe
qu'on trouvait dans VHistoria ecclesiastica Francomm*
2. Brunn, ibid.t p. 64 et suiv.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 371
hypothèse un certain air d'invraisemblance qui
suffirait pour la faire rejeter.
Tenons-nous-en cependant au livre des Actes de
Pilate. Sur quoi se fonde-t-on pour en attribuer la
composition à un Juif converti au christianisme?
Est-ce sur le sentiment de violente animosité qui
y éclate à chaque page contre les Juifs, sentiment,
dit-on, assez ordinaire à des convertis à Tégard
de leurs anciens coreligionnaires? Mais ce senti-
ment était-il donc à cette époque inconnu parmi
les chrétiens? De bonne heure on rejeta sur les
docteurs de la loi, sur les pharisiens, sur les
prêtres juifs, sur la race d'Israël tout entière,
l'odieux de la condamnation du Seigneur, et par
suite on amnistia d'autant le procurateur romain,
dont on oubliait trop la déplorable légèreté. Il n'y
a donc rien dans ce trait qui oblige à voir un Juif
converti dans l'auteur de ce livre.
Voudrait- on trouver dans les aveux des prêtres
et des docteurs de la loi, par lesquels se termine cet
écrit S une preuve que l'auteur avait eu Tintention
« d'opposer à l'incrédulité des sectateurs de Moïse
le témoignage des contemporains de Jésus-
Christ ^? » Mais qui ne voit que, si l'on représente
ici le grand-prêtre, le sacrificateur et les docteurs
de la loi comme reconnaissant à la fin que Jésus
1. Thilo, ibid,, p. 259-26Ô, 300, 364.367.
2. Brunet, ibid., p. 2U et ÎIB; Thiîo, ibid,, p. lxv.
372 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
était bien réellement le Messie, c est tout simple-
, ment par suite, d'un côté, de l'ignorance historique
qui régnait alors, et d'un autre côté, des préventions
d'hommes qui ne pouvaient comprendre que les
raisons qui les rattachaient au christianisme n'eus-
sent pas produit le même eflfet sur ceux qui avaient
été témoins des miracles du Sauveur? Encore ici il
n'y a rien qui puisse n'appartenir qu'à un Juif con-
verti au .christianisme.
Mais comment peut-on chercher un Juif converti
dans l'auteur des Actes de Pilate, quand on yren-
contre des erreurs qui certainement ne se seraient
pas produites sous la plume d'un enfant d'Israël ?
Un Juif n'aurait pas ignoré que le temple qui exis-
tait du temps de Jésus-Christ n^était pas celui que
Salomon avait fait bâtir* et que ce roi mit sept ans ^,
et non quarante-six, à le faire construire. Il n'aurait
pas mis dans la bouche des prêtres et des docteurs de
la loi une phrase telle que celle-ci : « Nous avons
pour loi de ne guérir personne le jour du sabbat ^. »
Ces erreurs, et bien d'autres encore, montrent dans
l'auteur de cet écrit un homme entièrement étran-
ger à l'histoire et aux mœurs du peuple d'Israël.
Et non-seulement l'auteur des Actes de Pilate
n'est pas un Juif, mais encore le but qu il sepro-
4 . Évangile de Nicodème, chap. 4.
2. I Rois^ VI, 38.
3. Évangile de Nicodème^ chap. 2.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 373
pose n'est nullement de convaincre les Israélites,
par les prétendus témoignages de leurs pères, de
la vérité de l'histoire évangélique. S'il met au
nombre des accusations que les chefs de la syna-
gogue portèrent devant Pilate contre Jésus-Christ
les arguments par lesquels les Juifs de son temps
cherchaient, dans la controverse avec les chrétiens,
à combattre le christianisme et à en rabaisser le
fondateur, c'est par suite de ce malentendu trop
fréquent par lequel les historiens inintelligents
transportent dans les événements du passé les
idées et les manières de penser de leurs contem-
porains. Il ne se doute même pas que les adver- ^
saires du Seigneur eurent soin de ne faire valoir
contre lui, au tribunal de Pilate, que des raisons
politiques. Les Juifs purent trouver utile à leur
cause de reprocher aux chrétiens en général, et aux
chrétiens judaïsants plus spécialement, la naissance
illégitime de leur maître et le peu de respect qu'il
avait montré, en certaines circonstances, pour la loi
de Moïse. Mais ces arguments, bons pour la con-
troverse, auraient peu touché le gouverneur
romain. C'est cependant là-dessus que l'auteur des
Actes de Pilate insiste de préférence. S'il touche
aux raisons qui seules purent faire impression sur
le procurateur romain, ce n'est que parce qu'elles
lui étaient en quelque sorte imposées par le récit
des Évangiles canoniques, et encore n'est-ce qu'en
374 ËTUDËS SUR LES ÉVANGILES
passant qu'il indique que les Juifs représentèrent
le Seigneur comme un agitateur public, dangereux
à la domination romaine. Quoi qu'il en soit, c'est
tout simplement une histoire du jugement, de la
mort et delà résurrection du Sauveur quil a pré-
tendu raconter; son ambition n'allait pas plus loin
que d'embellir le récit qu'en avaient fait les Évan-
giles canoniques, des traits nouveaux qu'y avait
sgoutés la légende.
Cet écrit n'est pas une simple compilation, comme
les Évangiles de l'Enfance. Bien des passages des
Évangiles canoniques y sont rapportés textuelle-
ment ou en abrégé *, et probablement il s'y trouve
plus d'un emprunt à différents ouvrages qui ont
péri. Mais ce ne sont là que des matériaux que
Tauteur a mis en œuvre, dans une composition qui
lui appartient en propre. Il est même digne de re-
marque qu'il traite avec une grande liberté les
données qu'il tire des Évangiles canoniques. Ainsi
ce n'est pas par les ordres des chefs de la syna-
gogue que Jésus-Christ est arrêté ^, et ce n'est
pas par eux qu'il est conduit à Pilate après avoir
d'abord comparu devant le sanhédrin '. D'après
les Actes de Pilate, il était encore en liberté
4. Émngile de Nicodème^ chap. 1, 8, 3, 4^ 6,7, etc.
2. Matth.f XXVI, 47; Marc, xiv, 43; Luc^ xxii, 52; Jean^
XVIII, 42.
3. Matth., XXVI, 57; xxvii, 2; Marc, xiv, 53 ; Luc, xxii, 84;
xxiii, 1; Jean, xviii^ 43, 28.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 375
quand le gouverneur romain le cite. lûi>-méme
directement devant son tribunal ^. .Pilate se mon-
tre ici de plus en plus convainôu de Tinno-
cence du Seigneur 2, tandis que dans les Évan-
giles canoniques , il procède à ce jugement avec
une légèreté inexcusable ^ Contrairement au récit
de saint Jean, les Juifs ne se font pas le moindre
scrupule d'entrer dans le prétoire *, et c'est avant
que Jésus-Christ expire, qu'un soldat lui perce le
côté d'un coup de lance \ Quelquefois même le
récit des Évangiles canoniques est amoindri;
Ainsi, ce n'eSt pas la foule qui, des palmes à la
main, reçoit triomphalement Jésus à son entrée à
Jérusalem ; ce sont seulement des enfants qui, te-
nant des rameaux dans leurs mains , criaient :
Salut, fils de David, tandis que d'autres étendaient
leurs vêtements sur le chemin ^. *
Faut-il, avec Brunn, conclure de ces écarts que
nos quatre Évangiles canoniques n'étaient pas
alors tels que nous les avons ^? Je ne saurais
1. Évangile de Nicodème^ chap. 1 .
2. Ibid.
3. Matth,, XXVII, 24 et 25; Marc, xv» 40-45; Jean^ xix> 6.
4. Jean, xyiu, 28 ; Évangile de Nicodème, chap. 2.
5. Jean^ xix, 30 et ^k\ Évangile de Nicodème, chap. 40.
6. Matlh., XXI, 8-40; Jean, xii, 42 et 43; Émngiiede Nico-
dème, chap. 4.
7. Ex his omnibus id jure eliciendum est, auctorem nostrum
Evangelia quatuor canonica non talia, qualia nunc 8ut)t, cogno^
visse. Brunn, ibid,^ p. 55.
376 ÉTUDES SUR LES EVANGILES
Tadmettre. La seule conclusion légitime qu'on
puisse en tirer, c'est que nos Évangiles n'avaient
pas encore, du moins aux yeux de l'auteur des
Actes de Pilate, l'autorité qui leur fut bientôt
après universellement reconnue. .
Ce livre eut certainement l'Orient pour patrie.
S'il fallait s'en rapporter à ce qui est dit dans la
préface, il aurait été écrit en hébreu par Nicodème
et traduit en grec par un Israélite, docteur de la loi,
du nom d'Emée, la dix-huitième année du règne
de Théodose *. Cette indication n'a pas la moindre
valeur *. Les actes de Pilate furent écrits primitive-
ment en grec. La langue et le style rappellent
ceux du Nouveau-Testament ', et les citations de
TAncien-Testament y sont faites d'après la version
des Septante ^.
A quelle époque a-t-il été traduit en latin? On
l'ignore complètement. Il n'est pas une seule donnée
historique qui puisse autoriser quelque hypothèse
un peu vraisemblable. Les copistes du moyen-âge
4 . C'est de là sans doute qu'est née la fiibie qui rapporte que
l'empereur Théodose trouva ce livre dans le prétoire de Pilale,
parmi les registres publics. Brunn, ibid., p. 33.
2. Tischendorf, Evangelia apocrypha, p. lxv et lxvi ; Brunn,
ibid,, p. 66.
3. Brunn, ibid,, p. 62-64.
4. Il faut ajouter que cet écrit a subi, à diverses reprises,
des altérations et des remaniements de plus d'un genre. Il y a
de nombreuses discordances entre les manuscrits. Alf. Maury,
Cro^nces et légendes de Vantiquité, p. 291 .
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 377
se sont permis sur ce point les plus singulières
fantaisies. Dans un manuscrit de la version latine
[codex hodlejan , 2513), on l'attribue à saint Am-
broise : Passio Domini, y est-il dit, a 'S. Amhrosio
degrœcoin latinum translata, quœ reperta fuit in
prœtorio Pontii Pilati. Les deux indications se va-
lent: la traduction est de saint Ambroise, de même
que le livre a été trouvé dans le prétoire de Pilate.
La seconde partie de TÉvangile de Nicodème re-
monte tout au plus à la seconde moitié du quatrième
siècle. 11 ne saurait y avoir le moindre doute sur ce
point. J'ai déjà fait remarquer que la légende de
la descente de Jésus-Christ aux enfers a succes-
sivement revêtu trois formes différentes, ou, pour
mieux dire, a été entendue et expliquée dans trois
sens différents. A la fin du second siècle et pen-
dant tout le troisième, on croit que le Seigneur est
descendu dans les lieux souterrains, d'abord pour
se soumettre à la loi commune à toute la race hu-
maine, qui veut que l'homme, après la mort, aille
dans THadès, et ensuite pour annoncer la bonne
nouvelle* du salut aux générations éteintes et
faire participer au salut quiconque se convertirait à
la foi. Au quatrième siècle et au moins pendant la
première moitié du cinquième, on se figure qu'il est
descendu dans les enfers pour achever son œuvre
en brisant la puissance de la Mort et de Satan, et
378 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
en tirant des profondeurs du Scheol les hommes
justes de TAncienne Alliance qui avaient attendu
et annoncé son avènement sur la terre. Enfin, à par-
tir du milieu du cinquième siècle ou du commence-
ment du sixième, cette dernière explication de la lé-
gende prend un plus grand degré de précision : on
distingue entre les saints et les justes que le Sei-
gneur a délivrés et les impies et les pécheurs en-
durcis qu'il a laissés dans les tourments de Tenfer.
Il n'a pas détruit l'enfer, à proprement parler; il a
seulement brisé les portes de la partie où les pa-
triarches et les prophètes avaient été retenus jus-
qu'à ce moment, et maintenant que ce lieu n'est
plus fermé à jamais, les saints et les justes de la
Nouvelle Alliance, qui y sont conduits après leur
mort, pourront à leur tour en sortir en temps op-
portun. La doctrine du purgatoire est déjà en
germe dans cette nouvelle interprétation de la lé-
gende *.
Quelle est celle de ces trois explications d'après
laquelle elle est racontée dans la seconde partie de
l'Évangile de Nicodème ? Ce n'est certainement ni
la première ni la dernière. Elle y est exposée dans
le sens de la seconde, dans le même sens que lui
donnent Ghrysostome, Grégoire de Nysse, Cyrille
de Jérusalem, tous les orateurs chrétiens du qua-
trième siècle* Cette partie de l'Évangile de Nicodème
1 , Hevue niiderney t. xxxm, p. 443-447.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 379
nô peut être d'une autrer époque. Elle est de la fin
du quatrième siècle ou du commencement du cin-
quième. On ne saurait en placer la composition ni
plus haut ni plus bas.
Par là se trouve écartée Thypothèse de M. Ti-
schendorf sur Torigine de cet écrit, dans lequel
il ne voudrait voir que la reproduction plus ou
moins modifiée d'un opuscule apocryphe du second
siècle ^ S'il y a eu au second siècle quelque opus-
cule consacré au récit de la descente- de Jésus-
Christ aux enfers, cette légende y était certaine-
ment présentée dans le sens dans lequel elle était
entendue à cette époque; par conséquent cet écrit
du second siècle et la seconde partie de l'Évangile
de Nicodème ne pouvaient avoir rien de commun
que le fait qui fait le fond même de cette légende,
c'est-à-dire ce thème très-simple, que le Seigneur
descendit aux enfers dans l'intervalle qui s'écoula
de sa mort à sa résurrection. Sur ce fond commun,
les auteurs de ces deux ouvrages avaient élevé des
édifices non pas seulement distincts, mais encore
entièrement différents dans leur ordonnance géné-
rale et dans toutes leurs parties. Le plus ancien
n'aurait pas mieux -pu servir de modèle au second
que l'explication que TertuUien, Clément d'Alexan-
drie et Origène donnent de cette légende, à celle
\ . Tischendorf, tJvangelia apocryphay p. lxviu .
380 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
qu'en présentent les prédicateurs du quatrième siècle .
Si celle-ci n'est pas et ne peut pas être un remanie-
ment ou un développement de celle-là, la seconde
partie de l'Évangile de Nicodème n'a pu être une
imitation ou une amplification d'un opuscule du
second siècle sur le même sujet, en supposant toute-
fois l'existence d'un semblable ouvrage *.
Cet écrit ne serait-il pas une sorte de compila-
tion des divers passages des écrivains ecclésiastiques
du quatrième siècle, relatifs à cette légende? Cette
hypothèse ne manque pas d'une certaine vraisem-
blance. M. Alf. Maury, qui l'a proposée, a mon-
tré, avec l'érudition et la sagacité qui le distinguent,
les rapports frappants qui se trouvent entre les ta-
bleaux que les orateurs chrétiens du quatrième siècle
tracent de la descente de Jésus-Christ aux enfers,
et des traits nombreux de la seconde partie de
l'Évangile de Nicodème 2.
Ces ressemblances ne me paraissent pas cepen-
dant une preuve sufiisante de cette ingénieuse
4. Dans tous les cas, cet ouvrage ne serait pas la Frédica-
tion de saint Pierre, comme M. Tischendorf semble disposé à
le croire. La Prédication de saint Pierre n*a rien de commun
avec la légende de la descente de Jésus-Christ aux enfers,
comme on a pu s'en convaincre par l'analyse que j'en ai faite
dans la première partie et par la table des matières qu'en
donnent les EécognitionSy et que je transcris dans Tappen-
dice.
2. Alf. Maury, Croyances et légendes de l'antiquité^ p. 295-
324.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 381
hypothèse. Elles peuvent s'expliquer autrement
que par une imitation des sermons d'Eusèbe d'É-
mèse, de Ghrysostome, de Cyrille de Jérusalem,
par Tauteur de notre Évangile. Mais surtout il
me semble que cet Évangile aurait un caractère
littéraire et une pureté de langage qu'il n'a pas,
s'il se composait d'emprunts faits à ces orateurs
chrétiens. Le fond est le même des deux côtés,
c'est incontestable; mais les expressions et le style
diffèrent , et il s'en faut de beaucoup que tous les
détails que contient TÉvangile se retrouvent dans
les tableaux que les prédicateurs chrétiens de cette
époque tracent de cette légende.
D'un autre côté^ on est bien moins autorisé à sup-
poser que ceux-ci aient puisé ce qu'ils en disent
dans cet Évangile lui-même, comme on l'a soutenu
plus d'une fois. Les Pères de TÉglise n'ont pas
dédaigné de faire des emprunts à des livres apo-
cryphes, on ne saurait le contester^ mais il est
rare qu'ils n'indiquent pas eux-mêmes les écrits
qu'ils mettent à contribution, ou qu'ils n'en parlent
pas comme d'ouvrages répandus de leur temps et
plus ou moins autorisés.'U n'est pas un seul écrivain
du quatrième siècle qui fasse mention d'un Évangile
apocryphe de la descente de Jésus-Christ aux en-
fers; je ne crois même pas qu'il en soit question
dans aucun des Pères grecs des âges suivants. Cet
Évangile, quoique d'origine grecque, a été bien
38à KTrDKS SUR LKS KVAxVGILES
plus connu dans l'Occident que dans TOrient.
Une seule hypothèse me parait capable de tout
expliquer : c'est que Ton a puisé de part et d'autre
à une source commune, je veux dire à la tradition
orale. La légende de la descente de Jésus-Christ
aux enfers était évidemment très-répandue dans
les Églises de l'Orient, On se la racontait en
tous lieux ; on n'en mettait nulle part en doute la
vérité. Les prédicateurs en parlèrent comme d'un
fait connu, accepté de tout le monde^ propre à
faire impression sur leurs auditeurs; et d'un autre
côté, il se trouva un homme pieux qui crut utile
à l'édification des fidèles de la mettre par écrit.
Cette partie de l'Évangile de Nicodème fut,
comme la première, écrite en grec. A quelle épo-
que fut -elle traduite en latin? Probablement peu
de temps après qu'elle eut été composée. Cette tra-
duction paraît avoir été fort répandue en Occident,
à partir du milieu du cinquième siècle. Ce fut en
partie, on peut du moins le conjecturer, par suite
de l'action qu'elle y exerça- sur les esprits que, vers
le commencement du siècle suivant, l'article « 11 est
descendu aux enfers » fut admis dans le symbole
des Apôtres des Églises d'Afrique * . Il ne se trouvait
4. Sermons 445 et 434 de Tempore, dans Augustini opéra.
Paris, 48321-4838, t. V, col. 297St et 2976.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 383
auparavant que dans celui de l'Église d^Aquilée *.
L*Évangile latin de la descente de Jésus-Christ
aux enfers est toutefois moins une traduction
qu'une imitation de l'original grec. Il contient bien
des traits qui manquent à celui-ci, entre autres la
fin du chap. 27 et tout le chap. 28. La ver-
sion latine A, publiée pour la première fois par
M. Tischendorf, a même de plus un chap. 29®,
renfermant la lettre de Pilate à l'empereur
Claude. Il convient encore de faire remarquer que
le texte latin présente des variations très-nom-
breuses dans les divers manuscrits *.
L'histoire du charpentier Joseph n'a pas été
composée en arabe. Le texte que nous en avons en
cette langue n'est qu'une traduction.- On en a la
preuve dans le style qui est plein d'incorrections.
Un homme connaissant si mal sa langue aurait été
tout à fait incapable d'une composition de ce genre.
Ce n'est pas sans doute qu'elle ait une grande va-
4. Rufin, Eocpositio in symholum apostolorumy à la fin de
Cy^iani opéra, Oxford, OOî, p. 460.
5. On peut s*ea convaincre en comparant les deox textes
latins publiés par M. Tischendorf.
384 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
leur littéraire, mais elle l'emporte sous ce rapport,
et de beaucoup, sur les Évangiles de l'Enfance. La
rédaction de ceux-ci ne demandait pas la moindre
culture littéraire. Il s'agissait tout simplement de
mettre par écrit des légendes qui étaient connues
de tous les chrétiens. Dans Thistoire du charpen-
tier Joseph, au contraire, le travail de broderie est
infiniment plus considérable que le thème général
fourni par la tradition, et ce travail suppose une
faculté de combinaison qui n'appartenait pas cer-
tainement à un homme aussi peu cultivé que celui
que nous fait connaître la langue de cet opuscule *.
De quelle langue a-t-il été traduit en arabe? De
l'hébreu, selon Wallin, et la raison qu'il en donne,
c'est qu'un grand nombre de livres apocryphes ont
été écrits dans cette langue. Il est inutile de faire
remarquer que cette raison n'est pas concluante; la
plupart des livres apocryphes auraient pu être
écrits en hébreu, qu'il ne suivrait nullement de là
que celui-ci eût dû l'être. Mais il y a plus, elle
manque d'exactitude. Il n'est pas un seul des
Évangiles apocryphes que nous avons appelés or-
4 . C'est ce qu'avait déjà fait remarquer Wallin dans la pré-
face de sa traduction de cette histoire du charpentier Joseph.
Arabice libellum, dit-il, primitus conscriptum esse vix putamus.
Ita conjiciendi primam nobis ansam dédit sermonis arabici im-
puritas : naevis enim et solaecismis quam saepissime scatet :
quam culpam non tam auctori suœ utique linguae ejusque genii
gnaro, quam translatori potius minus accurato tribuendam forte
non iromerito censemus.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 385
thodoxes, qui aient été composés dans cette langue.
L'Évangile du Pseudo-Matthieu et celui de Nico-
dème se donnent, il est vrai, pour des traductions
de l'hébreu; mais on a vu que le premier a été
composé en latin et le second primitivement en
grec; en les présentant comme traduits de Thé-
breu, on a voulu tout simplement en relever l'au-
torité et faire croire à leur origine ancienne et
apostolique;
L'histoire du charpentier Joseph n'aurait-elle
pas été traduite du syriaque, comme l'Évangile
arabe de l'enfance? Je ne saurais l'admettre. Je ne
trouve rien dans ce récit qui rappelle les opinions
nestoriennes, comme c'est le cas pour l'Évangile
arabe de l'enfance, et qui oblige, par cqnséquent, à
en placer la composition dans la Syrie *. Je ne crois
même pas qu'on l'ait rencontré en langue syria-
que. On en connaît bien un manuscrit en caractères
syriaques, mais il est en langue arabe 2, et le fait
4. Un dominicain, Isidore de Insolanis, assure, dans sa Summa
de donis S, Josephi (partie iv, chap. 9), que les chrétiens catho-
liques de l*Orient lisent dans leurs églises, le 20 des kalendes
de juillet, la vie de ce saint, écrite en hébreu, et il ajoute qu'il
en donne une analyse d'après. une traduction latine faite en
1340. Mais ce témoignage isolé ne peut avoir le moindre poids.
Ce dominicain Isidore peut avoir pris un livre écrit en arabe ou
en copte ou en syriaque, pour un écrit hébreu; ou peut-être ne
parle-t-il de cet écrit hébreu que d'après des renseignements
incertains ou erronés.
2. ïhilo, ibid., p. xxii; Asseman, Biblioth, oriental,, t. 1,
p. 585.
25
386 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
qu'on ait écrit avec ces caractères l'histoire arabe
du charpentier Joseph, évidemment dans le but de
la mettre plus facilement à la portée de ceux des
chrétiens de la Syrie qui avaient quelque teinture
de la langue arabe, me semble une preuve irrécu-
sable que ce livre n'a jamais existé en syriaque.
Pourquoi, dans le cas contraire^ en aurait-on écrit
en caractères syriaques le texte arabe?
L'opinion la plus vraisemblable, c'est qu'il fut
composé primitivement en copte. D'abord il en
existe des manuscrits en cette- langue, aussi bien
dans le dialecte sahidique que dans le dialecte
memphitique. Écrit primitivement dans l'un de ces
deux dialectes, il fut plus tard, ou peut-être en
même temps, arrangé dans l'autre, pour que tous
les chrétiens coptes pussent le lire facilement *. En-
suite c'est parmi ces chrétiens que ce livre était le
plus répandu, et c'est d'eux que le culte de saint Jo-
seph a passé dans l'Église catholique. * On pré-
» tend, dit Le Nain de Tillemont, que les Coptes
» et les autres Orientaux en font une fête fortsolen-
» nelle le 20 de juillet, auquel ils mettent sa mort
H sur l'autorité d'une vie pleine de fables ^. Bol-
4. Thilo, ibid., p. xxii et suiv.
2. GeUe vie pleine de fables est précisément notre apocryphe.
La date de la mort de Joseph est indiquée dans le prologue.
« Son départ de ce monde, y est- il dit, arriva le 20 du mois
d'Âbib. » Mais au chapitre 29, il est placé au 26 de ce même
mois. C'est celte dernière date qui correspond au 20 juillet.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 387
>» landus croit que les Carmes ont apporté d'Orient
» celte fête en l'Église d'Occident, et que les Gor-
» deliers Tayant reçue en 1399, elle s'est ensuite
» répandue dans toutes les Eglises latines*. » Il est
certain que ce saint était en grande vénération
parmi les chrétiens de l'Egypte et de l'Ethiopie 2.
On peut supposer avec la plus grande vraisem-
blance que cette histoire fut composée en vue de la
fête de saint Joseph, pour être lue ce jour-là dans
le culte public, comme on lisait partout, aux anni-
versaires de la mort des confesseurs de la foi, les ac-
tes de leur martyre. Cette pièce est très-bien ap-
propriée à cette destination. Elle est, en effet, moins
une histoire des derniers moments de Joseph
qu'une homélie sur cet événement touchant ^. On
sait que les Coptes avaient un assez grand nombre
d'homélies de ce genre qui étaient lues à certaines
fêtés dans le culte public. Un archevêque de Bah-
nèse, nommé Cyriaque^ en avait composé plu-
sieurs. Sylvestre de Sacy a donné une notice sur
deux de ces homélies de Cyriaque dans une lettre
adressée à Birch, et que celui-ci a publiée en 1815*.
1. Mémoires pour servir à Thist, ecclès,, 1. 1, p. 79.
2. Thilo, ibid., p. xvi.
3. Borberg, ibid., t. I, p. 90 et 94.
4. Sous ce tilre : Appendices ad cod. apocryph. Novi Testa-
menti a mro illustrissimo Silv. de Sacy cum D. Andréa Birch
communicatœ et ab hoc editœy Havniae, 1815. J'en rapporte un
passage, cité par Thilo, dans l'appendice n^ 40.
388 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
A quelle époque peut-on placer la composition
de cet écrit? On en appelle d'ordinaire, pour en
axer la date, à deux traits qui y sont men-
tionnés.
Il est question au chapitre 26 du règne de mille
ans. Jésus dit à Joseph mourant que son corps
tout entier se conservera sans éprouver la moindre
corruption jusqu'au banquet de mille ans. L'auteur
de cet écrit était donc millénaire. Or, dit-on, cette
croyance disparut de l'Église dans le courant du
troisième siècle; on ne saurait par conséquent
placer la composition de ce livre à une époque
postérieure.
Ce raisonnement ne me paraît pas concluant. Il
part d'une supposition qu'on ne peut accepter. Que
la croyance au règne de mille ans ait été décidé-
ment repoussée par les Pères de l'Église à partir du
milieu ou de la an du troisième siècle; qu'il ait vu,
dès ce moment, diminuer peu à peu le nombre de ses
partisans, je le veux bien. Que peut -on conclure de
là pour rÉyrypte, la terre promise de l'ascétisme et
du fanatisme ? Toutes les exagérations religieuses
s'étaient acclimatées au milieu de ce monde de
moines et d'anachorètes qui la peuplaient. Il faut
lire la curieuse description que, vers la fin du
quatrième siècle, Ruûn d'Aquilée fait de la ville de
Bahnèse, pour se faire une idée des superstitions
de toutes sortes qui régnaient chez ce peuple de ce-
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 389
nobites et de solitaires. Il n'y avait pas, dit-il, un
seul coin qui n'eût son courent ; ulliis omnino an--
gultcs ejus monachorum habitationibus vacat *.
La doctrine du chiliasme aurait disparu de tout le
reste de la chrétienté, qu'elle pouvait très-bien se
maintenir encore dans ce nid de fanatisme et d'igno-
rance, avec toutes ses anciennes excentricités.
L'autre trait me paraît fournir une preuve plus
acceptable. Au chapitre 5 il est parlé de la mort
de la sainte Vierge en termes entièrement étrangers
au cycle de légendes dont cet événement est de-
venu le thème au commencement du sixième
siècle. Dans le courant du siècle précédent, la
croyance que Marie était montée au ciel après
sa mort avait commencé à se répandre. ^ S'il n'y a
pas la moindre trace de cette légende dans un livre
qui a pris naissance dans un lieu si avide de
superstitions, c'est évidemment qu'il avait été écrit
avant qu'elle y eût pénétré. Il est donc anté-
rieur à la fin du cinquième siècle.
1. Rufin, Vitœ Patrum, çap. 5.
2. Au ive siècle, la légende de l'assomption de la sainte
Vierge est encore inconnue; on y préludait cependant. Épiphane,
je Tai déjà fait remarquer, ne sait trop si Marie est morte ou non.
Ce qui est encore un doute deviendra bientôt une affirmation.
On saura au siècle suivant que, comme son fils Jésus, Marie est
également montée au ciel après sa mort. La légende s'arrondira
peu à peu pendant le courant de ce siècle; au vi^, elle aura at-
teint toute sa perfection et pourra donner lieu à une fête, anni-
versaire de l'assomption de la sainte Vierge.
390 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Il me parait superflu de discuter l'hypothèse qui
attribue cet écrit à un Juif converti au christia-
nisme. Au quatrième et au cinquième siècle, il était
rare qu'un enfant d'Israël embrassât la religion
chrétienne. Dans tous les cas, jamais un Juif,
comme je l'ai déjà fait remarquer, ne se serait avisé
de faire un prêtre d'un homme de la tribu de Juda.
«
Le livre de la mort et de l'assomption de la
sainte Vierge nous est aussi parvenu en arabe.
Gomme le précédent, il a été certainement composé
en Egypte, et, comme lui encore, pour être lu dans
le culte public. On ne saurait douter qu'il n'ait eu
cette destination, quand on remarque le soin qu'on
a eu de raconter dans le prologue que, dès qu'il
eut été trouvé sur l'autel de l'Église d'Éphèse, on
en fit la lecture à la foule des fidèles accourus
pour assister à la découverte miraculeuse de cet
écrit. Ce détail qui, en lui-même, n'a pas plus d'Im-
portance que de vérité historique, a été évidera^
ment inséré ici à dessein, pour justifier Temploi de
cet apocryphe dans les cérémonies ecclésiastiques.
De même que l'histoire du charpentier Joseph, le
livre arabe du passage de la sainte Vierge : De
transitu heatœ Mariœ,, est moins un récit des der-
niers moments et de l'assomption de Marie qu'une
homélie sur cette édifiante légende. La forme
même de cet écrit le prouve suffisamment. C'est à
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 391
un auditoire chrétien que l'auteur s'adresse. Il
parle en prédicateur et non en narrateur.
Après une invocation à Dieu, il entre en ma-
tière en ces termes : « Il est également juste de
» célébrer la gloire de son adorable et parfaite
» mère, qui fut cachée aux hommes lorsqu'elle
» vécut et qu'elle se transporta vers celui que nul
» œil n'a vu, que nulle oreille n^a entendu, que
» l'esprit de Thomme ne peut comprendre *.
» Nous attendons et espérons l'intercession de
» Marie, afin d 'arriver au séjour éclatant et à la
» gloire durable. Et vous, ô frères très-chers,
» bienheureux et élus, qui êtes passé des ténèbres
» de la rébellion et de la désobéissance à la lumière
» de l'obéissance et de la soumission, nous vous
» assurons que la Vierge sans tache, Marie, la troi-
» sième fête ^, à midi, était sortie de sa maison et
» était. allée au sépulcre du Christ. » C'est bien
là le commencement d'un sermon et non d'une nar-
ration historique.
La fin porte le môme caractère. Après avoir
rapporté la légende des derniers moments et de
l'ascension de Marie au ciel, le prédicateur ne
1. L'auteur applique ici à Dieu des paroles de saint Paul
(I Corinth.^ 44,9), qui se rapportent, dans le discours de l'apô-
tre, à la croyance chrétienne.
2. Celte troisième fôte est celle des trois instituées en Thon-
neur de la sainte Vierge dans rËglise copte, qui se célébrait le
45 du mois d'Ab, comme on le verra plus loin.
3W ÉTUDES SUR LES ÉVAxNGILES
croit pas sa tâche achevée. Il éprouve encore le
besoia d'entretenir ses auditeurs des avantages^
qu'on retire de Tintercession de la sainte Vierge.
Pour les en convaincre, il rapporte un certain
nombre de miracles - opérés par Marie en faveur
de ceux qui ont invoqué son secours. Ici c'est une
mère qui Timplore pour le salut de son enfant
tombé dans un puits, et Marie le lui rend sain et
sauf. Là elle apparaît à un malade qui a recours à
elle, et qu'elle rend à la santé. Ailleurs elle fait
retrouver à un marchand qui l'invoque la bourse
qu'il avait perdue.
Puis, après avoir dit, comme dans le quatrième
Évangile canonique des miracles de Jésus-Christ *,
qu'un nombre infini de livres ne suffirait pas
pour raconter tous les prodiges qu'elle a opérés, il
apprend à ses auditeurs que les apôtres fixèrent
alors trois jours pour célébrer sa mémoire bénie, et
que le Sauveur lui-même sanctionna ce qu ils ve-
naient de décider. Enfin il finit par ces mots :
« Nous espérons en ses prières auprès de son fils
» chéri, pour délivrer nos âmes dans les siècles des
» siècles. Amen. »
Cette homélie, cela se comprend sans peine, fut
écrite en vue de la troisième des fêtes que les apô-
tres, selon notre apocryphe, instituèrent en son
i. Jean^ xxi, S5.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 393
honneur; c'est celle qui se célébrait, comme il est
dit ici, « au quinzième jour du mois d'Ab, qui est
le jour de sa sortie de ce monde et le temps où les
fruits des arbres mûrissent *. » C'est à cette fêté
qu'elle était lue chaque année dans les églises coptes.
On peut conclure de là qu'elle est de la fin du
sixième siècle. La fête de l'Assomption de Marie
ne fut en effet établie en Orient que du temps de
Grégoire-le-Grand^. Il se pourrait toutefois que les
Coptes eussent pris l'initiative et devancé les autres
Églises orientales dans la célébration de cette so-
lennité. Mais cetfe supposition, qui ne manque
pas d'une certaine vraisemblance, ferait tout au
plus remonter d'un demi-siècle la date de la com-
position de ce livre.
On ne peut tirer aucun renseignement précis de
la mention qui est faite d'un écrit : De transitu
\ • Les deux autres fêtes de la Vierge se célébraient, la pre-
mière « le second jour après la nativité du Seigneur, pour que
» les sauterelles cachées dans la terre périssent et que les.mois-
» sons prospèrent, et pour que les rois soient protégés par Ma-
» rie et qu'il n'y ait pas de guerre entre eux; et la seconde, le
» quinzième jour du mois d'Alar, pour que les insectes ne sor-
» tent pas de terre et ne viennent pas détruire les moissons, ce
» qui amène la famin^ et fait périr les hommes contre lesquels
» Dieu est irrité. » De transitu B, Mariœ, cap. 6, Diction, des
Apocryphes, t. ii^ col. 531. Ce passage indique clairement que
cet opuscule fut composé au milieu d'un peuple d'agriculteurs.
2. Des Odoards-Fantin, Dictionnaire du gouvernement, des
lois, des usages et de la discipline de l'Église, t. I, p. 478. Gré-
goire-le-Grand mourut en 604.
394 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
heatœ Virginis Mariœ dans le décret de Gélase *
sur les apocryphes. Car, d'un côté, on ne sait si le
décret est réellement de Gélase, ni, dans le cas où il
serait authentique, s'il n'a-pas été interpolé à diver-
ses reprises, et, d'un autre côté, il n'est pas probable
que le livre de l'Assomption de la Vierge, dont il y est
question, soit notre apocryphe arabe; on pourrait
croire bien plutôt qu'on a voulu parler de celui qui est
attribué à Méliton et qui porte précisément ce titre.
Ce qui est certain c'est qu'aucun écrit De tran-
situ heatœ Virginis MaricCy n'est connu des écri-
vains ecclésiastiques des cinq premiers siècles. Un
ouvrage de ce genre est bien supposé dans une ,
épltre attribuée à saint Jérôme^, et dans le trente-
cinquième sermon De sanctis de saint Augustin ^.
Mais ces deux écrits ne sont pas des auteurs dont
ils portent les noms; il n'y a pas aujourd'hui le
moindre doute sur leur non-authenticité*.
4 . Gélase fut élu pape en 492.
2. Àd Paulam^ et Eustochium, de Assumptione beatœ Mariœ
sermo, dans Jérôno^, Opera^ t. V, p. 82.
3. C'est le sermon 208 de l'Appendix dans Augustini opéra,
Paris, 1832-38, t. V, col. 2880.
4. « Dans le dernier tome de saint Jérôtpe, dit Grancolas, il
y a plusieurs autres lettres ou traités qui ne sont point de lui;
entre autres, la lettre de l'assomption de la Vierge. Il y est parlé
des erreurs d'Eutiche, dont l'Orient était infecté. Quelques-uns
l'attribuent à Sophronius. Au temps de Gharlemagne, cette let-
tre fut mise par Paul Diacre et par Alcuin dans l'office de VK-
glise pour faire une partie des leçons au jour de Tassoniption.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 395
Cet écrit ne serait-il pas l'œuvre de cet arche-
vêque de Bahnèse dont je parlais il y a un mo-
ment ? On sait que Gyriaque s'était appliqué à
recueillir et à propager les légendes chrétiennes.
Il avait composé une vie de Pilate, imitation sans
doute de quelques-uns des opuscules apocryphes
relatifs à ce personnage, les deux sermons dont
Sylvestre de Sacy a donné une analyse, et quel-
ques autres ouvrages de ce genre, parmi lesquels
on cite un discours de « l'Assomption du corps de
la bienheureuse Vierge Marie » Ce discours se
trouve, à ce que dit Thilo, dans un manuscrit du
Vatican (n^xLii), et Asseman en parle dans sa Bi~
bliotheca orientalisy t. III, pars I, p. 643 et suiv. ^
II importerait de vérifier s'iL offre quelque rapport
La lettre onzième sur Tassomplion est sans doute du môme au-
teur. » La critique abrégée des ouvrages des auteurs ecclésiasti-
ques, t. I, p. 359 et 360. — Le 350 sermon de Sanctis n'est pas
de saint Augustin. On y trouve, en eiïet, une citation du traité
de Vita et obitu sanctorum, d'Isidore, qui vivait au vue siècle,
et cette citation est indiquée comme ëlant de cet écrivain. Cela
suffit pour prouver jusqu'à l'évidence que ce sermon est posté-
rieur à l'évêque d'Hippone. C^ qu'il y a de plus singulier, c'est
que l'auteur de cet écrit, tout en admettant que la vierge Marie
a été enlevée au ciel, hodiema die ad cœlos assumpta fttisse ira-
ditur virgo Maria, § 2, est d'avis qu'il faut repousser les livres
apocryphes qui racontent ce fait, respuere apocrypha; et il ajoute :
Et quidem sunt nonnulla sine auctoris nomine de ejus assum-
ptione comcripta, quœ, ut dixi, (ta caventur, ut ad confirmant
dam rei veritatem legi minime permittuntur,
4. Thilo^iJtd., p. xl.
396 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
avec le De transitu heatœ Virginis Mariœ publié
par M, Enger ^
Il est certain du moins que cet apocryphe se
rattache en quelque sorte au nom de Gyriaque.
C'est à lui, est-il dit dans le prologue, que les
moines du mont Sinaï s'adressèrent pour avoir
l'histoire des derniers moments delà sainte Vierge.
Gyriaque ne donna pas, il est vrai, ce livre à leurs
envoyés ; mais il leur indiqua où ils le trouve-
raient. La présence du nom de ce prélat dans le
prologue de cet apocryphe est pour le moins singu-
lière. On serait tenté d'en conclure que l'auteur de
ce prologue a voulu donner pour un écrit de l'apôtre
saint Jean un livre de l'archevêque de Bahnèse, dans
l'intention de lui attribuer une autorité qu'il n'aurait
pas eue par lui-même. D'un autre côté, il connaît
fort mal Gyriaque, puisqu'il en fait un évêque de
Jérusalem, à moins toutefois, ce qui ne serait pas
improbable, qu'il n'ait cru nécessaire, pour faire
valoir la fable qu'il raconte, de transformer le pré-
lat copte en évêque de la vUle sainte.
Il est fâcheux que ce Gyriaque soit si peu con-
nu. Tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il était ar-
chevêque de cette singulière ville de Bahnèse ^
\ . J*entends avec le corps de l'ouvrage, car le prologue est
certainement d'une autre main.
2. Bahnèse était à Touesl de ce monastère de Baisous qui avait
été élevé en un lieu où, selon la tradition, Tenfaftt Jésus, ac-
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 397
dont Rufin nous a laissé une si curieuse descrip-
tion, et qu'il fut l'auteur de la septième des neuf
liturgies éthiopiennes. Hors de là, son nom ne se
trouve dans aucun ancien document *.
Cette histoire des derniers moments et de l'as-
somption de la sainte Vierge ne resta pas enfermée
dans le cercle des chrétiens de TÉgypte : elle fut
traduite ou pour mieux dire imitée en langue
grecque. Il existe, en etfet, un écrit grec, encore
inédit *, dans lequel cette légende est racontée dans
le môme ordre et avec tous les détails de notre
apocryphe arabe. Thilo se proposait de le com-
prendre dans son Corpus apocryphorum. L'ana-
lyse qu'il en donne ^ concorde entièrement avec
le récit de ce dernier, et comme celui-ci, il est
présenté comme Toeuvre de l'apôtre saint Jean *.
compagne de la Vierge, de Joseph et de Salomô, avait fait une
halle pendant la fuite en Egypte.
4. Ë novem liturgiis iËtbiopicis septima inscribitur nomine
Heriacos sive Gyriaci archiepiscopi Bahnse. Quo tempore vixe-
ril ille Gyriacus uullo monuraento indicatur. Lequien, Onews
christianus, t. II, col 580.
2. Fabricius, Codex apocryphiis Nov, Testam., pars 4, p. 352
et 353.
3. Dans les prolégomènes de son édition des Acta S, ThomcPy
Leipz., 4823, in-8o. Cette analyse est reproduite dans le Dic-
tionnaire des apocryphes, t. II, col. 596 et 597.
4. Dans un manuscrit de la bibliothèque impériale de Vienne,
col apocryphe grec porte le nom de Jacques, frère du Seigneur.
Fabricius, ibid.^ pars 1, p. 59 et 60. Le copiste a cru sans
doute devoir attribuer à Jacques, qui avait raconté dans le
r
:»8 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Il a dû être très-répandu parmi les chrétiens de
l'Église grecque, à en juger du moins par le nom-
bre relativement considérable de copies qu'en pos-
sèdent les grandies bibliothèques de l'Europe ' ;
mais il ne remonte pas très-haut. 11 n'est cité eu
effet que par des écrivains grecs du moyen-âge, et
il est resté inconnu à tous ceux de l'Occident.
Jean Damascène ne le connaissait pas. Dans le
premier des deux sermons qui portent son nom, le
seul qui soit de lui ^, De dormitione seu assump-
iione heatœ Mariée, il suit la légende telle qu'elle
est dans le faux Méliton. Le premier qui, à ce
qu'il semble, en ait fait mention dans l'Orient, est
un moine de Jérusalem, du nom d'Épiphane. 11
invoque en effet dans un livre sur la sainte Vierge,
De vita sanctœ Mariœ, l'autorité de saint Jean,
c'est-à-dire qu'il s'en réfère à notre apocryphe
grec qui était attribué à cet apôtre. Mais ce moine
Épiphane ne vivait, à ce qu'on croit, que vers le
XII® siècle.
La légende de l'Assomption de Marie n'est pas
inconnue des écrivains ecclésiastiques latins; mais
Protévangile l'histoire de la naissance et de la jeunesse de
Marie, le récit de ses derniers moments et de son ascension.
1. On trouve cet apocryphe dans les manuscrits suivants de
la Bibliothèque impériale : C 770, 1021, 1173, 1215, 1504. D/c-
tionnaire des apocryphes, t. Il, col. 595.
2. Le second de ces sermons n*est pas de Jean Damascène,
puisqu'on y cite Eutliimius, qui vivait au xi^ siècle.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 399
ils n'en parlent que d'après la version du faux
Méliton, jamais d'après celle de notre apocryphe
grec qui n'était pas arrivé jusqu'à eux. Il faut
laisser de côté Grégoire de Tours, qui vivait à une
époque où cet apocryphe n'existait probablement
pas encore. Mais c'est bien, à ce qu'il semble, au
faux Méliton que Vincent de Beauvais emprunte
ce qu'il raconte de la mort de Marie *; dans tous
les cas, ce n'est pas à notre apocryphe grec. On a
d'ailleurs une preuve positive que pendant le
moyen-âge les Latins ne connaissaient aucun écrit
attribué à saint Jean sur la Vierge Marie. L'au-
teur du trente-cinquième sermon De sanctis, dont
il a été déjà question ^, le dit en termes fort
clairs ^. Il n'y avait pas de son temps d'autre
apocryphe sw cette légende qu'un ouvrage sans
nom d'auteur ^.
1. Spéculum historiale, lib. VHï, cap. 75. Dictionnaire des
apocryphes, t. Il, col. 533-535.
2. L'auteur de ce sermon est probablement Fulbert, évoque
(le Chartres, qui vivait au xi» siècle. Augustini opéra, t. V,
col. 2880, note b,
3. Nec ipse qui hanc (Wariam) accepit ante crucem Domini
in sua , id est , Joannes evangelista , de hoc posleris aliquid
relinendum scriplis mandaverit. Nullus enim hoc fidelius nar-
rare potuit, si illud Deus manifestari voluisset, quam ille utique
qui hanc nutriendam suscepit, nec contra morem -filius matrem
reliquil. Restât ergo ut homo mendaciter non fingat apertum,
quod Deus voluit manere occullum. Augustini opéra, t. V, col?
2884. 35 sermo de Sanrtis, § 3.
4. Nonnulla sine aucloris nomine de ejus assumplione con-
scripla. Augustiyii opera^ t. V, col. 2884 , 35 sermode Sanctis, § 2.
400 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Ni l'apocryphe grec dont parle Thilo, ni l'a-
pocryphe arabe publié par M. Engcr, ne sont
cependant les plus anciens ouvrages consacrés
au récit des derniers moments et de l'assomp-
tion de Marie. Cette légende se trouve exposée
sous une forme plus simple, moins complète, soit
dans un écrit copte que Zoêga a fait connaître,
dans son catalogue des manuscrits en langue copte
du musée Borgia *, soit dans un .opuscule grec
qui porte le nom de Méliton^. Le fond du récit
est le même dans ces deux. écrits. Quelques détails
nouveaux que contient le dernier sont un indice
qu'il est postérieur à l'autre, et qu'il présente la
légende de la mort et de l'assomption de la sainte
Vierge, à un moment plus avancé de développe-
ment. Elle n y a pas cependant encore atteint le
degré de perfection qu'elle a aussi bien dans l'apo-
cryphe arabe que dans l'apocryphe grec dont
Thilo fait mention.
1. Georges Zoëga, Catalogus codicum copticorum manuscrip-
torum quœ in museo Borgiano Veliti^is adservantur. Rome, 1840,
ia-fol. M. pulaurier a Iraduit en français ie lexle copte que
rapporte Zoëga, dans la brochure que j*ai dëjà eu occasion de
citer plusieurs fois, et dont il serait à désirer que l'auteur don-
nât une nouvelle édition. Cette traduction française est aussi
dans le Dictionnaire des apocryphes, t. 11, col. 535 et 536.
2. Cet écrit, attribué à Méliton, dont le texte grec se trouve
imprimé dans plusieurs grands recueils, a été traduit en français
dans le Dictionnaire des apocryphes^ t. Il, col. 587-598.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 401
IV
Ces Évangiles apocryphes, d'un caractère si peu
élevé et si peu spiritualiste, dans lesquels la vul-
garité des conceptions et la bassesse du style s'al-
lient à la superstition la plus puérile, ont été bien
plus répandus, depuis le cinquième siècle jusqu'au
seizième, autant dans les Églises de l'Orient que dans
celles de l'Occident, que les Évangiles canoniques
auxquels ils sont inférieurs sous tous les rapports.
Ce fut au reste cette infériorité qui en fit la for-
tune.
Aussitôt que la littérature ancienne, devenue sus-
pecte, ne fiit plus étudiée et que les souvenirs de la
culture gréco-latine furent éteints, la société s'af-
faissa sur elle-même. Les invasions des barbares
accélérèrent le mouvement de dissolution dans
l'Occident ; un despotisme imbécile hâta la décré-
pitude en Orient. L'intelligence descendit au ni-
veau des Évangiles apocryphes orthodoxes, et ce
qui n'avait été, dans les premiers siècles, que la
littérature d'en bas, fut maintenant seul compris,
seul goûté. Les contes absurdes dont ces écrits sont
pleins devinrent le seul élément qui pût plaire à des
esprits grossiers et superstitieux. Aussi tandis que
les saintes Écritures, enfermées dans les couvents,
26
401 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
inconnues même de nom à la foule, n'attiraient les
regards que des quelques hommes qui se livraient
à l'étude, les Évangiles apocryphes dé Jacques,
de Thomas, du Pseudo-Matthieu, de Nicodème,
traduits dans toutes les langues, étaient la nourri-
ture habituelle de la piété et les sources auxquelles
on allait puiser la connaissance de l'histoire évan--
gélique.
Dans l'Orient, ces Évangiles furent en si grand
honneur qu'en un grand nombre d'Églises on en
lisait des parties dans le culte public à certaines
fêtes. On a vu que chez les Coptes, l'Histoire du
charpentier Joseph avait été composée pour la fête
de ce saint, et le livre du Passage de Marie pour
celle de ses trois fêtes qui se célébrait au milieu du
mois d'Ab. Le Protévangile de Jacques avait été
également introduit dans le culte public parmi
les Grecs. Dans les Églises orientales, où l'on
célébrait l'anniversaire de plusieurs des événements
racontés dans les Évangiles de l'Enfance, on lisait
à ces solennités, soit les chapitres de ces Évangiles
relatifs au sujet de la féte> soit des amplifications
oratoires de ces chapitres *.
Ces écrits n'existent pas seulement en grec, mais
encore en copte, en arménien, en arabe, en syriaque '.
4. Thilo, Codex apocryphus Novi Testament^ p. xxxvi, XL,
XI.V1I, XLVIÎI, LXVIU.
%, Thilo^ ibid.y p. cLVi et fluiv.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 403
lisse répandirent dans tout l'Orient *• Ils y sont en-
core en vénération partout où il s'est conservé quel-
ques vestiges de christianisme. Thévenot, Chardin,
tous les autres voyageurs qui ont parcouruxes con-
trées, sont unanimes sur ce point. Et telle était l'es-
time qu'on avait pour eux, telle était la supériorité
qu'ils avaient acquise sur les Évangiles canoniques,
que ce n'est que par eux que les musulmans ont
appris tout ce qu'ils savent du christianisme pri-
mitif2.
L'histoire de ces Évangiles en Occident nous
intéresse davantage et nous est mieux connue.
Nous voyons que jusqu'à l'époque de la renais-
sance des lettres, ils n'y furent ni moins estimés
ni moins populaires qu'en Orient. En vain Jérôme %
i. Il est probable que, quand on pourra explorer avec une
entière facilité l'Egypte, l'Ethiopie, la Syrie et l'Arabie , on y
trouvera de nombreux manuscrits de nos Evangiles apocryphes.
Telle est du moins l'opinion de ^A. Tischendorf, le plus compé-
tent des érudits sur ce point. De Evangeliorum apocryph, origine
et usUy p. 36.
2. Ils ontj il est vrai, un certain nombre de légendes relatives
à Jésus- Christ et à la sainte Vierge, qui ne se trouvent pas dans
nos Évangiles apocryphes. À quelles sources les ont-ils pui-
sées? Je ne sais; mais peut-être à d'autres apocryphes qui nous
sont encore inconnus. Dans tous les cas, elles sont, je l'ai déjà
fait remarquer, du même genre que celles des Évangiles de l'En-
fance, et n'ont pas le moindre rapport avec les récils des Évan-
giles canoniques. Thilo, i&/(2., p. 432-458; Brunet, ibid., p. 103
etsuiv.; Ti&chenûovî^ de Evangeliorum apocryphomm origine
et mu, p. 94-94.
3. Jér6me, Contra Helvid,, § 42.
404 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Innocent *, Alcuin 2, et d'autres encore', condam-
naient les fables qui y sont contenues; le goût du
merveilleux, favorisé par l'ignorance profonde de
ces temps de ténèbres, l'emporta sur leur autorité.
Dans ces légendes extravagantes, on ne trouvait
rien d'incroyable et de déraisonnable. Ce n'est pas
seulement la foule illettrée qui tenait ce langage ,
c'étaient encore des hommes placés à la tête des
Églises. Telle est l'opinion entre autres de l'auteur
d'un écrit sur l'Évangile de saint Matthieu, inséré
par Montfaucon dans son édition des œuvres de
Ghrysostome *.
Grégoire de Tours les jugeait plus favorable-
ment encore. Gomment aurait-il pu mettre en
doute les prodiges absurdes qui y sont racontés,
^. Innocent 1er, Epistola ad Exuperium, dans Biblioth, Pa^
tram, éd. Galland, t. VIIÏ, p. 561. Cette lettre est de Tan 405.
2. Alcuin, Opéra, éd. Froben, t. II, p. 540.
3. Pierre Damien blâme ceux qui, poussés par une vaine curio-
sité, vont chercher dans des écrits apocryphes des détails que
les évangélistes ont jugé inutile de rapporter Petr, Damiani
sermo III^ de nativitate, Eadmer s*exprime dans le même sens
dans son De exceîlentia virginis Mariœ^ cap 2, dans opéra B. An--
selmi cantuar., Paris^ 4724, p. 135; ces avertissements si sou-
vent répétés sont une preuve que les écrits apocryphes avaient
alors de nombreux admirateurs. S'ils n'avaient été ni plus appré-
ciés, ni plus répandus qu'aujourd'hui, on n'aurait pas senti la
nécessité d'en condamner la lecture.
4. Historia qusedam non incredibilis neque irrationabilis.
Chrysostomi opera^ t. VI, p. xxiv. C'est de l'Évangile du Pseu-
do-Matthieu qu'il s'agit ici. L'auteur de cet écrit, intitulé Opus
imper fectum in Matthœum, vivait probablement au vi® siècle.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 405
quand il en voyait de tout aussi incroyables s'ac-
complir chaque jour autour de lui, sous ses yeux ?
Les Actes de Pilate lui paraissent un écrit véridique.
Il y prend, en Tembellissant encore de quelques
miracles nouveaux, la légende de l'emprisonne-
ment et de la délivrance de Joseph d'Arimathée*.
Avec rÉvangile du Pseudo-Matthieu, il regarde
les frères de Jésus-Christ comme les enfants d'un
premier mariage de Joseph*; il raconte l'appari-
tion du Seigneur, après sa résurrection, à Jacques
le Juste, telle qu'elle est rapportée dans l'Évangile
des Hébreux ^.
Plus tard, ils gagnent encore en estime et en
crédit. Fulbert, évoque de Chartres au xi® siècle,
exprime le pegret, dans un sermon sur la Nativité
de la Vierge, que Tinterdiction lancée par les
Pères contre ces livres ne permette pas de lire en
ce jour dans l'église, celui qui raconte la nais-
sance et la jeunesse de Marie ^. Cette défense ne
4. Hist. ecclésiastique des Francs, liv. 1, ch. 20.
2. Ibid., liv. I, chap. 21 .
3. Il avait pris probablement ce récit dans saint Jérôme, à
moins que la traduction latine que ce Père de TËglise avait
faite de cet Évangile n'existât encore et ne fût entre ses
mains.
4. Hac itaque die pecuiiariter in ecclesia recitandus esse vi-
detur ilie liber qui de ortu ejus (Mariae) et vita scriptus in-
veniebatur, si non judicassent eum Patres inter apocryplia
enumerandum. Fulbert, Sermo I de Nativitate Mariœ, dans
Bibliotheca Patrum, Lyon, t. XVllI, p. 38. Dans un autre ser-
406 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
l'empêche pas cependant d'en rapporter de nom-
breux passages, soit dans ce sermon^ soit daos un
autre sur le même sujet *•
Au xin« siècle, Vincent de Beauvais partage le^
scrupules de Fulbert, mais ^ ne prise pas moins
que lui ces Évangiles. Tout en reconnaissant que
les récits qu'on y lit peuvent soulever des doutes ,
il ne laisse pas de reproduire plusieurs passages
de l'Évangile de l'Enfance et de citer l'Evangile
de Nicodème ^.
A la môme époque, l'Évangile de la Nativité de
Marie est inséré presque en entier dans la Légende
dorée. Trois siècles avant, la célèbre Roswitha l'a-
vait mis en vers hexamètres *• Vers le milieu du
XVI® siècle, Ludolphe Saxo, prieur des Chartreux à
Strasbourg^ composa une vie du Christ d'après les
quatre Évangiles canoniques et des légendes tirées
mon sur le même sujet, il prévient ses auditeurs contre les
fables de TÉvangile qui passait pour avoir été traduit de l'hé-
breu par saint Jérôme (le Pseudo-Matthieu); mais il finit par
dire que, quoiqu'il y ait bien des paroles et des faits qui pa-
raissent impossibles, il n'est pas défendu aux fidèles de le lire.
Sermo Ul^ dans Bihlioth, Fatrum, t. XVIII, p. 40.
i- Fulbert, Sermo H, dans Biblioth, Patrum, t. XVllI, p, 39.
2. Spéculum naturale, cap. 9.
3. Spéculum historiale, lib. VI, cap. 64, 65 et 66; lib. VII,
cap. 40 et suiv.
4. Historia nativitatis laudabilisque conversationis intactœ
Dei genitricis, tel est le titre de ce poëme latin. Il se trouve
dans Tëditionde 47Q7 des œuvres de Roswilha, p. 73 et suiv.
Brunct, Évangiles apocryphes^ p. 168.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 407
des Évangiles apocryphes, et une vie de sainte
Anne, tirée presque uniquement de l'Évangile de
la Nativité^de la Vierge.
On pourrait citer sans fin des faits de ce genre.
Il est très-peu de sermons et d'écrits d'édification
du moyen-âge, dans lesquels on ne trouve un mé-
lange bizarre des livres canoniques et des livres
apocryphes, et môme dans lesquels ceux-ci ne
tiennent une plus grande place que ceux-là.
Les Évangiles apocryphes eurent pour les
simples fidèles des charmes irrésistibles *. On les
mit à leur portée dans des traductions en langues
vulgaires *, quelques-uns même furent traduits en
vers. On cite entre autres une traduction versifiée
en langue d'oc de l'Évangile de l'Enfance ^; elle
est probablement du treizième siècle*. Il existe
aussi une traduction de ce genre, dans la même
langue, de TÉvangile de Nicodème; elle est pro-
bablement de la môme époque que la précé-
4. HaBC fabula hominibus .aBvi medii muUum placuit et va-
riis modis repelita est. Tischendorf, Evangelia apocrypha, p.
Lxxiv. Il s'agit ici de la légende de la mort de Pilate, mais les
autres ne furent pas moins du goût des hommes de cette époque,
et ne furent pas reproduites moins souvent.
2. Thilo, ibid», p. u, cvii, cxvi.
3. Raynouard en a donné des extraits à la fin du premier vo-
lume de son Lexique nman. M. Brunet en rapporte le com-
mencement dans ses Évangiles apocryphes^ p. 58-64 .
4. II serait curieux de savoir comment cet Évangile arabe
fut connu dans la France méridionale au moyen«âge.
406 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
dente *. De tous les Évangiles apocryphes ortho-
doxes, ce dernier fut incontestablement le plus po-
pulaire. On le traduisit dans presque toutes les lan-
gues vulgaires de TEurope. Thilo a , donné des
détails pleins d'intérêt sur ces traductions *, et en
réalité ce n'est pas là une des pages les moins cu-
rieuses de l'histoire littéraire du moyen-âge.
Les traductions anglaises de cet Évangile furent
surtout nombreuses. Cela devait être, car à l'inté-
rêt que cet apocryphe présente par lui-même se
joignait pour les Anglais une sorte d'intérêt natio-
nal , puisqu'un des personnages qui y jouent un
rôle considérable, Joseph d'Arimathée, passait
pour avoir apporté le christianisme dans leur pays'.
Aussi de très-bonne heure on le fit passer dans la
langue vulgaire. Il y en a une traduction en an-
glo-saxon qui doit remonter très-haut dans le
moyen-âge. Elle a été imprimée à Oxford en 1698,
in-4^, par les soins d'Ed. Thwaites *. Une version
4 . M. Raynouard en cile quelques fragments dans son Leasique
roman. On en a rapporté un passage dans le Dictionnaire des
apocryphes, t. I, col. 4099 et 4100.
2. Thilo, ibid,. p. cxlii-clx.
3. Thilo, ibid,, p. cxLViii, note 449, et p. 596. La légende
du saint Graal se rattache au nom de Joseph d'Arimathée, et a
par là en quelque sorte ses racines dans l'Évangile de Nico-
dème. Le Nain de Tillemont, Mémoires, t. I, p. 704 et 705. Dic-
tionnaire des apocryphes, t. I, col. 1095.
4. Dans un recueil intitulé Heptatenchus, liber Job^ et Evati
gelium Nicodemi, anglosaxonice , D'autres traductions anglaises
ont été imprimées à Londres en 4507, 4509^ 4529, etc.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES . 409
en langue du Pays de Galles est vraisemblable-
ment encore plus ancienne. Parmi les traductions
plus modernes, on en cite une du célèbre Wiclef.
Il en existe aussi un grand nombre en langue
allemande; la plupart restées inédites sont enfouies
dans la poussière des bibliothèques, mais plusieurs
ont été imprimées, une entre autres avant la fin du
XV® siècle *.
Les traductions françaises ne paraissent pas avoir
été guère moins nombreuses. Il en est une qui a
eu cette singulière destinée d'être insérée dans le
roman de Pérceforest, dont elle forme le soixante-
sixième chapitre du troisième livre ^. Cet Évan-
gile fut ensuite traduit, avec ce roman, en ita-
lien. Une autre ancienne traduction française de cet
Évangile a été imprimée, Paris, 1497, in-4®.
Ces apocryphes, presque tous d'une forme bar-
bare, ont cependant exercé une influence considé-
rable sur la littérature. — Le fait est évident pour
les mystères, pour ceux du moins qui se rappor-
4. Fabricius, Codex apocryphus Novi Testamenti, pars 1,
p. 235-237.
2. Ce chapitre porte ce titre : Gomment le roy Arfaran s'en
alla en lysle de vie publier la foy catholicq et racompter au long
la passion et résurrection de Jésus-Christ au roy GadiiTer Des-
cosse et au roy Pérceforest Dangleterre, à la sage royne et
aux aultres et du contenu des lettres que Pylate escrypuit
à Claudius empereur de Romme. Voyez dans l'appendice,
n^ll.
410, ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
tent à rhistoire évangélique. Le fond de la plupart
d'entre eux est emprunté aux Évangiles apocry-
phes ; quelques-unes de ces compositions del'enfance
de Tart dramatique dans l'Europe chrétienne les
suivent môme pas à pas. Tel est un mystère de la
Conception qui reproduit le Protévangile tout en-
tier *. Tel encore un mystère de la Passion *, dans
lequel tout le cycle légendaire de ces Évangiles est
mis en scène. « Il s'ouvrait, dit l'auteur du Dic-
tionnaire des apocryphes, par la pastorale tou-
chante de Joachim, comme dans les apocryphes,
sous le nom d'Évangile de la Nativité de la sainte
Vierge, et se terminait à la résurrection, c'est-à-
dire avec l'Évangile de Nicodème. Les autres
Évangiles apocryphes composaient le corps de l'ou-
vrage 5 ».
Ceux des ouvrages de ce genre qui ne serrent
pas de si près les fables recueillies dans les Évan-
giles apocryphes, en sont cependant des imitations.
Tels sont tous ceux qui reproduisent les légendes
relatives à la mort et à l'assomption de la Vierge.
Ce n'est pas sans doute dans l'apocryphe arabe que
les auteurs de ces mystères ont puisé, mais la plu-
part des fables rapportées dans cet écrit se trouvent,
4. Paris, Alain Lobriao, in-io goth. Bibliothèque du théâtre
Jrancai$y 1. 1, p. 58 et 69.
%. 11 esi du xiiie siècle.
3. Dictionnaire des apocryphes, t. I, préface, p. xxxi.
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 4ii
comme on Ta vu, dans bien d'autres; elles étaient
populaires au moyen-âge *•
Cette époque a vu naître bien d'autres composi-
tions dont le fond et parfois même tous les détails
étaient empruntés à nos apocryphes. On peut citer
entre autres un poëme du quatorzième siècle, en
langue franco -normande, intitulé YAdvocatte
Notre-Dame ou la vierge Marie plaidant contre
le diable et attribué à Jean de Justice ^, et la Vie des
trois Maries, autre poème composé au treizième
siècle par un religieux nommé Jean Venette, et mis
en prose par J, Douin au commencement du quin-
zième^. L'un et l'autre reproduisent la plus grande
partie des Évangiles de l'Enfance et des livres
apocryphes du'Passage de la Vierge.
Des poètes plus célèbres ne paraissent pas avoir
dédaigné de faire des emprunts à ces anciens re-
cueils de légendes pieuses, principalement à TÉ-
vangile de Nicodème. Ce dernier écrit ne parait
pas avoir été inconnu au Dante, à Milton et à
Klopstock.
Le poète allemand pourrait bien en avoir eu la se-
4 . Sur les Myslères du trépassement et de l'assomption de
la sainte Vierge, Dictionnaire d^ apocryphes, t. II, col. 537 et
suiv.
2. Ce poëme a ëlé publié par M. Â. Chassant, d'après un
manuscrit de la bibliothèque d'Évreux. Paris, 4855, in-S<>. Dic-
tionnaire des apocryphes, t. II, col. 538.
3. Dictionnaire aes apocryphes, t. II, col. 538-540.
412 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
conde partie présente à l'esprit, quand il composa
le seizième chant de sa Messiade. La description
qu'il y fait, de la descente de Jésus-Ghrist aux en-
fers, ne suit pas sans doute celle qu'en présente
l'Évangile de Nicodème; mais elles ont l'une et
l'autre en commun des images et des traits de dé-
tail, dont l'identité du sujet ne sufl5t pas, ce me
semble, à expliquer les ressemblances. Je citerai
entre autres le discours de Satan maudissant, dans
son désespoir, les princes des ténèbres: On ne peut
s'empêcher, en le lisant, de. se rappeler les repro-
ches pleins de mépris et de violence, sous lesquels,
dans l'apocryphe, Hadès accable le prince du
mal.
Il me semble impossible de ne pas voir une ins-
piration de l'Évangile de Nicodème dans ces quel-
ques strophes du quatrième chant de r Enfer du
Dante. C'est Virgile qui parle :
' « J'étais nouveau en ce lieu, lorsque j'y vis ve-
nir un Puissant, couronné du signe de la victoire.
» 11 en tira l'ombre du premier Père, celle de
son fils Abel, celle de Noé et celle de Moïse, légis-
lateur et obéissant ;
» Le patriarche Abraham, et le roi David; Is-
raël et son père et ses enfants, et Rachel, pour la-
quelle il fit tant;
» Et beaucoup d'autres, et il les fit heureux; et
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES 413
je veux que tu saches qu'auparavant les âmes hu-
maines n'étaient pas sauvées *. »
Milton n'a-t-il pas également puisé quelques
images dans cet Évangile ? La description de l'En-
fer au second chant du Paradis perdu en rappelle
plusieurs traits de la seconde partie. Ces épaisses
portes d'airain qui repoussent toute espérance de
fuite, ces forts verrous, ces pesantes barres de fer
qui les assujettissent, ces grands mugissements
semblables à un puissant tonnerre se retrouvent
dans cet Évangile. On y entend par deux fois une
voix comme celle du tonnerre et le bruit de
l'ouragan. Et quand Adès ordonne à ses cruels
ministres d'empêcher le Roi de gloire d'entrer
dans son royaume, il leur crie : « Fermez les
cruelles portes d'airain et poussez les verrous de
fer 2. »
Enfin, quand, au troisième chant, le Rédemp-
teur fait connaître son futur triomphe sur l'enfer,
on croirait lire une sorte de résumé de la seconde
partie de l'Évangile de Nicodème : « Je me lèverai
victorieux, dit Jésus-Christ; je subjuguerai mon
1. Dante, deW'Jn/lgrno, canto IV, terzetti 48-21.
2. Evang, de Nicod,^ chap. 21. ÂocpaXiaaTs xaXûc xal t<rxupûc
tkç wuXa;, Ta; xoXxàç xai toù; iao-xXoùç tgI); ai^Yipou;. Tbilo, ibid,,
p. 7U et 716. Tischendorf, ibid,, p. 307. Et facta est vox
magna ut tonitruum. Thilo^ ihid., p. 749. Tischendorf, ihid,^
p. 376.
414 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
vainqueur. Il sera dépouillé de son orgueilleux bu-
tin. La Mort se frappera de sa propre main, et, dé-
sarmée de son dard destructeur, elle sera renversée
dans Toubli; cependant je traverserai les airs en
triomphe, traînant à ma suite Tenfer captif, en dé-
pit de l'enfer, et les princes des ténèbres chargés de
chaînes. D'un œil satisfait, tu me verras, relevé par
ta main, anéantir tous mes ennemis et triompher en-
fin de la Mort, qui de son énorme cadavre rassa-
siera le tombeau. Alors, entouré de la multitude que
j'aurai rachetée, je rentrerai dans les cieux. >
FIN
APPENDICE
N« 1.
ÉVANGILE SELON LES HÉBREUX. MATTHIEU, XVIII, 34 et 32.
(Jérôme, Adv, Pelagian,, lib. iif,
ch. 1*.)
Si peqcaverit frater tuus in
verbo, etsatis libi fecerit, sep-
ties in die suscipe eum. —
Dixit illi Simon discipulus ejus:
Septies in die? — Respondit
Dominus et dixit ei : Etiam ego
dico tibi , usque septuagies
septies.
ToTS 7rpoaeX06i>v aurû ô Ilarpoc
étire * Kupte, iroaoxi; à{xàp-nQ96i ct(
Ae'-ya aÙTw ô lYiaoOç' ou Xi'^tù
xovrobct; iTrrà'
N« 2.
ÉVANGILE SELON LES HÉBREUX.
(Orig., Tractât. VIH in Matth.,
XIX, 19«.)
Dixit ad eum alter divitum :
Magister^ quid bonum faciens
vivam? Dixit ei : Homo, leges
et prophetas fac. Respondit ad
eum : Feci. Dixit ei : Vade,
vende omnia quae possides et
divide pauperibus, et veni, se-
quere me. "
MATTHIEU, XIX, 46-24.
Kai ISoxi el( TrpcaeXOciv eiirev au-
TÛ * At^aoxxXe à-^oAï , rt àfaOov
Trctiiab), îva Siîù Çwyiv aCuviov ; —
'O ^è elwev auTÔ * Tt (xe Xe-yeiç
K^aAw'f où^eiç à'^aObc, eî [atj tl;,
d 0eo(. Et ^t OiXet; etaeXOelv et;
Tïiv ÎJoTiv, nipYiaov ràç evroXoé;. —
Aé-yei auTû ; ïloiotç ; *0 ^à 'Iyi-
ogOç etwe* Tb où çoveuaeiç- Où
(xoix'ùaeiç • Où xXe'iJeiç • Où 4»*"-
i. Jérôme ne rapporte pas le lexte grec.
2. Le texte grec est perdu.
27
418 ÉTUDES SUR
Cœpit autem dives scalpere
caput suum et non placuit ei.
Et dixit ad eum Dorainus :
Quomodo dicis : Legem feci et
prophetas, quoniam scriptum
est in lege : Diliges proximum
tuum sicut te ipsum, et ecce
multi fratres lui filii Abrahae
amicti sunt stercore, morien-
tes prae famé, et domus tua
plena est multis bonis et non
egreditur omnino aliquid ex ea
ad eos.
Et conversas dlxit Simonî
discipulo suo sedenti apud se :
Simon fili Joannae, facilius est
camelum înlrare per Foramen
acus, quam divitem in regnum
cœlorum.
LES ÉVANGILES
^oii-apTupiiagi;, — Tî{i.a tov wa-
T^pa cou , )cal tyiv [i.yiTê'pa • jcaî •
À-yainaaei; tov irXnaîov ocu w; (leau-
TOV. — AsVeI aÙTû) V6*Vl<ïX05 •
riavTa rauTa è<puXaÇa{i.y4V U veo-
rflroç {ji.&u * tÎ Iti udTspro; — É<pYi
aÙTô & 'ly.coO? • Eî ôiXe»; TsXetoç
eivai, uira-YS, itwXTiadv aou ta Oirap-
Xcvra, xal ^o? tctwx&î; * J^*' ^^^?
Bïjaaopov iv c^pavô • )t«i ^tOpo,
dbftoXoûôei |iAi. — Àîtoûaaç ^à 6
vgavîffîco; tov X^pv àiriiXôs Xuirou-
(ji.evoç • rjv "^«p ^X^v )cnn{/.aTa woX-
Xa.— *0 ^è 'Iriffoûç elirs toî; |i.aôrr
TOt; auTcu • Ip-viv Xê-yw u(M', on
^uoîcoXttJÇ TcXcuoicç e^!T£>iUffSTal 6Î;
TYjV paaiXeîav twv oùpavwv.— IlaXiv
S'i Xs-^w «JMV, eùxoirwTepov £<xti
ïfa[i.YiXov Sià TpumrjaaTOc çacpt^oç
^isXôaîv, ^ irXcùffiov eîç tyiv ^««yi-
Xsiav toO ©eoO ewsXôeîv,
N^ 3.
ÉVANGILE DES ÉBIONITES.
(Epiphane, Hceres., xxx, 1 13.)
Tou Xaou PaTrricÔevToç, ^X6a xcrl
*l7l<JoOç xal têotirtiaÔYi hnh toO
'Itoàvvoo. Kal û>ç àvfXôev àiro tou
u^aTOî, 'javoîx'n<J*v ot oùpavoi, xat
ei^e Tb «v6u|i.a toû ©sou Tb a-yiov
Iv el^ei frspiivTepà^ xaTgXBouoYiç xal
ÊiceXôoôoYi; eîç aOTov. Kat ^wvr)
j-^évETO iïi T0Î3 GÛpavou, Xé-Youaa • Su
[i.ou et ô àvxmfiTo;, e^ aoi YiO^o'xvjaa.
Kai raXiv • Ê-yw oi^jxspov •ye'^^vvviîca
MATTHIEU, III^ 13 17.
ToT8 «otpx'YivÊTai 6 'Imaou; àiro
Tw; TaXiXaiaç liîl tov 'lopîavxjv
wpbç TGV IwavvYiv, TOU PairrioÔYjvat
uff' aÙTOu. — *0 $ï I«àvvr,ç S'ie-
îcwXuev aÙTOv >^'y«v • É-jfw XP^'*^
êxw î>iTb aoO pawTicÔTÎvai, xai ou
IpXTp wpo; fxe; — Àiroxpiôeiç ^i é
Iyioou; eîffe wpb; aÙTo'v • Açtç apTf
o3t« •^àp Wp67Ç0V loTÎv Tn|MV irXïi-
pwaai ràcrav ^ixaiooOvYiv. ToTi
àçiYiaiv aÙTov. — Kal pa-maOïlç o
APPENDICE
410
çw; iU^(x, 'O î^cûv ô *I««irvr,î Xs- tGÇ. Kal î^cO dlYSwxôïKiW «ÔT& oi
6^' ôv riii^ôx.fi'soL. Kal tots ô 'Icaocv-
(Tcu, xûpis, oti |Ai PocTTTiaov. *0 ^f
IxwXuêv aÙTw, Xe-ywv • A^êî, oti
cûtwç eiTÎ Trpewov TrXTipwÔTivai
:râvra.
9WVYI SX Twv cùpavwv Xs-^oua* • où-
^) eù^oxYjira.
No 4.
JEAN, IX, 2 et 3.
2. Kal r.pwTYiaav aùrbv et p.a-
Ô-flTal auTcu, X<-^ovT8ç' ^aêêi, Tt<
ruapriv) cutoç -Î) ci '^ovêî; aùm,
tva Tu^Xoç levvviôti; 3. 'ATtexpiôn
'Iri<T0Û5' cÛTS cuTOç "«{lapTEv, turê
oî -^ovs!; aÙTou, àXX' iva cpavgpwÔTÎ
Ta ep-j^a tcû 0£cS Iv aùrû.
HOMÉLIE, IX, § 22.
Ài^(X9)(aXâ; iftp.ôv ffepl Tou 'ex
^evyjTti; 'tniptO xxl àva€xé(J>avTo;
trop' aÙToG éÇstrfCwv ipwnooamv^
Il cStoç ^aaptev ^ cl «^cvÊt; aitou,
fva TuçXo; 'yîwtiÔri, àirexplvaTô '
c5Tê cStoç Ti •^aapTÊv, cûts cl "jfc-
V8t5 auTcu, àXX' iva ^0 aÙTcu cpa-
vspwÔvi -JQ ^uvap.iç tcu 0eou t^;
àpciaç î«(i.6vyi xà «|i.apnou.aTa.
N^ 5.
ANALYSE DE LA PRÉDICATION DE PIERRE, xr,puY(Aa Ilstpou.
Recogniliones, lib. III, cap. 75.
Primus ergo liber ex his, quos prius misi ad te, continet de
verbo prophetoo et de proprietate inlelligenlise legis secundum
id, quod Moysi traditio docet;
Secundus de principio continet, utrum unum ait principium
an multa; et quod non ignorée hebraeorum lex, quid sit immen-
sitas ;
420 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Tertius de Deo et his quse ab eo instituta sunt ;
Quartus, quod quum mulli dicantur Dii, unus sit verus
Deus secundum testimonia scripturarum ;
Quintus^ quod duo sint cœli, quorum unum sit istud visibile
firmamentum, quod et transibit, aliud vero aeteroum et invi-
sibile;
Sextus de bono et malo, et quod bono cuncta subjiciantur a
Pâtre, malum autem qua re et quo modo et unde sit, et quod
cooperetur quidem bono, sed non proposito bono^ et quas sint
signa boni, quse vero mali, et quae sit dififerentia dualitsitis et
conjugationis ;
Septimus, quae sint quœ prosequuti sint apostoli apud popu-
lum in templo;
Octavus de verbis Domini, quae sibi vîdentur esse contraria,
sed non sunt, et quae sit horum absolutio;
NonuSy quia lex quœ a Deo posita est justa sit et perfecta et
quae sola possit facere pacem ;
Decimus de nativitate hominum carnali et de regeneratione
quae est per baptismum, et quae sit in homine carnalis seminis
successio et quae animae ejus ratio, et quo modo in ipsa est li-
bertas arbitrii, quae quoniam non ingenita est, sed facta est, im-
mobilis a bono esse non poterat.
N^ 6.
Dans le premier de nos Évangiles canoniques, Joseph est dé-
signé simplement comme un ouvrier, Wxtuv, faber (Matth., xiii,
55). a D'où lui est venue cette sagesse? disent de Jésus-Christ
les habitants de sa ville natale, et les puissances qu'il déploie?
N*est-il pas le fils de l'ouvrier? » Oùx ^«^'î *<^^ » to5 téxtovoç uîoç;
le même mot revient dans le passage parallèle de Marc, vi, 3 ;
mais il est ici appliqué à Jésus-Christ lui-même, a Celui-ci n'est-
il pas l'ouvrier?» oùx o&toç é<mv ô t^xtcûv; ce qu'il faut en-
tendre sans doute dans ce sens: N'est -il pas un ouvrier,
comme son père?
En quel état particulier Joseph était-il ouvrier? Les écrits
canoniques ne le disent pas; mais de bonne heure la tradition
en fit un charpentier. Dans Téva^gile de Thomas, chap. 43, il
APPENDICE 42i
est désigné également comme ouvrier, rexTuv, fdber; mais il est
ajouté aussitôt quMI fabriquait des jougs et des charrues ; dans
le môme chapitre, il fait un lit^ et dans TEvangile arabe,
chap. 38 et 39, des portes, des cribles, des coffres, et môme
un trône pour le roi de Jérusalem. Cette tradition se retrouve
dans Justin Martyr. Ce Père de TÉglise ne désigne, il est vrai,
Joseph que comme un simple artisan ; mais comme il dit que
Jésus-Christ, pendant sa jeunesse, fabriquait des jougs et des
charrues, c'est-à-dire était charpentier *, et que, d'après ce
qu'on peut induire du passage de Marc cité plus haut, il exerçait
la môme profession que son père Joseph^ Justin Martyr entend
évidemment que celui-ci était également charpentier {Dialog.
mm Tryph., § 88.)
Cette tradition, qui est celle de tous les Évangiles apocryphes
orthodoxes, est la plus généralement admise, et c'est d*après
elle que tous les traducteurs français du- Nouveau-Testament
ont rendu le mot tsxtuv de Mattfiieu et de Marc par charpentier.
Elle a été cependant plus d'une fois rejetée. D'après quelques
Pères de l'Église, Joseph aurait été serrurier 2. D'autres écri-
vains ecclésiastiques prétendent qu'il était orfèvre, cet état leur
paraissant sans doute plus relevé que celui de serrurier. Cor-
nélius à Lapide invoque un passage d'un sermon d'Augustin,
pour assurer qu'il était maçon. On ne trouve rien de semblable
dans Augustin, et c'est probablement par des raisons mystiques
et dans un sens allégorique qu'on a fait un maçon de Joseph.
NO 7.
Henri Estienne fut un de ceux qui s'élevèrent avec le plus de
vivacité contre ce que Postel racontait du Protévangile. Le pas-
1. Dans le Talmud, Jésus est appelé le Charpentier, d'après Le Nain
de Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire eccUsiastiqm, tom. I,
p. 414.
2. Théophile d'Antioche, Comm. in Matth., xiir, 55; Hilaire, In
Matth,, XIV. Ambroise (Comm, in hucam, m, 2), qui le donne pour
un charpentier, dit cependant qu*il travaillait avec le vent et le feu,
ce qui désignerait un serrurier. Le Nain de Tillemont, t6û2., t. I,
p. 504.
m ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
sage suivant de Y Apologie pour Hérodote, chap. 33, § a et 3,
mérite d'être mis sous les yeux du lecteur.
a Yoici encores une autre invention que le diable a trouvée
pour abuser du nom de TEscriture^ prévoyant bien que quelque
jour le simple populaire se voudrpit enquérir des points contenus
en la Bible, et congnoistroit quand on passeroit plus avant, c'est
que craignant de perdre ses droits, faute de les moDstrer par .
ses lettres et instrumens, il en a supposé un grand nombre pour
s'en servir à l'endroit de toutes personnes qui ne pourroyent
s'appercevoir de la fausseté. Qui sont ces instrumens supposez?
Un tas de livres qui ont emprunté le nom de quelques apostres,
ou disciples des apostres, et cependant contiennent une doctrine
totalement répugnante à la leur : voire contiennent aucunes fai-
bles de telle sorte que les oreilles ne les peuvent non plus porter
que celles qu'on trouve en TAIcoran de Mahomet. Or n'est ce
d'aujourdhuy que le diable s'est aidé de ce moyen pour ruiner
entant qu'en luy seroit les fondemens de nostre religion : (car
nous savons qu'il y a assez long temps qu'il a mis en lumière
Evangelium Nicodemi, Evangelium Thomœ, Evangelium Bar-
thdomœh Evangelium Nazareorum^ liber Pastoris et autres),
mais encores aujourdhuy il s'efforce d'infecter le monde d'une
nouvelle puanteur de tels livres, comme il l'a bien montré par
celuy qui est intitulé : Protevangeliumj sive de natalibus Jesu
Christi et ipsius matris virginis Mariœ, Car pour faire avouer
ce tresprophane livre entre ceux de la saincte et sacrée escri-
ture, il luy a faict usurper le nom de saint Jacques, le disant
cousin germain et frère de Jésus-Christ. Et cependant que nous
est il raconté là? »
Tci vient une analyse à la fois exacte et spirituellement faite
du Protévangile. Il est inutile de la rapporter; je l'omets, et je
transcrit ce qui suit.
« Je laisseray lire le demeurant à ceux qui pourront avoir la
patience de le lire, ou il-y-^ choses encore beaucoup pires en
toutes sortes. Mais je prieray le lecteur de considérer comment
le diable s'est mocqué évidemment de la chreslienté en faisant
publier ce livre, et a aveuglé les yeux de plusieurs. Car il l'a pu-
blié par le moyen d'un qui apertement s'est efforcé par ses
escrits de faire un meslinge de la religion Mahomelique, Judaic-
que (si religions se doivent nommer) avec celle des Chrestiens :
APPENDICE 423
par un qui a preschë publiquement et soustenu des hérésies les-
quelles ne sont seulement pleines de blasphème, mais répu-
gnantes à l'honnesté naturelle, voire des payens. Qui est cestuy
là? Guillaume Poste]. Et comment (dira quelcun] a-t-il esté pos-
sible que le livre venant de la main de ce monstre exécrable,
n*ait point esté tenu pour suspect, qui de soymesme le devoit
estre quand il fust sorti de la main d'un ange? C'est en quoy
nous devons congnoistre que le diable s'est évidemment moc-
qué de la chrestienté, comme j'ay dict, et a bouché les yeux à
plusieurs de ceux mesmement qui devoyent estre les plus clair-
voyans. Il est vray que je confesseray bien que la mescbanceté
du susdict n'estoit pas alors si bien descouverte qu'elle a esté
depuis : mais elle l'estoit assez pour congnoistre qu'il se falait
donner garde de luy. Lequel je laisseray comme estant (Dieu
merci) assez congnu pour le présent : et viendray au stile dudeit
livre. Je di donc et veux soustenir devant toutes gens qui ont
quelque jugement en telles choses, que plusieurs hébraismes
que nous y lisons, sont supposez, estant toutesfois meslez parmi
autres que nous sçavons estre vrays et ordinaires en la saincte
escriture. Au demeurant quant à la simplicité des façons de
parler, on voit bien aussi que c'est une chose affectée, et qui se
dément soy mesme. Quant au contenu, il est certain qu'il a esté
forgé par un tel esprit que celuy dudict Postel (si d'aventure luy
mesme n'en est l'auteur) en dérision de la religion chrestienne.
Mais pour fairela fourbe meilleure, on y a inséré par forme de
rapsodie quelques propos des evangelistes ; item on-y-en-a mis
quelques uns auxquels on a veu qu'on pouvoit donner couleur
par quelques passages du vieil Testament : comme ce qui est dit
des eaux de redargution. Voilà jusques ou est venue l'impudence
et la mescbanceté d'aucuns esprits diaboliques. Or si quelcun
est curieux de voir plusieurs escrits semblables, ainsi supposez
par la cautele et astuce de Satan, il en trouvera un grand amas
en un livre appelé Orthodoxographa theologiœ sacrosanctœ ^j et
orné de plusieurs autres titres, qui semblent estre totale*
i. Henri Estienne veut parler ici du recueil publié par J.-J. Gri-
nœus, sous ce titre : Monumenla SS. Patrum orthodoxographa, hoc
est, thœologie sacrosanctœ ac sincerioris fidei doctores, Bâle, 1569,
2 vol. in-folio.
424 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
ment mis en despit de la religion chrestienne. D'autant que si
une grand*part des choses qui y sont contenues sont ortho-
doxes, il est certain que nous avons des choses en Bible, qui ne
sont point orthodoxes ; et faut necessairemeut choisir ausquels
escrits on donnera ce titre, veu qu'en le donnant aux uns^ on
Teste aux autres, entant qu'ils se contrarient. Que si quelcun
allègue qu'aucuns sont traduits de l'hebrieu^ aucuns du grec,
quand bien il aura prouve cela, il n'aura pas beaucoup gangné :
car la response est aisée, que le diable peut aussi bien estre
diable en hebrieu et en grec qu'en autre language. De ma part
je me suis attaché à ce Protevangelion plustost qu'à un autre,
pource qu'il est attribué à saint Jacques cousin germain et frère
de Jésus-Christ, ainsi que porte le titre. Car la première impres-
sion de ce livre ^ qui est en petite forme, avec des apostilles, ha
ce titre^ Protevangelion sive de natalibus Jesu Chrisii et ipsius
matris virginis Mariœ, sermo historiens divi Jacobi minoris,
consobrini et fratris domini Jesu, apostoU primarii et episcopi
christianorum primi Hierosolymis, 11 est vray qu'en l'impression
qui est au volume susdict intitulé Orthodoxographa , on n'a
point foict ce saint Jacques cousin germain et frère, mais seu-
lement frère. Je me suis attaché (di-je) à ce livre, plustost
qu'aux autres, a-fin que les lecteurs jugeassent par ceci ce que
peut estre des autres. Car si ils ont osé publier telles choses sous
le nom de saint Jacques, que peut-on penser qu'ils auront publié
sous le nom de Nicodème, et tant d'autres qui sont contenus au
volume susdict? »
DU RAPPORT DE PILATE A TIBÈRE SUR LA MORT
ET LA RÉSURRECTION DE JÉSUS CHRIST.
Avant de rechercher, avec le Nain de Tillemont, si le rapport
de Pilate à Tibère, cité par Justin Martyr et Tertullien, était,
non celui qui est parvenu jusqu'à nous, mais la pièce officielle
1. La première impression est de Bàle, 1552, in-8«.
APPENDICE 4Î6
envoyée à l'empereur par le procurateur romain, il ne serait pas
hors de propos de se demander s'il est probable que Pilate ait
jugé nécessaire d'instruire Tibère de la condamnation de Jésus-
Christ. On en appelle à Texemple de Pline et à des passages de
TertuUien et d'Eusèbe pour montrer que les gouverneurs des pro-
vinces rendaient compte à l'empereur do ce qui se passait d'in-
téressant dans les pays soumis à leur juridiction, et on conclut
de là qu'il n'y aurait rien de surprenant que Pilate eût prévenu
Tibère de la mort de Jésus. A vrai dire, il n'est besoin d'aucune
autorité pour être convaincu que des rapports arrivaient néces-
sairement de toutes les provinces au centre du gouvernement.
Mais la condamnation de Jésus dut-elle paraître à Pilate un de
ces faits importants dont il était nécessaire que l'empereur fût
instruit? Il est permis d'en douter. Il est impossible que le gou-
verneur romain ait vu cette mort du môme œil que les chrétiens,
qu'il en ait soupçonné l'importance, qu'il ait prévu les consé-
quences immenses qu'elle aurait pour les générations futures.
Pour cet esprit léger, cette condamnation n'était que la suite
d'une querelle des Juifs sur quelques points de -leur religion ; i^
n'attacha certainement qu'un fort mince intérêt à une affaire dans
laquelle il ne pouvait^ à son jugement^ y avoir en jeu qu'une
absurde superstition.
Selon toutes les vraisemblances, Pilate ne vit dans la mort de
Jésus qu'une exécution capitale, qui ne différait en rien de toutes
les autres, et les condamnations de ce genre étaient trop fré-
quentes et n'offraient pas un degré suffisant d'importance, quand
il ne s'agissait pas de citoyens romains, pour qu'on jugeât néces-
saire d'en instruire l'empereur.
NO 9.
DÉCRET DE GÉLASB CONTRE LES APOCRYPHES.
Ce qu'on désigne sous le nom de décret de Gélase contre les
apocryphes est la troisième et dernière partie d'une pièce qui est
donnée pour une décision prise par un concile tenu à Rome en
494 et composé de soixante-dix évéques. Les deux autres parties
ont pour but de déterminer, la première, quels sont les livres
4S6 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
canoniques reçus par rÉglise, et^ la seconde, quels sont les divers
ouvrages des écrivains chrétiens qu'elle approuve, custodienda et
reeipienda opéra. Mais ce qui est fort singulier, c'est que le cata-
logue de ces derniers écrits est donné sous ce titre : De apocry^
phis Bcripturis, D'un autre côté, la troisième partie, c'est-à-dire
celle qui donne le catalogue des écrits réellement apocryphes,
mentionne un assez grand nombre d'ouvrages qui ne sont nulle-
ment apocryphes et qui sont bien des auteurs dont ils portent
les noms ; mais il faut ajouter que la plupart de ces auteurs ne
passent pas pour orthodoxes aux yeux de TÉglise. Le mot apo-
cryphe est pris, dans la seconde partie de cette pièce, dans un
autre sens que dans la troisième. Dans le premier cas, il signifie
évidemment des ouvrages qui ne font pas partie de TÉcriture
Sainte, mais qui sont conformes à la saine doctrine, et dans le
second des ouvrages qui ne font pas partie de TÉcriture Sainte
et qui, de plus, sont contraires à la foi de TÉglise.
L'emploi de ce terme en doux sens tout à fait différents, dans
cette pièce, prouve, ce me semble, qu'elle n'est pas tout entière
de la même main. Il est probable que, sans parler des nombreuses
interpolations qu'elle a reçues, après qu'elle eut pris ia forme
sous laquelle elle nous est parvenue, elle fut composée en trois
moments distincts. Elle ne devait comprendre, dans le principe,
que la liste des livres saints. On trouva convenable, plus tard, de
joindre au catalogue des écrits canoniques l'indication des prin-
cipaux ouvrages des écrivains ecclésiastiques. Plus tard encore,
on jugea utile d'indiquer les livres non approuvés par l'Église et,
en un certain sens, dangereux pour la foi, à côté de ceux qui y
étaient conformes et qui étaient propres à la défendre et à la for-
tifier. .
La première partie, celle qui contient la nomenclature des
livres saints, est-elle l'œuvre d'un concile romain tenu en 494?
C'est possible. Cependant Baluze fait observer qu'il n'est pas
parlé de ce concile avant le ix* siècle, et que Jean de Ferrières,
Hincmar de Rheims, et Nicolas 1er sont les premiers qui en fas-
sent mention. Le décret contre les apocryphes offre encore plus
d'incertitude. Baluze fait également' remarquer qu'il n'en est
question nulle part avant la même époque; que ni Gennade, ni
saint Isidore, ni Honorius d'Autun n'en ont rien dit; que Denis
le Petit ne le cite pas dans sa collection des papes; enfin qu'il y
APPENDICE 427
a des manuscrits dans lesquels ce décret porte le nom de Da-
mase, et d'autres dans lesquels il est attribué à Hormisdas ^
Quoi qu'il en soit, je crois utile de le mettre sous les yeux du
lecteur. Je le transcris tel que le donnent Labbe et Gossart dans
leur Sacrosancta concilia^ t. IV, col. 4260-1266.
Voici d'abord le titre général de la pièce elle-môme :
Concilium Romanum I quo a LXX episcopis lihri sancti ûw-
thentici ab apocryphis sunt discreti 2, sub Gelasio, anno Domini
CCCCXCIV, Asterio atque Prœsidio consulibus.
Immédiatement après vient la liste des livres deTAncien-Tes-
tament 3, sous cette rubrique : Ordo Hbrorum veteris Testa-
menti quem saneta et catholica romana suscipit et veneratur Eccle-
sia, digestus a beato Gelasio papa I, cum septuaginta episcopis.
Puis vient la liste des livres du Nouveau-Testament, avec ce titre :
Idem ordo scripturarum novi et œtemi Testamenti,
' La seconde partie porte ce titre particulier : Gelasiipapœ de-
creium ctim septuaginta episcopis habitum de apocryphis scrip-
turis.
Enfin la troisième partie, qui est celle que je rapporte en en-
tier, est conçue en ces termes :
NOTITIA LIBRORUM APOCRYPHOR0M QUI NON RECIPIUNTUR.
In primis ariminensem synodum a Gonstantio Gonslantini
augusti filio congregatum, mediante Tauro praereclo, ex tune et
nunc et usque in seternum confilemur esse damnatum.
Item itiaerarium nomine Pétri apostoli, quod appellatur sancti
Glementis libri octo^apocryphum.
Actus nomine Andreae apostoli, apocryphum.
Actua nomine Tbomae apostoli, apocryphum.
Actus nomine Pétri apostoli, apocryphum .
Actus nomine Philippi, apocryphum.
i. Notœ ad Gratian., p, 444.
2. Ces mots, ab apocryphis discrelif ont pu donner l'idée d'ajouter à
cette partie soit la seconde, soit à la fois la seconde et la troisième.
3. Cette liste est conforme au canon de TËgUse catholique.
ISS ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Evaogelium nomine Thaddasi, apocryphum.
Evangelium nomine MatthiaB, apocryphum.
Evangelium nomine Pétri apostoli, apocryphum.
Evangelium nomine Jacobi minoris, apocryphum.
Evangelium nomine Barnabae, apocryphum.
Evangelium nomine Thom» quo utuntur Manichsei, apo-
cryphum 1.
Evangelium nomine Barlholomaei apostoli, apocryphum 3.
Evangelium nomine Andreœ apostoli^ apocryphum.
Evangelia quse falsavit Lucianus, apocrypha.
Liber de infantia Salvatoris, apocryphum.
Evangelia quse falsavit Esitius 3, apocrypha. .
Liber de nativitate ^ Salvatoris et de Maria et obstetrice^, apo-
cryphus.
Liber qui appellatur Pastoris, apocryphus.
Libri omnes quos fecit Lucius ^, discipulus diaboli, apo-
cryphi.
Liber qui appellatur fundamentum, apocryphus.
Liber qui appellatur Thésaurus, apocryphus.
Liber de filiabus AdsB geneseos^ apocryphus.
Gentimetrum de Ghristo, virgilianis compaginatum versibus,
apocryphum.
Liber qui appellatur actus Teclse et Pauli apostoli, apocry-
phus.
Liber qui appellatur Nepotis, apocryphus.
Liber Proverbiorum qui ab haereticis conscriptus et sancti
Sixti 7 nomine prsBnotatus est, apocryphus.
Revelatio quae appellatur Pauli, apocrypha.
Revelatio quse appellatur Thomse apostoli, apocrypha.
Revelatio quse appellatur Stephani, apocrypha.
1. Dans quelques manuscrits : Evangelia nomine Thom» qnibos
utuntur Manichœi, apocrypha.
2. Dans quelques manuscrits : Evangelia nomine Bartholomsei apos-
toli, apocrypha.
3. Alias, Hesychius.
4. Alias, infantia.
5. Alias, obstetrice ejus.
6. Alias, Lucius.
7. Alias, Xysti.
APPENDICE 429
Liber qui appellatur Transitas, id est, assumptio Sanctae Ma-
rine, apocryphus.
Liber qui appellatur Pœnitentia Adae, apocryphus.
Liber Ogiae nomine gigantis ^ qui ab haeriticis cum dracone
post diluvium pugnasse perhibetur, apocryphus.
Liber qui appellatur Testamentum Job, apocryphus.
Liber qui appellatur Pœnitentia Origenis, apocryphus.
Liber qui appellatur Pœnitentia sancti Gypriani, apocryphus.
Liber qui appellatur Pœnitentia Jaunis et Mambrœ, apocryphus.
Liber qui appellatur Sortes apostolorum, apocryphus.
Liber qui appellatur Laus apostolorum 2, apocryphus.
Liber canonum apostolorum, apocryphus.
Liber physiologus qui ab haereticis conscriptus est et B. Am-
brosii nomine signatus 3, apocryphus^
Historia Eusebii Pamphili, apocrypha.
Opuscula Tertulliani, apocrypha.
Opuscula Lactantii ^, apocrypha.
Opuscula Africani, apocrypha.
Opuscula Portumiani et Galli, apocrypha.
Opuscula Montani, Priscillae et Maximillœ, apocrypha.
Opuscula omnia Fausti ManichsBi, apocrypha.
Opuscula Gommodiani, apocrypha.
Opuscula alterius Glementis Alexandrini, apocrypha.
Opuscula Tatii ^ Cypriani, apocrypha.
Opuscula Arnobii, apocrypha .
Opuscula Tyconii, apocrypha.
Opuscula Gassiani ^, presbyteri Galliarum^ apocrypha.
Opuscula Victorini Pictaviensis 7, apocrypha.
Opuscula Fausti RegensisGalliarum^ apocrypha.
Opuscula Frumenti caecl, apocrypha.
Epistola Jesu ad Abagarum 8 regem, apocrypha.
i.
Alias,
de Vegia nomine gigante
2.
Alias,
Lnsus apostolorum.
3.
Alias, Praenotatus.
4.
Alias,
Firmiani.
5.
Alias,
TharsiouTurcii.
6.
Alias,
Gassionis.
7.
Alias, Perabionensis.
8.
Alias
» Ahgarum.
430 ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
Epistola Abagari ^ ad Jesum, apocrypha.
Passio Quirici 2 et Julitae, apocrypha.
Passio Georgii, apocrypha.
Scriptura quœ appellatur Gonlradictio 3 Salomonis, apocrypha.
Phylacteria omnia, quae non angelorum (ut iili conQDgunt) sed
ddBmonum magis arte conscripta sunt, apocrypha.
Haec et omnia his simiiia quaa Simon Magus, Nicolaus, Gerin^
thus, Marcion, Basiiides, Ebion, Paulus eliam Samosatenus^ Pho-
tinus^ et Bonosus, et qui simili errore defecerunt, Montftnus
quoque cum suis obscœnissimis sequacibus, Apoliinaris, Yalen-
tinus, sive Manichaeus, Faustus Africanus, SabelHus, Arius^ Ma-
cedonius, Ëunomius, Novatus, Sabbatius, Gœlesiius, Donatus,
Eustathius, Jovinianus,PeIagus, Julianus Gelanensis, Gœlestinus,
Maximinus, Priscillianus ab Hispania, Nestorius Gonstantinopoli*
tanus^ Maximus ^, Unicus S, Lampelius 6, Dioscorus, Eulyches,
Petrus et alius Pelrus, e quibus unus Alexandriam, alius Anlio-
chiam maculavit, Acacius Gonstantinopôlitanua cum consor-
iibus "^ suis; necnon et omneshœretici, eorumque discipuli, sive
schismatici ^^ docuerunt vel conscripserunt, quorum nomina
minime retiuentur non solum repudiata, verum etiam ab omni
Romaiia catholica et apostolica ecclesia eliminatis, atque cum
suis auctoribus auctorumque sequacibus sub anathematis indis-
solubili vinculo in aelemum confitemur esse damnata ,
N« 10.
Thilo donne l'extrait suivant de la notice de Sylvestre de
Sacy sur deux des homélies de Cyriaque. (Codex apocryphus
Novi Testament i, p. xxxix et xl.)
1. Alias, Abgari.
2. Alias, Cyrici.
3. AliaSy Inlerdictio.
4. Alias, Maximianus.
5. Alias, Cynicus.
6. Alias, Lapicias.
7. Alias, sociis.
8. Alias, quod.
APPENDICE 43i
c Le premier de ces deux discours a pour objet de célébrer le
jour où Jésus-Christ enfant, accompagné de la sainte Vierge, de
Joseph et de Salomé, lors de sa fuite en Egypte, s'arrêta au lieu
nommé aujourd'hui le monastère de Baisous, situé à l'est de
Bahnésa. Ce jour est le 25 du mois de Paschous. Suivant cette
légende, l'enfant Jésus fit en ce lieu un grand nombre de mira-
cles; entre autres choses il planta en terre les trois bâtons d'un
berger et de ses deux fils, et sur-le-champ ces bâtons devinrent
trois arbres couverts de fleurs et de fruits, qui existaient encore
du temps de Cyriaque. Cyriaque prétend avoir appris toutes ces
particularités de diverses visions qu'est un moine nommé
Antoine, en conséquence desquelles il fit faire des fouilles en cet
endroit : on y trouva un grand coffre fermé contenant tous les
vases sacrés d'une église, avec une inscription qui apprit que le
tout avait été caché, au commencement de la persécution de
Dioclélien, par le prêtre Thomas qui desservait cette église,
l'ordre lui en ayant été donné dans un songe. Le coffre ouvert,
on y trouva les vases sacrés et un écrit que Ton lut et qui con-
tenait toute l'histoire de l'arrivée de l'enfant Jésus avec ses*
parents en ce lieu le 25 du mois de Paschous, et le récit de tous
les miracles par lesquels il y avait manifesté sa divinité. Cette
relation était écrite de la main de Joseph, époux de là sainte
Vierge. Elle est fort longue. Après l'avoir hie, Cyriaque fit bâtir
en ce lieu une église dont la construction fut encore accompa-
gnée de visions et la desserte confiée au moine Antoine. Cyriaque
raconte en finissant comment un homme qui avait souillé cette
église et y avait commis des dégâts, fut tué à peu de distance de
là par un monstre envoyé de Dieu. — Le second discours de
Cyriaque a pour objet l'arrivée et le séjour de Tenfant Jésus et
de ses parents en un lieu de la provincls de Kous, lieu nommé
aujourd'hui le couvent brûlé. Ce discours est fait pour être lu le
7 de Barmondi, jour anniversaire de l'arrivée de la sainte famille
en ce lieu. Le tissu de cette légende est tout à fait semblable à
celui de la précédente. »
43i ÉTUDES SUR LES ÉVANGILES
No H.
Voici en quels termes l'Évangile de Nicodème est introduit
dans le roman de Perceforest. C'est Natael, chapelain d'Arfaran,
qui parle.
a Madame et vostre compaignie, si desires a scavoir, comment
le sainct propbelte fu^ traicte en son vivant, ce n'est pas mer-
veilleSy et j'en scay bien parler ; car lorsque mon maislre, que je
servoye adonc qui estoit nommé Joseph Dabarimathie, Pylate
estoit souverain chevalier des Juifs ; car cest raison que vous
scaches, si tost que Joseph mon maistre eut despendu de la croix
le vray crucifix e( mis en son sepulchre, Nycodemus qui estoit
des maistres manda Joseph mon maistre, et jailay avec luy.
Mais quand il vint à Nycodemus^ il fut receu a grant joye ; car
tous deux tenoient le prophette a tressainct homme, et moult
leur pesoit de sa mort et du tort que Ion luy faisoit. Adonc parla
Nycodemus et dit : Joseph, jentens que vous aves despendu le
prophette de la croix. Sire, dist Joseph, il est vray, et lay mis
en un sepulchre que jayoye fait faire. Joseph, dist Nycodemus,
je le vous dis pource que les seigneurs de la loy en sont moult
troubles, si fais doubte qu'il ne vous en preigne mal. Sire, dist
Joseph, de si noble besogne ne me peulc prendre mal, que plus
grant bien ne men advienne après : car ils ont a tort mis a mort
le sainct prophette. Si ay grant merveille ou ils en prindrent
loccasion : Car par faulx témoins et jugemens ils l'ont juge, et
vous, qui estes des secrets, en scauriez mieulx parler que les
forains; si vous prie que me veuillez compter la manière du
traictement. Certes, dist Nycodemus, je ne fus oncques consen-
tant de sa mort; aincoys le destournay a mon pouvoir. Mais que
apresent je vous racompte^ comment il fut traicte^ ce ne ferai
je pas; car trop demeureriez céans, et je suis tenu pour soupe-
conneux, pourquoi vous en irez et je retiendrai votre clerc,
auquel je feray mettre par escript toute la passion du bon pro-
phette a toutes les heures que jauray loysir. Et ainsi je demouray
avec Nycodemus, et Joseph se partit, qui ce jour fut prins des
APPENDICE 433
maistres de la loy et mis en prison^ dont je ne le veis devant ian
ensuyvant. Et toutes foys me fist depuis Nycodemus escripre
mot a mot : car il y fut toujours présent, laquelle passion jay
sur moy escripte de ma propre main, et mal voluntieri; yrois sans
lavoir. Adonc, continuât au ctor, print Nalael la passion du sainct
prophette, et la leut en telle manière. Incipit liber : 11 advint au
dixneufiesme an de l'empire de Tibère César de Romme et de
Herode, roy de Galilée, consul Rufibellionis, procureur en Judée
Ponce Pilate fut le prince , Provoyres des Juifs Joseph et
Gayphas. La neufiesme calende d'april Anna et Gayphas, Some
et Sathain, Cormalie et Judas, Nevy et Nepbtalin, Alexandre et
Sirus et moult dautres des Juifs vindrent a Pylate alencontre
esus, en laccusant en maintes manières, en disant : etc. >
FIN DE L'APPENDICE
28
TABLE
Prêfagb "^ . . . V
INTRODUCTION
I. La plupart des Évangiles apocryphes ont disparu. Il
n*a survécu que ceux dont les légendes ont été, en
quelque degré, adoptées par l'Église catholique. ... 4
II. Ces Évangiles sont moins le produit de fraudes pieu-
ses, dans le sens propre du mot, que d'illusions et
d'imaginations résultant des croyances religieuses. 6
III. Division des Évangiles apocryphes en trois classes. ... 47
PREMIÈRE PARTIE
ÉVANGILES APOCRYPHES lUDAlSANTS
1. Âge et origine de l'Évangile selon les Hébreux 23
II. Examen des fragments qui nous en restent 33
m. L'Évangile de Justin Martyr 49
lY. L'Évangile des Ébionites 60
436 TABLE
V. L'Évangile des Clémentines 69
VL L'Évangile de Pierre 96
VU. L*Évangile de» Elkësaltes 408
Vin. L'Évangile selon les Égyptiens 115
IX. Les Évangiles de Gërinthe, — de Basilide^ — des
Encratites, — de Barthélémy, — de Barnabas. ... 1 32
DEUXIÈME PARTIE
ÉVANGILES APOCRYPHES ANTI JUDAISANTS
I. L'Évangile de Marcion . — L'Évangile d'Apelle 1 47
II. Les Évangiles des Valentiniens. — L'Évangile d'Eve.
— L'Évangile de la Perfection. — L'Évangile de
Philippe. — Les Grandes et les Petites Interroga-
tions de Marie. — La Nativité de Marie 460
III. L'Évangile de Judas des Garnîtes 173
IV. Les Évangiles des Manichéens. — L'Évangile de Tho-
mas. — L'Évangile de Philippe. — L'Évangile de
la Nativité de la Vierge. — L'Évangile d'Ada. —
L'Évangile de Scythianus. — L'Évangile de vie. ... 477
TROISIÈME PARTIE
ÉVANGILES APOCRYPHES ORTHODOXES
I. Tableau général des légendes recueillies dans ces Évan-
giles , 204
§ 4 , Légendes du Protévangile 204
2. — de l'Évangile de la Nativité de la Vierge. 207
3. — de l'Évangile de Thomas 244
4. — de l'Évangile du Pseudo-Matthieu 245
5 . — de l'Évangile arabe de l'Enfance 24 9
TABLE 437
§6. — de rhistoire du charpentier Joseph 2S8
7. — du livre arabe de la mort et de Tassomp-
tion de la Vierge 233
8. Légendes relatives à la Passion 245
9. — de la descente de Jésus-Christ aux enfers 254
11. Examen de ces légendes 261
§ 1 . De leurs origines 262
2. De leur mode de formation 274
3. Elles sont nées dans l'Orient, dans les classes
populaires 290
4. De l'action qu'elles ont exercée sur les croyances
el les pratiques de l'Église 299
5. De leur influence sur l'art chrétien 3i 1
ni . Examen critique des Évangiles apocryphes orthodoxes 31 7
§ 1 . Ces Évangiles sont des recueils de légendes répan-
dues parmi les chrétiens. — Ils ont été écrits,
non dans des intentions dogmatiques ou polé-
miques, mais uniquement dans un but d'édifica-
tion 317
2 . Le Prolévangil g . — L'Évangile de Thomas 326
3. L'Évangile de la Nativité de Marie. —L'Évangile
du Pseudo-Matthieu. — L'Évangile arabe de
l'Enfance '. 336
4. Le rapport de Pilate à Tibère. — L'Évangile de
Nicodème 355
5. L'histoire du charpentier Joseph. — Le livre arabe
de la mort et de l'assomption de la Vierge 383
IV. Popularité de ces Évangiles au moyen-âge.— Employés
dans le culte en Orient. — Fréquemment cités
par les écrivains ecclésiastiques en Occident.—
Leurs traductions en langues vulgaires.— Leur
influence sur la littérature 401
W8 TABLK
APPENDICE
No 4 . Texte d'un fragment de l'Évangile selon les Hé-
breux : 417
i.. Texte d'un second fragment 41 7
3. Texte d'un fragment de l'Évangile des Ébionites. . . 41 8
4. Texte d'un fragment de l'Évangile des Clémentines. 419
5. Analyse de la prédication de Pierre 419
6. Du charpentier Joseph 420
7. Passage de V Apologie pour Hérodote^ de Henri Es-
tienne, sur le Protévangile 421
8. Du Rapport de Pilate à Tibère 424
9. Décret de Gélase Contre les apocryphes 425
10. Extrait de la notice de Sylv. de Sacy sur deux ho-
mélies de Cyriaque 430
1 1 . Fragment du roman de Percefofest 432
» V. PHI MhK IK I- TOINO> KT C, A 8AIM-GKRMAl>